Une condamnation pénale pour dissimulation d’emploi salarié ne permet pas d’écarter un certificat de détachement

Détachement frauduleux : l’autorité de la chose jugée au pénal est sans incidence sur l’opposabilité du certificat de détachement dont le retrait doit être demandé pour recouvrer les cotisations sociales en France

Arrêt de la Cour de cassation n° 17-20191 du 24 janvier 2019 Batival

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Présentation.
Une société française du bâtiment avait recouru, dans le cadre d’une fausse sous-traitance résultant d’une prétendue prestation de services internationale, aux services d’une entreprise polonaise qui avait mis ses salariés à la disposition de cette société, dans le cadre d’une opération de marchandage et de prêt illicite de personnel. La société française avait été condamnée par le juge pénal pour ces deux infractions, ainsi que pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi de ces salariés polonais, dont elle était devenue l’employeur de fait, suite au transfert à son endroit de la subordination juridique à l’égard de ces salariés.

Prenant acte de cette condamnation, l’URSSAF, nonobstant les certificats de détachement dont étaient titulaires les salariés polonais, avait engagé contre la société française une procédure de redressement de cotisations sociales pour en obtenir le paiement, en raison de l’emploi de ces travailleurs, reconnus par le juge pénal salariés de fait de la société française.
La cour d’appel avait fait droit à cette demande et avait validé le redressement, considérant que les travailleurs polonais travaillaient sous la subordination de la société française, qu’ils en étaient ses salariés et qu’ils ne pouvaient pas être considérés comme des salariés détachés. A ce titre, la société française était redevable des cotisations sociales.

La 2ème chambre civile de la Cour de cassation, spécialisée dans le contentieux de la sécurité sociale et de la protection sociale, censure cette décision de condamnation. Elle reproche à la cour d’appel, malgré la condamnation pénale intervenue, d’avoir validé ce redressement, alors même que l’URSSAF n’avait pas respecté la procédure de demande de retrait des certificats de détachement auprès de l’institution de sécurité sociale polonaise qui les avait émis, telle qu’elle est prévue par le droit communautaire et notamment la jurisprudence de la CJUE résultant des arrêts A-Rosa (voir la décision) et Altun (voir la décision).

La décision du 24 janvier 2019 est à rapprocher de celle rendue par la même chambre le 20 décembre 2018 dans l’affaire STJ (voir la décision).

Commentaire
.1) L’arrêt rendu le 24 janvier 2019 montre que la 2ème chambre civile de la Cour de cassation fait une application stricte de la jurisprudence communautaire relative à l’opposabilité du certificat de détachement, quel que soit le cadre juridique dans lequel la force probante attachée au certificat de détachement est mise en cause devant le juge français.
L’affaire soumise à la Cour de cassation était cependant exemplaire en matière de fraude et s’inscrivait dans un contexte juridique idéal pour obtenir la confirmation de la condamnation de la société française au paiement des cotisations sociales en France prononcée par la cour d’appel. L’URSSAF et le juge du fond, statuant en matière civile, disposaient en effet d’une condamnation pénale, ayant autorité de la chose jugée, reconnaissant la fausse sous-traitance, la fausse prestation de services internationale, le faux détachement, le marchandage, le prêt illicite de main d’œuvre, le transfert de la subordination juridique vers la société française et le travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié.
La Cour de cassation a cependant considéré que le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal devait s’effacer devant la procédure administrative de demande de retrait du certificat de détachement. Il est rare qu’un tel principe soit à ce point écarté, notamment dans une affaire de fraude avérée.
Ce faisant, elle donne également un effet rétroactif à la jurisprudence communautaire, en reprochant à l’URSSAF de ne pas avoir respecté une procédure administrative qui n’existait pas au moment où l’action en recouvrement des cotisations sociales a été engagée.

.2) La procédure administrative de demande de retrait du certificat de détachement laisse toute liberté pour statuer à l’institution de sécurité sociale qui l’a émis. Elle n’est pas liée par l’autorité de la chose jugée en France et peut l’ignorer ; elle peut avoir une analyse radicalement différente de la situation de travail et d’emploi en France, ou ne pas y attacher les mêmes effets. Depuis l’arrêt Alpenrind de la CJUE (voir la décision), elle est juge et partie puisque l’avis de la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale ne la contraint pas. Sa décision de ne pas retirer le certificat de détachement s’impose à l’Etat d’accueil et d’emploi qui en demande le retrait, quelles que soient l’évidence et la gravité de la fraude.

Dans ce contexte, et compte tenu des enjeux financiers et du manque à gagner que représente le retrait d’un certificat de détachement, le risque est bien réel de voir maintenu des certificats de détachement au bénéfice de salariés dont l’employeur réel n’est pas celui mentionné sur les formulaires. Il en résulterait qu’une entreprise française, telle que celle mise en cause dans cette affaire, reconnue employeur par la justice française, ne serait pas redevable du paiement des cotisations sociales en France puisqu’un Etat tiers s’opposerait à ce qu’il paie ses cotisations sociales en ne retirant pas les certificats de détachement. Est-ce le but recherché par les textes communautaires de coordination de sécurité sociale ?

.3) Une telle situation n’est pas justifiable.
D’une part, elle favorise objectivement les effets d’aubaine et la fraude sous les montages et les artifices les plus divers, en permettant à des entreprises de se faire délivrer les certificats de détachement par un Etat à bas coût. L’expérience montre que ces formulaires sont délivrés à guichet ouvert et sans aucune vérification, puisqu’ils sont synonymes de rentrées de cotisations et de ressources pour l’Etat qui les émet. A cet égard, vouloir lutter contre les pratiques de boîtes à lettres et de domiciliation de complaisance n’a pas de sens, au regard de cette jurisprudence communautaire qui sacralise le certificat de détachement.
D’autre part, elle prive les salariés prétendument détachés de la protection sociale française, puisque les salariés n’ont pas la possibilité de demander eux-mêmes le retrait des certificats de détachement dont ils sont munis. Comment font-ils pour faire valoir leurs droits devant le tribunal des affaires de sécurité sociale ?
Enfin, elle décourage les services de contrôle de l’Etat et les organismes de recouvrement par des procédures aléatoires, semées d’embûches procédurales et infiniment longues.
Dans la présente affaire, le contrôle de la société française a eu lieu en 2006 ; treize ans plus tard, la procédure de recouvrement est annulée. Au mieux, c’est-à-dire si l’URSSAF avait fait la demande de retrait des certificats de détachement, l’affaire sera sans doute définitivement jugée (cour d’appel de renvoi, puis sans doute à nouveau Cour de cassation) dans quatre ans, soit au total dix sept ans après le constat, si la société française n’a pas disparu.
Si, au contraire, l’URSSAF n’a pas demandé le retrait des certificats de détachement, le risque d’abandonner le recouvrement est bien réel, car la procédure est à reprendre depuis l’origine, pour des faits datant de treize ans.
Où est l’efficacité de la lutte contre le travail illégal et le dumping social ? Il est regrettable que la construction sociale européenne aboutisse à une telle réalité : l’impossibilité de recouvrer des cotisations sociales dues, l’impossibilité d’accorder à un salarié la protection sociale pertinente et l’entretien d’une concurrence sociale déloyale.

.4) Les pouvoirs publics en France se mobilisent insuffisamment sur ce sujet, contrairement à ce qui est fait en matière de lutte contre la fraude fiscale transnationale.
Il n’existe aucun état des lieux, aucun bilan, aucun suivi sur les demandes de retrait de certificats de détachement (nombre, motifs des demandes, montants de cotisations éludées, réponse des Etats saisis, montants recouvrés après réponse des Etats…).
Il n’existe aucune doctrine, aucune stratégie, aucune instruction interministérielle destinée à définir, à coordonner et à harmoniser les procédures de demandes de retrait des certificats de détachement ; il n’existe aucun lieu interministériel de mutualisation ou d’échange relatif à ces procédures.
Dans le cadre des discussions ouvertes à Bruxelles pour modifier les règlements de sécurité sociale, la France ne propose toujours pas des évolutions du droit communautaire permettant de contourner la jurisprudence de la CJUE en présence d’un certificat de détachement délivré ou utilisé de façon indue ou frauduleuse.