Esclavage moderne : droit de la victime à obtenir réparation intégrale de son préjudice

Esclavage moderne - emploi domestique : droits de la victime à obtenir réparation intégrale de son préjudice

Arrêt de la Cour de cassation n° 16-20490 du 3 avril 2019

Voir la décision

Présentation
La chambre sociale de la Cour de cassation était saisie d’un pourvoi de la victime d’une situation d’esclavage moderne, pour des faits survenus entre le mois de juillet 1998 et le mois de juillet 2001, c’est-à-dire d’une situation relevant des articles L.225-13 et L.225-19 du code pénal (dans leur rédaction alors en vigueur), à l’encontre d’une décision d’une cour d’appel, statuant en matière sociale, qui a refusé de lui allouer des dommages intérêts en réparation du préjudice économique qu’elle estimait avoir subi pour avoir travaillé sans contrepartie financière.

La victime, jeune marocaine mineure, avait fait l’objet d’une adoption, sous la forme d’une kafala, par un couple de particuliers qui résidait en France. Elle vivait à leur domicile, depuis l’âge de 12 ans.
A la suite de son dépôt de plainte contre le couple, celui-ci avait été définitivement condamné, sur le fondement de ces dispositions du code pénal, par la cour d’appel, statuant en matière correctionnelle, pour avoir obtenu de la victime, alors que sa vulnérabilité ou son état de dépendance leur était apparent ou connu, la fourniture de services non rétribués ou contre une rétribution manifestement sans rapport avec le travail accompli ; la victime avait obtenu 10 000 euros au titre de son préjudice moral.

La victime a alors engagé une action prud’homale pour obtenir réparation de son préjudice économique résultant du non paiement de ses heures de travail domestique au service de ce couple. La cour d’appel l’a débouté considérant qu’elle n’apportait pas la preuve de l’existence d’un contrat de travail avec ce couple.

La chambre sociale de la Cour de cassation censure la décision de la cour d’appel.
En se référant à des textes internationaux et à la législation nationale, la Cour de cassation précise que la victime d’une situation de travail forcé ou d’état de servitude a droit à la réparation de l’intégralité de son préjudice tant moral qu’économique qui en découle, et que ce préjudice est aggravé lorsque la victime est mineure.
Dans le cas d’espèce, la Cour de cassation a constaté que la victime, mineure étrangère, ne disposait pas d’un titre de séjour puisqu’elle était entrée en France en utilisant le passeport de la fille du couple, ce qui créait pour elle un risque d’être reconduite vers son pays d’origine. Elle était chargée en permanence de la grande majorité des tâches domestiques au sein de la famille, lesquelles comportaient des responsabilités sans rapport avec son âge. Elle n’était pas scolarisée et le couple n’avait jamais entrepris de démarches pour l’insérer socialement.

Il en résulte que cette victime pouvait prétendre à l’indemnisation de son préjudice économique au titre de sa prestation de travail non rétribuée.

L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris.

Commentaire
L’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation mérite une attention toute particulière, au moment où un colloque est organisé à l’occasion des 25 ans de lutte contre l’esclavage moderne.

.1) Il est peu fréquent que la Cour de cassation, et notamment la chambre sociale, soit conduite à examiner des affaires relevant de pratiques d’esclavage moderne : abus de vulnérabilité, travail forcé, réduction en servitude ou traite des être humains. La Cour de cassation a donc saisi l’occasion de ce contentieux rare, mais assez typé pour rendre une décision de référence, avec une motivation développée, comme souhaite désormais le faire la Haute Assemblée.
La rareté ce contentieux tient essentiellement à la très grande vulnérabilité, précarité et crainte des victimes qui n’osent pas se manifester, y compris auprès d’associations spécialisées dans leur prise en charge, protection et défense.

.2) Pour faire reconnaître le droit de la victime de pratiques d’esclavage moderne à la réparation intégrale de son préjudice, la Cour de cassation se réfère à pas moins de cinq textes internationaux, cités dans l’ordre qui suit :
.- la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
.- la convention sur le travail forcé de l’organisation internationale du travail,
.- la convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage,
.- la convention concernant l’âge minimum d’admission à l’emploi de l’organisation internationale du travail,
.- la convention dite de New-York relative aux droits de l’enfant.
Cette mobilisation juridique appuyée par cinq textes internationaux dans la sphère du social est peu courante.

.3) Pour parfaire son analyse, la Cour de cassation mentionne également la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Siliadin du 26 juillet 2005 (voir la décision) et dans l’affaire C.N. et V. du 11 octobre 2012 (voir la décision), qui font référence à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

.4) La Cour de cassation complète son analyse en s’appuyant sur l’article 1382 du code civil, devenu l’article 1240 de ce code.

.5) Bien que la qualité de salariée soit déniée dans cette affaire, la Cour de cassation rappelle que la victime d’une situation d’esclavage moderne n’est pas dénuée de droits pour obtenir, non pas un paiement de salaire et des bulletins de salaire, mais la reconnaissance de son activité et son dédommagement, même si la qualité de salariée est bien plus avantageuse et protectrice de ses droits.
Avec cette décision de la Cour de cassation, la victime d’une situation d’esclavage moderne dispose d’un outil juridique supplémentaire pour faire reconnaître, a minima, ses droits sociaux en justice. Rien n’interdit d’ailleurs au juge, de calculer le montant du préjudice économique en se fondant sur le taux horaire du Smic.

.6) Sur le fond, on peut s’étonner que les activités domestiques de la victime au domicile et au bénéfice de ce couple n’aient pas été qualifiées de temps de travail subordonné, et donc salarié, y compris au titre de ce qui est parfois dénommé le travail au pair. Car, si la victime n’accomplissait pas son activité domestique dans le cadre d’un contrat de travail, malgré l’autorité et les directives du couple, comment qualifier alors cette activité : bénévolat ? stage ? travail indépendant ? esclavage moderne non subordonné ? Cette analyse du juge laisse perplexe puisque cet emploi domestique avait vocation a priori à être considéré comme de la dissimulation d’emploi salarié imputable à ce couple de particuliers.