Dumping social dans le transport routier communautaire : accord du 3 décembre 2018 au sein du Conseil européen

Salarié en mobilité transnationale dans le transport routier de marchandises et de passagers : un accord trouvé au sein du Conseil de l’Union européenne

Voir le communiqué de presse du Conseil

Présentation

Les ministres chargés des transports dans les Etats membres de l’Union européenne ont trouvé un accord le 3 décembre 2018 sur les nouvelles règles à caractère ou à impact social, applicables aux entreprises de transport routier de marchandises et de passagers de l’Union européenne qui effectuent des prestations transnationales de transport dans un autre Etat de l’Union avec des véhicules conduits par leurs chauffeurs salariés.
Le texte de l’accord porte sur plusieurs sujets, qui ne se rapportent pas tous directement au détachement de salarié, au sens de la directive du 16 décembre 1996.

.1) L’accord précise que les activités transnationales de transport routier de marchandises et de passagers constituent de la prestation de services et du détachement de salarié, au sens de la directive du 16 décembre 1996. Cette mention dans l’accord du 3 décembre a été rendue nécessaire par la position historique de certains Etats de l’Union européenne (mais pas la France) qui ont toujours refusé de considérer que la directive de 1996 s’appliquait au transport routier de marchandises et de passagers.
L’accord contient cependant une double exception à ce principe. Il prévoit que les opérations dites bilatérales de transport transnational, soit un aller-retour entre deux Etats membres, ne relèvent pas de la directive de 1996 et du détachement ; il permet également une opération sur le parcours aller et une opération sur le parcours retour, ou deux opérations sur le trajet retour, hors régime du détachement. L’accord ne dit pas quel est le droit du travail applicable lorsque le chauffeur est en activité dans un autre Etat membre pour accomplir ce qui reste une prestation de services dans ces deux situations dérogatoire au droit du détachement, pour le compte de son employeur.
Le transit par un autre Etat de l’Union européenne reste exclu du droit du détachement.

.2) L’accord interdit la prise de repos hebdomadaire normal du chauffeur dans la cabine d’un véhicule routier. A cet égard, l’accord formalise l’interdiction de cette pratique, telle qu’elle résulte d’un arrêt Vaditrans du 20 décembre 2017 de la Cour de justice de l’Union européenne (voir la décision). Dans cette affaire, la CJUE avait jugé que le chauffeur routier ne pouvait pas prendre son repos hebdomadaire normal dans la cabine du véhicule qu’il conduit. Mais a contrario, la CJUE autorise la prise de repos réduit dans la cabine.

.3) L’accord instaure le droit pour le chauffeur d’un retour régulier dans son pays toutes les quatre semaines. Pour tenir compte des différents rythmes de travail dans les entreprises de transport routier, l’accord permet la prise de deux repos hebdomadaires réduits consécutifs pour le chauffeur en mobilité transnationale, suivis obligatoirement d’un repos hebdomadaire normal compensé dans son pays toutes les trois semaines. Le chauffeur devra donc rentrer dans son pays toutes les trois semaines, s’il cumule deux repos réduits consécutifs.

.4) L’accord modifie les règles relativement techniques du cabotage routier communautaire ; le cabotage routier est une pratique commerciale qui permet à une entreprise de transport routier d’un Etat membre qui effectue une livraison ou un chargement de marchandises dans un autre Etat de l’Union de profiter de sa présence dans cet autre Etat pour effectuer à l’intérieur de cet autre Etat une ou plusieurs opérations de livraison ou de chargement avant de quitter cet autre Etat (voir la notice du ministère des transports).
La cabotage est réservé aux entreprises de transport routier établies dans l’Union européenne.
Le cabotage routier est régi par les articles 8 et 9 du règlement n° 1072/2009 du 21 octobre 2009 (voir le règlement) et par le décret du 19 avril 2010 (voir le décret). La limite de trois opérations de cabotage en sept jours est maintenue, mais l’accord créé une période dite de carence de cinq jours à la fin du cabotage qui oblige le véhicule qui effectue le cabotage dans un autre Etat membre à quitter le territoire de cet Etat pendant cette période. La période de carence de cinq jours est destinée à interdire le cabotage systématique ou permanent.

.5) Tous les véhicules de plus de 3,5 tonnes effectuant du TRM à l’international devront être équipés pour la fin de l’année 2024 (2022 pour les véhicules neufs) d’un tachygraphe dit intelligent de la deuxième génération. Cet appareil enregistrera notamment les passages de frontière, ainsi que les activités de chargement et de déchargement. Le tachygraphe dit intelligent permet aux services de contrôle de connaître à distance les informations stockées dans l’appareil, avec des relevés de position du véhicule.

.6) L’accord envisage un meilleur contrôle des fraudes à l’établissement et des fraudes au détachement par le biais des sièges sociaux et des domiciliation de complaisance dans des Etats de l’Union européenne considérés comme à bas coût. Ce montage permet à des entreprises de déclarer une simple adresse dans un de ces Etats et d’exercer effectivement leur activité depuis un autre Etat. L’accord renforce la condition d’établissement d’une entreprise de transport en lien avec son activité dans l’Etat où elle se domicilie.

Le texte adopté par le Conseil de l’Union européenne revient devant le Parlement européen ; il est examiné le 10 janvier 2019 par la commission Transports de cette institution.

Commentaire
Dans un communiqué de presse daté du 3 décembre 2018 (voir le communiqué de presse ), la ministre française chargée des transports a salué une avancée sociale majeure pour une Europe qui protège. Qu’en est-il concrètement des mesures contenues dans l’accord du 3 décembre 2018 qui permettent de faire état d’une avancée sociale majeure ?

.1) Sur l’extension du droit communautaire du détachement au secteur du transport routier. En réalité, il ne s’agit pas d’une extension, mais d’une confirmation de l’application du droit communautaire, tel qu’il résulte de la directive du 16 décembre 1996 sur le détachement. Ce que reconnaît expressément le communiqué de presse.
Le champ de la directive couvre notamment le détachement d’un salarié, opéré par une entreprise qui effectue une prestation de services au sens des articles 56 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). L’opération de livraison ou de déchargement de marchandises ou le transport de passagers sur le territoire français constitue de la prestation de services, c’est-à-dire l’exécution d’un contrat par un professionnel au bénéfice d’un client destinataire, contre rémunération. La seule exclusion du champ de la directive est mentionnée au paragraphe 2 de son article 1er et vise le personnel navigant de la marine marchande. Ainsi, toutes les activités de transport aérien, ferroviaire, fluvial ou routier relèvent de la directive détachement.
L’opposition de certains Etat membres de l’UE à l’application de la directive détachement au secteur du transport routier n’a jamais l’objet d’une saisine de la CJUE pour confirmation de leur analyse et de cette exclusion. Et pour cause ; cette opposition n’avait pour objectif que de protéger, notamment pour éviter l’application du salaire minimal, leurs entreprises de transport opérant dans d’autres Etats de l’UE.
Non seulement la France applique depuis 1996 la directive détachement dans le secteur du transport routier, mais elle a anticipé le contenu de cette directive, en adoptant dès 1993 (voir l’article 36 de la loi) et 1994 (voir le décret) des textes précurseurs de la directive qui, par leur généralité, concernaient ce secteur d’activité.

.2) Sur l’exclusion des opérations bilatérales de transport routier du droit de détachement. Il s’agit objectivement d’une réduction du champ d’application de la directive de 1996.
Cette exclusion, qu’il est difficile de présenter comme une avancée sociale majeure, et qui va complexifier un cadre juridique déjà difficile à contrôler, suscite une question et une remarque.
Cette exclusion remet les services de contrôle et les magistrats en France dans le cadre juridique flou et incertain qui existait avant le décret du 11 juillet 1994. Quel va être le droit social applicable aux chauffeurs, et à leurs accompagnateurs éventuels, lorsqu’ils travailleront en France ? En référence à l’ordre public social et aux lois de police, le juge français va probablement continuer à faire application du noyau dur de la législation française, qui, grosso modo, renvoie aux dispositions du droit du détachement, écarté par l’accord du 3 décembre 2018. Par ailleurs, l’attestation de détachement va sans doute être supprimée pour ces opérations.
Cette exclusion va nécessairement entraîner des effets d’aubaine pour se réclamer des opérations bilatérales hors détachement, qui permettent par ailleurs une opération à l’aller et une opération au retour, voire deux au retour, c’est-à-dire du mini cabotage. Cet effet d’aubaine peut être relativisé si le volume des opérations bilatérales est marginal et peu signifiant. A l’inverse, cette exclusion du droit du détachement deviendrait la règle et son application l’exception, si le volume des opérations bilatérales représente une part prépondérante du transport routier transnational communautaire.

.3) Sur l’interdiction du repos hebdomadaire normal en cabine. Cette décision est assurément une avancée sociale ; mais elle ne fait que reprendre à son compte une position de la CJUE dans l’arrêt Vaditrans du 20 décembre 2017. L’accord du 3 décembre 2018 n’innove pas sur ce point et n’est pas à l’origine de cette avancée sociale, même si cette interdiction est à considérer comme telle.

.4) Sur le droit au retour dans le pays de domiciliation, toutes les trois à quatre semaines. Sans détailler les modalités techniques de mise en œuvre de cette mesure, celle-ci n’a pas d’impact pour les chauffeurs routiers français détachés qui bénéficient de dispositions plus favorables qui sont inscrites dans les conventions ou accords collectifs applicables au secteur du transport routier, marchandises et passagers.
Le communiqué de presse le mentionne ; l’avancée sociale majeure n’existe pas pour les salariés français.

.5) Sur un meilleur encadrement du cabotage. Le texte de l’accord créé une période de carence de cinq jours, avec le même véhicule et dans le même Etat, au terme d’une période de cabotage du système 3/7.
Cette mesure durcit la règlementation économique applicable à ce type de prestation de services ; elle n’a aucun impact direct sur les droits sociaux des salariés chauffeurs routiers détachés, puisque son objet premier est de limiter la concurrence faite aux entreprises de transport routier établies en France.
Les règles du cabotage risquent cependant d’être fortement mises à mal par le recours accentué aux opérations bilatérales, avec deux stops en cours d’opérations, qui sont désormais sorties du droit du détachement.
La difficulté centrale pour s’assurer de l’effectivité d’une règlementation aussi technique et complexe que celle du cabotage réside dans la faculté pour les services de contrôle de pouvoir mener leurs investigations jusqu’à leur terme et de façon profitable.

.6) Sur l’obligation du tachygraphe intelligent. Il s’agit d’une très bonne décision, parce qu’elle va notamment assurer une meilleure traçabilité du véhicule qui effectue du transport routier transnational, mais qui n’entrera en vigueur que dans cinq ans.

.7) Sur le contrôle des domiciliations de complaisance et des sociétés boîtes à lettres. Le contrôle de ces pratiques, qui ne sont pas propres au secteur du transport routier, est déjà prévu par la directive du 16 décembre 1996 et celle du 15 mai 2014, qui a modifié la directive du 16 décembre, pour en obtenir une meilleure exécution.
L’accord du 3 décembre est donc redondant sur ce point à la législation communautaire déjà existante. De surcroît, ce qui importe dans le cadre de ces fraudes transnationales, ce n’est pas tant de règlementer ou de contrôler dans l’Etat de domiciliation, mais que cet Etat réponde de façon loyale, rapide et précise à l’Etat d’accueil dans lequel une entreprise de transport routier d’un autre Etat est suspectée de pratiquer de la fraude à l’établissement, notamment pour absence d’activité significative dans l’Etat de domiciliation, ou de la fausse sous-traitance.
Concrètement, il suffirait, par exemple, que la Slovaquie, qui domicilie une grosse centaine d’entreprises européennes de transport routier de marchandises, applique ces deux directives et s’engage dans une coopération loyale avec les autorités françaises ou belges lorsque celles-ci la questionne dans le cadre d’un contrôle sur la réalité de l’activité et l’organisation économico-financière d’une de ces entreprises slovaques qui opère en France ou en Belgique.

Par ailleurs, il est nécessaire d’indiquer que l’accord du 3 décembre 2018 n’aura aucune incidence, aucune plus-value, sur les fraudes les plus graves à la prestation de services et au détachement de salariés constatées en France dans le secteur du transport routier : la fraude à l’établissement, la fausse sous-traitance internationale et la fraude à l’utilisation des certificats de détachement. La totalité des arrêts rendus par la Cour de cassation concernant ce secteur d’activité visent exclusivement ce type de fraude (voir de nombreux arrêts illustrant ces fraudes).

Au final, les avancées sociales majeures en faveur des chauffeurs routiers détachés, annoncées par la France dans le communiqué de presse du 3 décembre 2018, méritent d’être très sensiblement relativisées.