CJUE Koelzsch - critères de détermination de la loi applicable

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

15 mars 2011 (*)

« Convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles – Contrat de travail – Choix des parties – Dispositions impératives de la loi applicable à défaut de choix – Détermination de cette loi – Notion de pays où le travailleur ‘accomplit habituellement son travail’ – Travailleur accomplissant son travail dans plus d’un État contractant »

Dans l’affaire C‑29/10,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre du premier protocole du 19 décembre 1988 concernant l’interprétation par la Cour de justice des Communautés européennes de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, introduite par la cour d’appel de Luxembourg (Luxembourg), par décision du 13 janvier 2010, parvenue à la Cour le 18 janvier 2010, dans la procédure

Heiko Koelzsch

contre

État du Grand-Duché de Luxembourg,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, MM. A. Tizzano, J. N. Cunha Rodrigues, K. Lenaerts et J.‑C. Bonichot, présidents de chambre, MM. A. Borg Barthet, M. Ilešič, J. Malenovský, U. Lõhmus, Mmes P. Lindh et C. Toader (rapporteur), juges,

avocat général : Mme V. Trstenjak,

greffier : Mme R. Şereş, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 26 octobre 2010,

considérant les observations présentées :

– pour M. Koelzsch, par Me P. Goergen, avocat,

– pour l’État du Grand-Duché de Luxembourg, par Mes G. Neu et A. Corre, avocats,

– pour le gouvernement hellénique, par Mme T. Papadopoulou et M. K. Georgiadis, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par Mme A.‑M. Rouchaud-Joët et M. M. Wilderspin, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 16 décembre 2010,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 (JO 1980, L 266, p. 1, ci-après la « convention de Rome »), lequel concerne les contrats individuels de travail.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une action en responsabilité engagée par M. Koelzsch contre l’État du Grand-Duché de Luxembourg et fondée sur une prétendue violation de ladite disposition de la convention de Rome par les autorités judiciaires de cet État. Ces autorités avaient été appelées à juger d’une action en dommages et intérêts engagée par le requérant au principal contre l’entreprise de transport international Ove Ostergaard Luxembourg SA, anciennement Gasa Spedition Luxembourg (ci-après « Gasa »), établie à Luxembourg, avec laquelle il avait conclu un contrat de travail.

Le cadre juridique

Les règles sur la loi applicable aux obligations contractuelles et sur la compétence judiciaire en matière civile et commerciale

La convention de Rome

3 L’article 3, paragraphe 1, de la convention de Rome stipule :

« Le contrat est régi par la loi choisie par les parties. Ce choix doit être exprès ou résulter de façon certaine des dispositions du contrat ou des circonstances de la cause. Par ce choix, les parties peuvent désigner la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement de leur contrat. »

4 L’article 6 de la convention de Rome, intitulé « Contrat individuel de travail », prévoit :

« 1. Nonobstant les dispositions de l’article 3, dans le contrat de travail, le choix par les parties de la loi applicable ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait applicable, à défaut de choix, en vertu du paragraphe 2 du présent article.

2. Nonobstant les dispositions de l’article 4 et à défaut de choix exercé conformément à l’article 3, le contrat de travail est régi :

a) par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s’il est détaché à titre temporaire dans un autre pays, ou

b) si le travailleur n’accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, par la loi du pays où se trouve l’établissement qui a embauché le travailleur,

à moins qu’il ne résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable. »

5 Le premier protocole concernant l’interprétation par la Cour de justice des Communautés européennes de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 (JO 1998, C 27, p. 47, ci-après le « premier protocole concernant l’interprétation de la convention de Rome »), dispose à son article 2 :

« Toute juridiction visée ci-après a la faculté de demander à la Cour de justice de statuer à titre préjudiciel sur une question soulevée dans une affaire pendante devant elle et portant sur l’interprétation des dispositions que comportent les instruments mentionnés à l’article 1er, lorsqu’elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement :

[…]

b) les juridictions des États contractants lorsqu’elles statuent en appel. »

Le règlement (CE) n° 593/2008

6 Le règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (JO L 177, p. 6), a remplacé la convention de Rome. Ce règlement s’applique aux contrats conclus à compter du 17 décembre 2009.

7 L’article 8 du règlement n° 593/2008, intitulé « Contrats individuels de travail », énonce :

« 1. Le contrat individuel de travail est régi par la loi choisie par les parties conformément à l’article 3. Ce choix ne peut toutefois avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui, à défaut de choix, aurait été applicable selon les paragraphes 2, 3 et 4 du présent article.

2. À défaut de choix exercé par les parties, le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Le pays dans lequel le travail est habituellement accompli n’est pas réputé changer lorsque le travailleur accomplit son travail de façon temporaire dans un autre pays.

3. Si la loi applicable ne peut être déterminée sur la base du paragraphe 2, le contrat est régi par la loi du pays dans lequel est situé l’établissement qui a embauché le travailleur.

4. S’il résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays que celui visé au paragraphe 2 ou 3, la loi de cet autre pays s’applique. »

La convention de Bruxelles

8 La convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 29 novembre 1996 relative à l’adhésion de la République d’Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède (JO 1997, C 15, p. 1, ci-après la « convention de Bruxelles »), dispose à son article 5 :

« Le défendeur domicilié sur le territoire d’un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant,

1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ; en matière de contrat individuel de travail, ce lieu est celui où le travailleur accomplit habituellement son travail ; lorsque le travailleur n’accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, l’employeur peut être également attrait devant le tribunal du lieu où se trouve ou se trouvait l’établissement qui a embauché le travailleur.

[...] »

Le règlement (CE) n° 44/2001

9 Le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), a remplacé la convention de Bruxelles.

10 L’article 19 du règlement n° 44/2001 dispose :

« Un employeur ayant son domicile sur le territoire d’un État membre peut être attrait :

1) devant les tribunaux de l’État membre où il a son domicile, ou

2) dans un autre État membre :

a) devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant le tribunal du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail, ou

b) lorsque le travailleur n’accomplit pas ou n’a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant le tribunal du lieu où se trouve ou se trouvait l’établissement qui a embauché le travailleur. »

Les droits nationaux

11 La loi luxembourgeoise du 18 mai 1979 portant réforme des délégations du personnel (Mémorial A 1979, n° 45, p. 948) prévoit à son article 34 (1) :

« Pendant la durée de leur mandat, les membres titulaires et suppléants des différentes délégations du personnel ne peuvent être licenciés ; le licenciement notifié par l’employeur à un délégué du personnel doit être considéré comme nul et non avenu. »

12 La loi allemande sur la protection contre le licenciement (Kündigungsschutzgesetz) énonce à son article 15, paragraphe 1 :

« Le licenciement d’un membre d’un comité d’entreprise [...] est illégal, à moins que certains faits n’autorisent l’employeur à procéder au licenciement pour un motif sérieux sans observer le délai de préavis, et que l’autorisation requise en vertu de l’article 103 de la loi sur l’organisation des entreprises [Betriebsverfassungsgesetz] a été donnée ou remplacée par une décision judiciaire. Après l’expiration de la durée du mandat, est illégal le licenciement d’un membre d’un comité d’entreprise, d’un délégué [...], à moins que certains faits n’autorisent l’employeur à procéder au licenciement pour un motif sérieux sans observer de délai de préavis ; ces dispositions ne sont pas applicables lorsque la cessation de la qualité de membre repose sur une décision judiciaire.

Après la fin du mandat, le licenciement est interdit pour une durée d’un an. »

Le litige au principal et la question préjudicielle

13 Par un contrat de travail signé à Luxembourg le 16 octobre 1998, M. Koelzsch, chauffeur de poids lourds, domicilié à Osnabrück (Allemagne), a été embauché comme chauffeur international par Gasa. Ce contrat contient une clause qui renvoie à la loi luxembourgeoise du 24 mai 1989 sur le contrat de travail (Mémorial A 1989, n° 35, p. 612) ainsi qu’une clause attribuant la compétence exclusive aux juridictions de cet État.

14 Gasa est une filiale de la société de droit danois Gasa Odense Blomster amba. Son objet consiste dans le transport de fleurs et d’autres plantes à partir d’Odense (Danemark), vers des destinations sises pour la plupart en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays européens, au moyen de camions stationnés en Allemagne, notamment à Kassel, à Neukirchen/Vluyn et à Osnabrück. Dans ce dernier État membre, Gasa ne dispose pas de siège social ni de bureaux. Les camions sont immatriculés au Luxembourg et les chauffeurs sont affiliés à la sécurité sociale luxembourgeoise.

15 À la suite de l’annonce de la restructuration de Gasa et de la réduction de l’activité des moyens de transport partant d’Allemagne, les salariés de cette entreprise ont créé le 13 janvier 2001, dans cet État, une délégation du personnel (« Betriebsrat ») dont M. Koelzsch a été élu, le 5 mars 2001, membre suppléant.

16 Par courrier du 13 mars 2001, le directeur de Gasa a résilié le contrat de travail de M. Koelzsch avec effet au 15 mai 2001.

L’action en annulation contre le licenciement et le recours en dommages et intérêts contre Gasa

17 Le requérant a tout d’abord attaqué la décision de licenciement en Allemagne, devant le Arbeitsgericht Osnabrück, qui, par un jugement du 4 juillet 2001, s’est déclarée incompétente ratione loci. M. Koelzsch a alors interjeté appel de ce jugement devant le Landesarbeitsgericht Osnabrück, mais l’appel a été rejeté.

18 Ensuite, par requête du 24 juillet 2002, M. Koelzsch a assigné Ove Ostergaard Luxembourg SA, venant aux droits de Gasa, devant le tribunal du travail de Luxembourg aux fins d’obtenir la condamnation de celle-ci au paiement tant de dommages et intérêts pour licenciement abusif que d’une indemnité compensatoire de préavis et d’arriérés de salaire. Il a soutenu que, nonobstant le choix du droit luxembourgeois en tant que lex contractus, les dispositions impératives de droit allemand qui protègent les membres de la délégation du personnel (« Betriebsrat ») seraient applicables au litige, au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome, car le droit allemand serait la loi du contrat en l’absence de choix des parties. Dès lors, son licenciement serait irrégulier puisque l’article 15 de la loi allemande sur la protection contre le licenciement interdirait le licenciement des membres dudit « Betriebsrat » et, selon la jurisprudence du Bundesarbeitsgericht (tribunal fédéral du travail), cette interdiction s’étendrait aux membres suppléants.

19 Dans son arrêt du 4 mars 2004, le tribunal du travail de Luxembourg a considéré que le litige était soumis uniquement au droit luxembourgeois et a, en conséquence, appliqué notamment la loi du 18 mai 1979 portant réforme des délégations du personnel.

20 Ce jugement a été confirmé sur le fond par l’arrêt de la cour d’appel de Luxembourg du 26 mai 2005, celle-ci ayant par ailleurs considéré comme nouvelle, et donc irrecevable, la demande de M. Koelzsch de voir appliquer ladite loi allemande à l’intégralité de ses prétentions. La Cour de cassation de Luxembourg a également rejeté le pourvoi dirigé contre cette décision par un arrêt du 15 juin 2006.

Le recours en responsabilité contre l’État pour violation de la convention de Rome par les autorités judiciaires

21 Cette première procédure devant les juridictions luxembourgeoises étant définitivement close, M. Koelzsch a présenté, le 1er mars 2007, un recours en indemnité contre l’État du Grand-Duché de Luxembourg sur le fondement de l’article 1er, premier alinéa, de la loi du 1er septembre 1988 relative à la responsabilité civile de l’État et des collectivités publiques (Mémorial A 1988, n° 51, p. 1000) en invoquant le fonctionnement défectueux des services judiciaires de celui-ci.

22 M. Koelzsch soutenait notamment que lesdites décisions judiciaires avaient violé l’article 6, paragraphes 1 et 2, de la convention de Rome, en déclarant non applicable à son contrat de travail les dispositions impératives de la loi allemande sur à la protection contre le licenciement et en rejetant sa demande de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle afin de voir préciser, au regard des éléments de l’espèce, le critère du lieu d’exécution habituelle du travail.

23 Par un jugement du 9 novembre 2007, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg (Luxembourg) a déclaré le recours recevable, mais non fondé. En ce qui concerne, en particulier, la question de la détermination de la loi applicable, ce tribunal a relevé que les juridictions saisies du litige entre M. Koelzsch et son employeur ont considéré, à juste titre, que les parties au contrat de travail avaient désigné la loi luxembourgeoise comme étant le droit applicable, de sorte que l’article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome n’était pas à prendre en considération. En outre, il a relevé que les institutions de représentation du personnel sont régies par les dispositions impératives du pays du siège de l’employeur.

24 Le 17 juin 2008, M. Koelzsch a fait appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi.

25 La cour d’appel de Luxembourg considère que la critique de l’appelant quant à l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome par les juridictions luxembourgeoises n’apparaît pas comme étant dénuée de tout fondement, car celles-ci n’auraient pas déterminé la loi applicable, en l’absence de choix des parties, sur la base de cette disposition.

26 Elle relève que, si le droit luxembourgeois est à considérer comme la loi applicable au contrat en l’absence de choix des parties, il n’est pas nécessaire de procéder à la comparaison entre cette loi et les dispositions de la loi allemande invoquée par le requérant pour établir laquelle est la plus favorable au travailleur, au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la convention de Rome. Par contre, si cette dernière loi est à considérer comme la loi applicable à défaut de choix des parties, le caractère impératif des règles établies par le droit luxembourgeois en matière de licenciement ne devrait pas empêcher l’application du droit allemand sur la protection spéciale des membres de la délégation du personnel contre le licenciement.

27 À cet égard, selon la juridiction de renvoi, les critères de rattachement prévus à l’article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome, notamment celui du pays d’exécution habituelle du travail, ne permettent pas, contrairement à la solution retenue par le tribunal d’arrondissement de Luxembourg dans son jugement, d’écarter d’emblée la loi allemande en tant que lex contractus.

28 La juridiction de renvoi estime qu’un souci de cohérence incite à interpréter la notion de « loi du pays où le travailleur accomplit habituellement son travail », figurant à l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome, à la lumière de celle énoncée à l’article 5, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles et en tenant compte de la formulation utilisée à l’article 19 du règlement n° 44/2001 ainsi qu’à l’article 8 du règlement n° 593/2008, qui font référence non seulement au pays d’accomplissement du travail, mais également à celui à partir duquel le travailleur exerce ses activités.

29 Compte tenu de ces considérations, la cour d’appel de Luxembourg a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Est-ce que la règle de conflit définie à [...] l’article 6, paragraphe 2, sous a), [de la convention de Rome] énonçant que le contrat de travail est régi par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, doit être interprétée en ce sens que, dans l’hypothèse où le travailleur exécuterait la prestation de travail dans plusieurs pays, mais reviendrait systématiquement dans l’un d’entre eux, ce pays doit être considéré comme étant celui où le travailleur accomplit habituellement son travail ? »

Sur la question préjudicielle

30 La question ayant été posée par une juridiction d’appel, la Cour est compétente pour se prononcer sur la demande de décision préjudicielle, en vertu du premier protocole concernant l’interprétation de la convention de Rome, entré en vigueur le 1er août 2004.

31 Pour répondre à la question posée, il y a lieu d’interpréter la règle prévue à l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome et notamment le critère du pays où le travailleur « accomplit habituellement son travail ».

32 À cet égard, il convient de relever, ainsi que l’a souligné à juste titre la Commission européenne, que ce critère doit être interprété de manière autonome, dans le sens que le contenu et la portée de cette règle de renvoi ne peuvent pas être déterminés sur la base du droit du juge saisi, mais doivent être établis selon des critères uniformes et autonomes pour assurer à la convention de Rome sa pleine efficacité dans la perspective des objectifs qu’elle poursuit (voir, par analogie, arrêt du 13 juillet 1993 Mulox IBC, C‑125/92, Rec. p. I‑4075, points 10 et 16).

33 En outre, une telle interprétation ne doit pas faire abstraction de celle relative aux critères prévus à l’article 5, point 1, de la convention de Bruxelles lorsqu’ils fixent les règles de détermination de la compétence juridictionnelle pour les mêmes matières et édictent des notions similaires. En effet, il découle du préambule de la convention de Rome que celle-ci a été conclue afin de poursuivre, dans le domaine du droit international privé, l’œuvre d’unification juridique amorcée par l’adoption de la convention de Bruxelles (voir arrêt du 6 octobre 2009, ICF, C‑133/08, Rec. p. I‑9687, point 22).

34 S’agissant du contenu de l’article 6 de la convention de Rome, il convient de rappeler qu’il fixe des règles de conflit spéciales relatives aux contrats individuels de travail. Ces règles dérogent à celles de caractère général prévues aux articles 3 et 4 de cette convention, portant respectivement sur la liberté de choix de la loi applicable et sur les critères de détermination de celle-ci en l’absence d’un tel choix.

35 L’article 6, paragraphe 1, de ladite convention limite la liberté de choix de la loi applicable. Il prévoit que les parties au contrat ne peuvent pas, par leur accord, exclure l’application des dispositions impératives du droit qui régirait le contrat en l’absence d’un tel choix.

36 L’article 6, paragraphe 2, de la même convention édicte des critères de rattachement spécifiques qui sont soit celui du pays où le travailleur « accomplit habituellement son travail » [sous a)], soit, en l’absence d’un tel lieu, celui du siège de « l’établissement qui a embauché le travailleur » [sous b)]. En outre, ce paragraphe prévoit que ces deux critères de rattachement ne sont pas applicables lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable.

37 Dans sa décision de renvoi, la cour d’appel de Luxembourg cherche à savoir, en substance, lequel des deux premiers critères est applicable au contrat de travail en cause dans le litige au principal.

38 Selon l’État du Grand-Duché de Luxembourg, il ressort de la lettre de l’article 6 de la convention de Rome que l’hypothèse visée par la question préjudicielle, qui concerne le travail dans le secteur du transport, est celle à laquelle se réfère le critère énoncé au paragraphe 2, sous b), de cet article 6. Admettre l’application à un tel contrat de la règle de rattachement prévue au paragraphe 2, sous a), dudit article 6 reviendrait à vider de son sens la disposition dudit paragraphe 2, sous b), qui vise précisément le cas où le travailleur n’accomplit pas habituellement son travail dans un même pays.

39 En revanche, selon le requérant au principal, le gouvernement hellénique et la Commission, il ressort de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5, point 1, de la convention de Bruxelles que l’interprétation systématique du critère du lieu où le travailleur « accomplit habituellement son travail » conduit à permettre l’application de cette règle également dans des hypothèses où la prestation de travail est effectuée dans plusieurs États membres. En particulier, ils relèvent que, aux fins de la détermination concrète de ce lieu, la Cour a fait référence au lieu à partir duquel le travailleur s’acquitte principalement de ses obligations envers son employeur (arrêt Mulox IBC, précité, points 21 à 23) ou bien au lieu dans lequel il a établi le centre effectif de ses activités professionnelles (arrêt du 9 janvier 1997, Rutten, C‑383/95, Rec. p. I‑57, point 23), ou, en l’absence d’un bureau, au lieu où le travailleur accomplit la majeure partie de son travail (arrêt du 27 février 2002, Weber, C‑37/00, Rec. p. I‑2013, point 42).

40 À cet égard, il ressort du rapport concernant la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, par MM. Giuliano et Lagarde (JO 1980, C 282, p. 1), que l’article 6 de celle-ci a été conçu pour « donner une réglementation plus appropriée dans des matières où les intérêts d’un des contractants ne se posent pas sur le même plan que ceux de l’autre et d’assurer [ainsi] une protection adéquate à la partie qui est à considérer, d’un point de vue socio-économique, comme la plus faible dans la relation contractuelle ».

41 La Cour s’est inspirée également de ces principes dans l’interprétation des règles de compétence relatives à ces contrats qui sont fixées par la convention de Bruxelles. Elle a en effet jugé que, dans une hypothèse où, comme dans l’affaire au principal, le travailleur exerce ses activités professionnelles dans plus d’un État contractant, il importe de tenir dûment compte du souci d’assurer une protection adéquate au travailleur en tant que partie contractante la plus faible (voir, en ce sens, arrêts Rutten, précité, point 22, et du 10 avril 2003, Pugliese, C‑437/00, Rec. p. I‑3573, point 18).

42 Il s’ensuit que, dans la mesure où l’objectif de l’article 6 de la convention de Rome est d’assurer une protection adéquate au travailleur, cette disposition doit être lue comme garantissant l’applicabilité de la loi de l’État dans lequel il exerce ses activités professionnelles plutôt que celle de l’État du siège de l’employeur. En effet, c’est dans le premier État que le travailleur exerce sa fonction économique et sociale et, ainsi qu’il a été souligné par Mme l’avocat général au point 50 de ses conclusions, que l’environnement professionnel et politique influence l’activité de travail. Dès lors, le respect des règles de protection du travail prévues par le droit de ce pays doit, dans la mesure du possible, être garanti.

43 Ainsi, compte tenu de l’objectif poursuivi par l’article 6 de la convention de Rome, il y a lieu de constater que le critère du pays où le travailleur « accomplit habituellement son travail », édicté au paragraphe 2, sous a), de celui-ci, doit être interprété de façon large, alors que le critère du siège de « l’établissement qui a embauché le travailleur », prévu au paragraphe 2, sous b), du même article, devrait s’appliquer lorsque le juge saisi n’est pas en mesure de déterminer le pays d’accomplissement habituel du travail.

44 Il découle de ce qui précède que le critère contenu à l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome a vocation à s’appliquer également dans une hypothèse, telle que celle en cause dans le litige au principal, où le travailleur exerce ses activités dans plus d’un État contractant, lorsqu’il est possible, pour la juridiction saisie, de déterminer l’État avec lequel le travail présente un rattachement significatif.

45 Selon la jurisprudence de la Cour, citée au point 39 du présent arrêt, qui reste pertinente dans l’analyse de l’article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome, lorsque les prestations de travail sont exécutées dans plus d’un État membre, le critère du pays de l’accomplissement habituel du travail doit faire l’objet d’une interprétation large et être entendu comme se référant au lieu dans lequel ou à partir duquel le travailleur exerce effectivement ses activités professionnelles et, en l’absence de centre d’affaires, au lieu où celui-ci accomplit la majeure partie de ses activités.

46 Par ailleurs, cette interprétation se concilie également avec le libellé de la nouvelle disposition sur les règles de conflit relatives aux contrats individuels de travail, introduite par le règlement n° 593/2008, qui n’est pas applicable en l’espèce ratione temporis. En effet, selon l’article 8 de ce règlement, à défaut de choix exercé par les parties, le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Cette loi reste applicable également lorsque le travailleur accomplit des prestations temporairement dans un autre État. En outre, ainsi que l’indique le vingt-troisième considérant de ce règlement, l’interprétation de cette disposition doit être inspirée des principes du favor laboratoris car les parties les plus faibles au contrat doivent être protégées « par des règles de conflit plus favorables ».

47 Il ressort de ce qui précède que la juridiction de renvoi doit interpréter de manière large le critère de rattachement édicté à l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome pour établir si le requérant au principal a accompli habituellement son travail dans l’un des États contractants et pour déterminer lequel d’entre eux.

48 À cette fin, en considération de la nature du travail dans le secteur du transport international, tel que celui en cause dans l’affaire au principal, la juridiction de renvoi, ainsi que l’a suggéré Mme l’avocat général aux points 93 à 96 de ses conclusions, doit tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent l’activité du travailleur.

49 Elle doit notamment établir dans quel État est situé le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport, reçoit les instructions sur ses missions et organise son travail, ainsi que le lieu où se trouvent les outils de travail. Elle doit également vérifier quels sont les lieux où le transport est principalement effectué, les lieux de déchargement de la marchandise ainsi que le lieu où le travailleur rentre après ses missions.

50 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où le travailleur exerce ses activités dans plus d’un État contractant, le pays dans lequel le travailleur, dans l’exécution du contrat, accomplit habituellement son travail au sens de cette disposition est celui où ou à partir duquel, compte tenu de l’ensemble des éléments qui caractérisent ladite activité, le travailleur s’acquitte de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur.

Sur les dépens

51 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

L’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980, doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où le travailleur exerce ses activités dans plus d’un État contractant, le pays dans lequel le travailleur, dans l’exécution du contrat, accomplit habituellement son travail au sens de cette disposition est celui où ou à partir duquel, compte tenu de l’ensemble des éléments qui caractérisent ladite activité, le travailleur s’acquitte de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur.

Signatures