Faux auto entrepreneur - démarchage téléphonique

chambre criminelle

Audience publique du 15 décembre 2015

N° de pourvoi : 14-85638

ECLI:FR:CCASS:2015:CR05552

Publié au bulletin

Rejet

M. Guérin (président), président

SCP Tiffreau, Marlange et de La Burgade, avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l’arrêt suivant :
Statuant sur les pourvois formés par :
"-" La société Nord Picardie santé,

"-" Mme Carole X...,

"-" M. Thierry Y...,
contre l’arrêt de la cour d’appel d’AMIENS, chambre correctionnelle, en date du 2 juillet 2014, qui, pour travail dissimulé, les a condamnés, la première à 15 000 euros d’amende avec sursis, les deux derniers à 3 000 euros d’amende et a prononcé sur les intérêts civils ;

La COUR, statuant après débats en l’audience publique du 3 novembre 2015 où étaient présents dans la formation prévue à l’article 567-1-1 du code de procédure pénale : M. Guérin, président, Mme Durin-Karsenty, conseiller rapporteur, M. Straehli, conseiller de la chambre ;
Greffier de chambre : M. Bétron ;
Sur le rapport de Mme le conseiller DURIN-KARSENTY, les observations de la société civile professionnelle TIFFREAU, MARLANGE et DE LA BURGADE, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général DESPORTES ;
Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Vu le mémoire produit, commun aux demandeurs ;
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles L. 8221-1, 1°, L. 8221-3, L. 8221-4, L. 8221-5, L. 8221-6, L. 8224-1, L. 8224-3, L. 8224-4 et L. 8224-5 du code du travail, 121-3 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
” en ce que l’arrêt attaqué a déclaré les prévenus coupables des faits d’exécution d’un travail dissimulé qui leur étaient reprochés, est entré en voie de condamnation à leur encontre, et a statué sur les intérêts civils ;
” aux motifs qu’en droit, l’article L. 8221-6 du code du travail établit une présomption simple d’absence de contrat de travail, lorsqu’une entreprise est régulièrement immatriculée ou déclarée, telle la personne s’étant placée sous le statut d’auto-entrepreneur ; que cependant, l’existence d’un contrat de travail ne dépend ni de la volonté des parties, ni de la qualification donnée, mais des conditions de fait dans lesquelles s’exerce l’activité du travailleur ; que doit être ainsi considéré comme salarié celui qui, quelle que soit la qualification donnée au contrat, accomplit un travail pour un employeur dans un lien de subordination juridique permanent, lequel résulte du pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements du travailleur ; que pour entrer en voie de condamnation, le jugement entrepris retient que :

"-" les modalités d’exécution du travail accompli pour le compte de la société Nord Picardie santé étaient largement imposées par celle-ci, notamment au regard de l’obligation de respecter l’utilisation du listing des clients potentiels à démarcher ainsi qu’une procédure commerciale précisément définie à l’avance ; qu’il était imposé aux auto-entrepreneurs de rendre très régulièrement compte du résultat des démarches téléphoniques effectuées ; que de surcroît, la société Nord Picardie santé établissait elle-même les factures dont elle était débitrice à l’égard des auto-entrepreneurs ;

"-" les personnes d’abord recrutées comme salariés puis ayant poursuivi sous le statut d’auto-entrepreneur ont conservé exactement les mêmes fonctions assorties des mêmes modalités d’exécution du travail fourni pour le compte de la société Nord Picardie Santé ; qu’il existait une concordance exacte entre la date de création de l’auto-entreprise et la date du début de la mission accomplie pour le compte de la société Nord Picardie santé ;

"-" les auto-entrepreneurs travaillaient exclusivement pour le compte de la société Nord Picardie santé et dans le cadre d’un contrat type commun à tous et selon des conditions imposées par cette dernière, notamment, selon un mode de rémunération identique et imposé par la société Nord Picardie santé ; que ce caractère d’exclusivité plaçait manifestement les auto-entrepreneurs en situation de dépendance économique et de précarité ;

"-" les conditions de création et de radiation des auto-entrepreneurs démontrent que la création répondait exclusivement aux besoins de la société Nord Picardie santé, qui proposait l’activité sous cette forme et aidait à la réalisation des démarches de création ; que les auto-entrepreneurs prenaient l’initiative de la radiation au moment même où le travail fourni pour le compte de l’entreprise cessait ;

"-" le critère d’absence de pouvoir disciplinaire de “ l’employeur “ ne saurait résulter de l’absence de mention expresse dans le contrat liant les parties, dès lors que l’éventuelle sanction consistait en la résiliation du contrat ;

que le tribunal conclut que l’ensemble de ces indices fait ressortir que la société Nord Picardie santé a détourné de son objet le statut d’auto-entrepreneur uniquement dans le but reconnu d’échapper au paiement des charges sociales salariales (24 805 euros d’économies réalisées pour deux contrats de travail déguisés, selon le procès-verbal de l’inspection du travail) ; que la cour ne peut que faire siens ces motifs qui s’appuient sur l’examen des pièces communiquées à l’inspection du travail et les déclarations concordantes des personnes concernées et font ressortir que la relation de travail s’inscrivait dans le cadre d’un service étroitement organisé par la société Nord Picardie santé ; qu’en outre, il importe de relever qu’alors que l’objet du contrat de mandat consiste à chercher à obtenir des rendez-vous auprès de particuliers et de professionnels par le biais de la prospection téléphonique, avec utilisation par l’auto-entrepreneur de son propre matériel téléphonique et informatique, Mmes Nathalie Z..., Vanessa A...et Marjorie B... ont déclaré qu’elles avaient continué de travailler dans les locaux de l’entreprise non seulement pour faire du travail de téléprospection mais encore des tâches de secrétariat ou d’accueil, sans rapport avec l’objet même du mandat ; que ces déclarations sont concordantes entre elles et sont, par ailleurs, corroborées par les mentions manifestement fallacieuses des factures établies par l’entreprise elle-même, faisant apparaître une rémunération de « déplacement clientèle » qui est totalement inconciliable avec une mission de prospection téléphonique et se trouve, par ailleurs, formellement exclue par les stipulations du contrat de mandat (Mmes Nathalie Z...et Vanessa A...) ou encore une rémunération sous forme de « rendez-vous rien à faire » dont la multiplication ne peut qu’interroger (Mme Marjorie B...) ; que cela démontre que les personnes concernées, censées être totalement autonomes dans l’organisation de leur travail, étaient en réalité sous la dépendance totale de l’entreprise qui pouvait leur imposer l’accomplissement de tâches sans rapport avec l’objet du contrat ; qu’enfin, même si, dans les faits, ce sont les auto-entrepreneurs qui, constatant le caractère peu rémunérateur de ce type de relation, ont pris l’initiative de mettre fin au mandat, le contrat accordait au mandant la faculté de résilier le mandat sans indemnité dans l’hypothèse où les rendez-vous fournis par l’auto-entrepreneur seraient de mauvaise qualité et la quantité insuffisante ; qu’ainsi il apparaît que le mandant avait, notamment, la possibilité d’imposer à l’auto-entrepreneur une activité minimale, difficilement conciliable avec l’autonomie qu’implique son statut, mais aussi d’en sanctionner le non-respect ; que de fait, les personnes concernées ont indiqué qu’elles devaient respecter des horaires de travail et ne pouvaient pas prendre des « congés » comme elles l’entendaient ; que Mme Carole C...a précisé que du fait de ces horaires de travail trop contraignants imposés par l’entreprise et de ses charges de famille, elle avait dû renoncer à poursuivre son activité ; qu’ainsi, il est établi que la société Nord Picardie santé, sous couvert d’un contrat de mandat avec des auto-entrepreneurs et donc sans faire de déclaration préalable à l’embauche, a employé en qualité de salariés Mmes Marjorie B..., Vanessa A..., Nathalie De E..., Patricia F...et Carol C... ; qu’il résulte des auditions des personnes concernées et de plusieurs autres salariés que ce sont Mme X...et surtout M. Y...qui les ont incités à abandonner leur statut de salarié ou à renoncer à postuler pour un emploi salarié au profit du statut d’auto-entrepreneur, ce dernier ne dissimulant pas qu’il s’agissait d’économiser sur les charges sociales ; que ces auditions font également ressortir que Mme X...et M. Y...se sont chargés, au moins pour certaines des personnes concernées, des démarches à accomplir, lesquelles ont été faites au moment même où il a été mis fin au contrat de travail ; que de fait, la modification du statut a permis à l’entreprise d’économiser de substantielles charges sociales et s’est traduite, pour les salariés concernés, par une diminution de rémunération alors même que leur durée du travail avait augmenté ; que le caractère intentionnel du délit de travail dissimulé par défaut de déclaration préalable à l’embauche est donc établi ; que Mme X..., en ce qu’elle s’est impliquée personnellement dans le processus de modification de l’organisation de l’entreprise dont elle est la gérante de droit, doit être déclarée coupable du délit d’exécution d’un travail dissimulé par défaut de déclaration préalable à l’embauche des salariés susnommés ; que M. Y...a été désigné par de nombreux salariés comme étant le gérant de fait de la société Nord Picardie santé, dont il était simplement l’associé, pour avoir participé aux entretiens d’embauche et avoir été présent de manière quasi permanente au siège de l’entreprise pour assurer le contrôle des employées envers lesquelles il se montrait autoritaire et parfois incorrect ; que selon ces mêmes témoignages, il remettait les documents de travail à certaines des salariées, gérait les horaires de travail, les tâches et les objectifs, se comportant en véritable patron de l’entreprise ; que Mme Vanessa A...a, par ailleurs, remis aux enquêteurs une carte de visite sur laquelle il se présente comme « responsable administratif », alors qu’il n’est censé avoir aucun rôle au sein de cette entreprise ; qu’ainsi qu’il a été démontré ci-dessus, il s’est impliqué personnellement dans le processus de modification de l’organisation du travail au sein de l’entreprise et il doit donc, en sa qualité de gérant de fait de la société Nord Picardie santé, être également déclaré coupable du délit d’exécution d’un travail dissimulé ; que cette infraction a été commise par Mme X..., la gérante de droit, et par M. Y..., le gérant de fait, pour le compte de la société Nord Picardie santé qui, grâce à ce nouveau mode d’organisation, a économisé des charges sociales et a pu se mettre en position de concurrence favorable par rapport à d’autres entreprises du secteur ; que la personne morale doit donc être également déclarée coupable du délit reproché ; qu’en définitive, c’est à bon droit que le tribunal correctionnel de Laon, après avoir requalifié en contrat de travail la relation ayant existé entre la société Nord Picardie santé et Mmes Marjorie B..., Vanessa A..., Nathalie De E..., Patricia F...et Carol C..., a déclaré les deux prévenus personnes physiques et la personne morale coupables du délit d’exécution d’un travail dissimulé pour avoir omis intentionnellement de procéder à la déclaration préalable à l’embauche ;
” alors que le délit d’exécution de travail dissimulé suppose l’établissement d’un lien de subordination juridique permanent résultant de l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur ayant, notamment, le pouvoir de sanctionner les manquements de son subordonné ; que l’existence d’un tel lien de subordination dépend des conditions de fait concrètes dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; qu’en se bornant, pour déclarer les prévenus coupables des faits d’exécution de travail dissimulé, d’une part, à affirmer, après avoir rappelé les indices retenus par le tribunal, que les pièces communiquées par l’inspection du travail et les déclarations concordantes des personnes concernées feraient ressortir que la relation de travail s’inscrivait dans le cadre d’un service étroitement organisé par la société Nord Picardie santé, d’autre part, à examiner en quoi consistait l’objet du contrat de mandat liant la société aux auto-entrepreneurs, avant de constater que ce sont les auto-entrepreneurs qui ont pris l’initiative de mettre fin à ce contrat, la cour d’appel qui n’a pas caractérisé l’existence d’un lien de subordination juridique permanent des prévenus sur les auto-entrepreneurs ou d’un pouvoir disciplinaire autre que celui purement hypothétique consistant en la résiliation du contrat par les prévenus, n’a pas légalement justifié son arrêt “ ;
Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué, que la société Nord Picardie Santé, exerçant une activité de téléprospection, a fait l’objet d’une enquête de l’inspection du travail courant 2011, à l’issue de laquelle Mme H..., gérante de la société et M. Y..., gérant de fait, ont été poursuivis du chef de travail dissimulé, pour avoir employé de fait d’anciens salariés sous le statut d’auto-entrepreneur en vue de poursuivre pour le compte de la société Nord Picardie l’activité de téléprospection téléphonique ;
Attendu que, pour condamner les prévenus de ce chef, l’arrêt prononce par les motifs reproduits au moyen ;
Attendu qu’en l’état de ses énonciations, d’où il résulte que, sous le couvert de mandats établis entre la société Nord Picardie Santé et plusieurs de ses anciens salariés, ayant pris le statut d’auto-entrepreneurs, ces derniers fournissaient en réalité à ladite société des prestations dans des conditions qui les plaçaient dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celle-ci, et que Mme X...et M. Y...ont commis l’infraction de travail dissimulé pour le compte de la personne morale, la cour d’appel a justifié sa décision au regard des articles L. 8221-5 et L. 8221-6 du code du travail ;
D’où il suit que le moyen, qui revient à remettre en question l’appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause et de la valeur des éléments de preuve contradictoirement débattus, ne saurait être admis ;
Sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles L. 8221-1, 1°, L. 8221-3, L. 8221-4, L. 8221-5, L. 8221-6, L. 8224-1, L. 8224-3, L. 8224-4 et L. 8224-5 du code du travail, 131-38 et 132-24 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
” en ce que l’arrêt attaqué a déclaré les prévenus coupables des faits d’exécution d’un travail dissimulé qui leur étaient reprochés, est entré en voie de condamnation à leur encontre, et a statué sur les intérêts civils ;
” aux motifs que le casier judiciaire de la société Nord Picardie santé, de M. Y...et de Mme X...ne portent mention d’aucune condamnation ; que les peines d’amende prononcées par le premier juge à l’encontre de M. Y...et de Mme X...sont proportionnées à la gravité de la faute pénale commise et doivent être confirmées, sans qu’il soit nécessaire, s’agissant d’une première infraction, d’y ajouter une peine d’emprisonnement assorti du sursis ; que l’exclusion de la condamnation du bulletin numéro 2 du casier judiciaire de Mme X...sera également confirmée au vu des éléments de la procédure et des débats ; que la peine d’amende de 15 000 euros prononcée à l’encontre de la personne morale apparaît quelque peu disproportionnée par rapport à la situation financière réelle de cette société et sera maintenue mais assortie du bénéfice du sursis ;
” alors que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ; que, pour entrer en voie de condamnation à l’encontre de la société Nord Picardie santé, la cour d’appel qui a maintenu la peine d’amende prononcée par le tribunal après avoir constaté le caractère manifestement disproportionné de son montant, n’a pas légalement justifié son arrêt “ ;
Attendu qu’après avoir énoncé que la peine d’amende de 15 000 euros prononcée par le tribunal correctionnel apparaît quelque peu disproportionnée, la cour d’appel condamne la société prévenue à cette amende mais assortie du bénéfice du sursis ;
D’où il suit que le moyen manque en fait ;
Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE les pourvois ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quinze décembre deux mille quinze ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.
Publication :

Décision attaquée : Cour d’appel d’Amiens , du 2 juillet 2014