CJUE AFMB

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

16 juillet 2020 (*)

« Renvoi préjudiciel – Travailleurs migrants – Sécurité sociale – Législation applicable – Règlement (CEE) no 1408/71 – Article 14, point 2, sous a) – Notion de “personne qui fait partie du personnel roulant d’une entreprise” – Règlement (CE) no 883/2004 – Article 13, paragraphe 1, sous b) – Notion d’“employeur” – Chauffeurs routiers exerçant normalement une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres ou États de l’Association européenne de libre-échange (AELE) – Chauffeurs routiers ayant conclu un contrat de travail avec une entreprise mais placés sous l’autorité effective d’une autre entreprise établie dans l’État membre de résidence de ces chauffeurs – Détermination de l’entreprise ayant la qualité d’“employeur” »

Dans l’affaire C‑610/18,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Centrale Raad van Beroep (cour d’appel en matière de sécurité sociale et de fonction publique, Pays-Bas), par décision du 20 septembre 2018, parvenue à la Cour le 25 septembre 2018, dans la procédure

AFMB Ltd e.a.

contre

Raad van bestuur van de Sociale verzekeringsbank,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, Mme R. Silva de Lapuerta, vice-présidente, MM. J.‑C. Bonichot, A. Arabadjiev, E. Regan (rapporteur), P. G. Xuereb, Mme L. S. Rossi et M. I. Jarukaitis, présidents de chambre, MM. E. Juhász, M. Ilešič, J. Malenovský, T. von Danwitz, Mme C. Toader, MM. C. Lycourgos et A. Kumin, juges,

avocat général : M. P. Pikamäe,

greffier : M. M.-A. Gaudissart, greffier adjoint,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 17 septembre 2019,

considérant les observations présentées :

– pour AFMB Ltd e.a., par Me M. van Dam, advocaat,

– pour le Raad van bestuur van de Sociale verzekeringsbank, par M. H. van der Most et Mme M. Wickenhagen, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman et P. Huurnink ainsi que par M. J. Hoogveld, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek, J. Vláčil et J. Pavliš, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement français, par Mmes A.-L. Desjonquères et A. Daly ainsi que par M. R. Coesme, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement chypriote, par Mmes N. Ioannou et D. Kalli, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement hongrois, par M. M. Z. Fehér ainsi que par Mmes M. Tátrai et V. Kiss, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement autrichien, par Mme J. Schmoll et M. G. Hesse, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme Z. Lavery, en qualité d’agent, assistée de Mme K. Apps, barrister,

– pour la Commission européenne, par MM. D. Martin et M. van Beek, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 26 novembre 2019,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 14, point 1, sous a), et de l’article 14, point 2, sous a), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) no 631/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004 (JO 2004, L 100, p. 1) (ci-après le « règlement no 1408/71 »), ainsi que de l’article 12 et de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, tel que modifié par le règlement (UE) no 465/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012 (JO 2012, L 149, p. 4) (ci-après le « règlement no 883/2004 »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant AFMB Ltd, société établie à Chypre, ainsi que des chauffeurs routiers internationaux au Raad van bestuur van de Sociale verzekeringsbank (conseil d’administration de la banque des assurances sociales, Pays-Bas, ci-après la « Svb »), au sujet de décisions par lesquelles la Svb a déclaré applicable à ces chauffeurs routiers la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale.

Le cadre juridique

Le règlement no 1408/71

3 Le titre II du règlement no 1408/71, intitulé « Détermination de la législation applicable », contient les articles 13 à 17 de celui-ci.

4 L’article 13 de ce règlement, intitulé « Règles générales », dispose :

« 1. Sous réserve des articles 14 quater et 14 septies, les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément aux dispositions du présent titre.

2. Sous réserve des articles 14 à 17 :

a) la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de cet État, même si elle réside sur le territoire d’un autre État membre ou si l’entreprise ou l’employeur qui l’occupe a son siège ou son domicile sur le territoire d’un autre État membre ;

[...] »

5 L’article 14 dudit règlement prévoit :

« La règle énoncée à l’article 13 paragraphe 2 point a) est appliquée compte tenu des exceptions et des particularités suivantes :

1) a) la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre au service d’une entreprise dont elle relève normalement et qui est détachée par cette entreprise sur le territoire d’un autre État membre afin d’y effectuer un travail pour le compte de celle-ci, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas douze mois et qu’elle ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne parvenue au terme de la période de son détachement ;

[...]

2) La personne qui exerce normalement une activité salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres est soumise à la législation déterminée comme suit :

a) la personne qui fait partie du personnel roulant ou navigant d’une entreprise effectuant, pour le compte d’autrui ou pour son propre compte, des transports internationaux de passagers ou de marchandises par voies ferroviaire, routière, aérienne ou batelière et ayant son siège sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de ce dernier État. Toutefois :

[...]

ii) la personne occupée de manière prépondérante sur le territoire de l’État membre où elle réside est soumise à la législation de cet État, même si l’entreprise qui l’occupe n’a ni siège, ni succursale, ni représentation permanente sur ce territoire ;

[...] »

6 Selon l’article 84 bis du règlement no 1408/71, les institutions et les personnes couvertes par ce règlement sont tenues à une obligation mutuelle d’information et de coopération pour assurer la bonne application dudit règlement.

Le règlement (CEE) no 574/72

7 L’article 12 bis du règlement (CEE) no 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d’application du règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97, tel que modifié par le règlement (CE) no 647/2005 du Parlement européen et du Conseil, du 13 avril 2005 (JO 2005, L 117, p. 1) (ci-après le « règlement no 574/72 »), prévoit, notamment, des règles relatives à l’échange d’informations entre autorités nationales compétentes pour l’application de l’article 14, paragraphe 2, du règlement no 1408/71.

Le règlement no 883/2004

8 Les considérants 1, 4, 18 bis et 45 du règlement no 883/2004 sont libellés comme suit :

« (1) Les règles de coordination des systèmes nationaux de sécurité sociale s’inscrivent dans le cadre de la libre circulation des personnes et devraient contribuer à l’amélioration de leur niveau de vie et des conditions de leur emploi.

[...]

(4) Il convient de respecter les caractéristiques propres aux législations nationales de sécurité sociale et d’élaborer uniquement un système de coordination.

[...]

(18 bis) Le principe de l’unicité de la législation applicable revêt une grande importance et il convient de le promouvoir davantage. [...]

[...]

(45) Étant donné que l’objectif de l’action envisagée, à savoir l’adoption de mesures de coordination visant à garantir l’exercice effectif de la libre circulation des personnes, ne peut pas être réalisé de manière suffisante par les États membres et peut donc, en raison des dimensions et des effets de cette action, être mieux réalisé au niveau communautaire, la Communauté peut prendre des mesures conformément au principe de subsidiarité consacré à l’article 5 du traité. [...] »

9 L’article 2 de ce règlement, intitulé « Champ d’application personnel », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Le présent règlement s’applique aux ressortissants de l’un des États membres, aux apatrides et aux réfugiés résidant dans un État membre qui sont ou ont été soumis à la législation d’un ou de plusieurs États membres, ainsi qu’aux membres de leur famille et à leurs survivants. »

10 Le titre II dudit règlement, intitulé « Détermination de la législation applicable », comprend les articles 11 à 16 de celui-ci.

11 L’article 11 du même règlement, intitulé « Règles générales », énonce :

« 1. Les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément au présent titre.

[...]

3. Sous réserve des articles 12 à 16 :

a) la personne qui exerce une activité salariée ou non salariée dans un État membre est soumise à la législation de cet État membre ;

[...] »

12 L’article 12 du règlement no 883/2004, intitulé « Règles particulières », est libellé comme suit :

« 1. La personne qui exerce une activité salariée dans un État membre pour le compte d’un employeur y exerçant normalement ses activités, et que cet employeur détache pour effectuer un travail pour son compte dans un autre État membre, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas vingt–quatre mois et que cette personne ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne détachée.

2. La personne qui exerce normalement une activité non salariée dans un État membre et qui part effectuer une activité semblable dans un autre État membre demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de cette activité n’excède pas vingt-quatre mois. »

13 Aux termes de l’article 13, paragraphe 1, de ce règlement :

« La personne qui exerce normalement une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres est soumise :

a) à la législation de l’État membre de résidence, si elle exerce une partie substantielle de son activité dans cet État membre ; ou

b) si elle n’exerce pas une partie substantielle de ses activités dans l’État membre de résidence :

i) à la législation de l’État membre dans lequel l’entreprise ou l’employeur a son siège social ou son siège d’exploitation, si cette personne est salariée par une entreprise ou un employeur ; ou

[...] »

14 Le titre V dudit règlement, intitulé « Dispositions diverses », prévoit, à l’article 76 de celui-ci, lui-même intitulé « Coopération », notamment, diverses possibilités et obligations mutuelles d’information et de coopération pour les institutions et les personnes couvertes par ledit règlement.

15 Le titre VI du même règlement, relatif aux dispositions transitoires et finales, contient les articles 87 à 91 de celui-ci.

16 L’article 90 du règlement no 883/2004, intitulé « Abrogation », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Le règlement [no 1408/71] est abrogé à partir de la date d’application du présent règlement.

Toutefois, le règlement [no 1408/71] reste en vigueur et ses effets juridiques sont préservés aux fins :

[...]

c) de l’accord sur l’Espace économique européen[, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3)], de l’accord entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation des personnes[, signé à Luxembourg le 21 juin 1999, approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2002/309/CE, Euratom du Conseil et de la Commission concernant l’accord de coopération scientifique et technologique, du 4 avril 2002, relative à la conclusion de sept accords avec la Confédération suisse (JO 2002, L 114, p. 6),] et d’autres accords contenant une référence au règlement [no 1408/71], aussi longtemps que lesdits accords ne sont pas modifiés en fonction du présent règlement. »

Le règlement (CE) no 987/2009

17 L’article 16 du règlement (CE) no 987/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, fixant les modalités d’application du règlement no 883/2004 (JO 2009, L 284, p. 1), prévoit, ainsi qu’il découle de son intitulé, une procédure pour l’application de l’article 13 du règlement no 883/2004.

Le litige au principal et les questions préjudicielles

18 AFMB, société constituée le 10 mai 2011 à Chypre, a conclu avec des entreprises de transport établies aux Pays-Bas des conventions de gestion de flotte en vertu desquelles elle s’engageait, contre le versement d’une commission, à pourvoir à la gestion des véhicules poids lourds exploités par ces entreprises dans le cadre de leurs activités, pour le compte et aux risques desdites entreprises. AFMB a également conclu, pour des périodes variables, comprises entre le 1er octobre 2011 et le 26 mai 2015, des contrats de travail avec des chauffeurs routiers internationaux résidant aux Pays-Bas. Aux termes de ces contrats, AFMB était désignée comme étant l’employeur de ces travailleurs et le droit du travail chypriote était déclaré applicable.

19 Selon les constatations de la juridiction de renvoi, avant la conclusion de ces contrats de travail, les chauffeurs routiers internationaux concernés n’avaient jamais habité ni travaillé à Chypre. Pendant l’exécution de ces contrats, ils ont continué à habiter aux Pays-Bas et ont exercé, pour le compte desdites entreprises de transport, leur activité dans deux ou plusieurs États membres, voire, pour certains de ces chauffeurs routiers, également dans un ou plusieurs États de l’Association européenne de libre-échange (AELE). Il ressort également de la décision de renvoi que, au cours de cette période, ces chauffeurs routiers n’exerçaient pas aux Pays-Bas une partie substantielle de leurs activités. Par ailleurs, certains étaient précédemment salariés de ces mêmes entreprises.

20 AFMB a, en application de l’article 16 du règlement no 987/2009, demandé à la Svb de confirmer que, au titre de cette même période, les chauffeurs routiers internationaux avec lesquels elle avait conclu lesdits contrats de travail ne relevaient pas, en vertu de l’article 13 du règlement no 883/2004, de la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale. Elle a indiqué à cet égard, notamment, que l’institution chypriote compétente ne pouvait délivrer de certificats A 1 pour ces chauffeurs routiers tant que la Svb n’avait pas confirmé que la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale ne leur était pas applicable.

21 Par des décisions prises au cours du mois d’octobre 2013, la Svb a déclaré la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale applicable aux chauffeurs routiers et a délivré des certificats A 1 en ce sens.

22 Ces décisions ont été confirmées, après une réclamation introduite par AFMB, par des décisions de la Svb adoptées au cours du mois de juillet 2014.

23 AFMB et un certain nombre de chauffeurs routiers ayant conclu des contrats de travail avec celle-ci ont saisi le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas) d’un recours contre ces dernières décisions de la Svb. Par jugement du 25 mars 2016, cette juridiction a rejeté ce recours.

24 AFMB et une partie de ces chauffeurs routiers ont interjeté appel devant la juridiction de renvoi.

25 À la suite dudit recours, la procédure de dialogue et de conciliation qui avait été entamée, au sujet des certificats A 1 délivrés par la Svb, par l’institution chypriote compétente conformément à la décision A 1 de la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale, du 12 juin 2009, concernant l’établissement d’une procédure de dialogue et de conciliation relative à la validité des documents, à la détermination de la législation applicable et au service des prestations au titre du règlement no 883/2004 (JO 2010, C 106, p. 1), a été suspendue.

26 Dans le cadre du litige au principal, la juridiction de renvoi s’interroge, en premier lieu, sur le point de savoir si les chauffeurs routiers au principal doivent être considérés comme « faisant partie du personnel » d’AFMB ou des entreprises de transport, au sens de l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71, et comme ayant pour « employeur » la première ou les secondes, au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004. Cette juridiction cherche ainsi à déterminer la ou les entreprises devant se voir reconnaître la qualité d’employeur desdits chauffeurs aux fins de l’application de ces dispositions ainsi que les critères à prendre en considération à cet effet. Cette question revêtirait une importance décisive pour le litige au principal en ce qu’elle permettrait d’identifier la législation nationale en matière de sécurité sociale applicable à ces chauffeurs.

27 À cet égard, la juridiction de renvoi fait observer que les règlements nos 1408/71 et 883/2004 ne définissent pas la notion d’« employeur » ni ne renvoient aux législations nationales à cette fin.

28 Cette juridiction estime toutefois qu’il existe de nombreux éléments militant en faveur d’une interprétation du droit de l’Union en ce sens que, dans une affaire telle que celle au principal, les entreprises de transport doivent se voir reconnaître la qualité d’employeur des chauffeurs routiers, mais elle fait observer qu’une telle interprétation présente également des inconvénients en termes d’identification de la législation nationale applicable en matière de sécurité sociale.

29 En deuxième lieu, dans l’hypothèse où la Cour estimerait qu’une entreprise ayant conclu des contrats de travail avec les chauffeurs routiers, telle qu’AFMB, doit être considérée comme étant leur employeur, la juridiction de renvoi s’interroge sur une éventuelle application par analogie à la situation de l’espèce des conditions spécifiques au régime de détachement prévu par les règlements nos 1408/71 et 883/2004.

30 En troisième lieu, dans l’hypothèse évoquée au point précédent et dans le cas où la deuxième question appellerait une réponse négative, la juridiction de renvoi se demande si des circonstances telles que celles en cause au principal sont constitutives d’un abus de droit. À cet égard, elle fait observer que, en l’occurrence, alors même que le droit de l’Union consacre la liberté d’établissement, les entreprises de transport au principal et AFMB avaient manifestement pour objectif essentiel commun de contourner la législation et la réglementation néerlandaises en créant artificiellement les conditions permettant de tirer un avantage du droit de l’Union. Dans le cas où un tel abus serait constaté, cette juridiction s’interroge sur les conséquences qui devraient en être tirées pour la résolution du litige au principal.

31 Dans ces conditions, le Centrale Raad van Beroep (cour d’appel en matière de sécurité sociale et de fonction publique, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) a) Faut-il interpréter l’article 14, point 2, sous a), du règlement [no 1408/71] en ce sens que, dans des circonstances telles celles [du litige] au principal, le chauffeur de poids lourds salarié dans le transport international routier est réputé faire partie du personnel roulant :

i) de l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est effectivement pour une durée indéterminée, qui exerce l’autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, ou

ii) de l’entreprise qui a officiellement conclu un contrat de travail avec le chauffeur de poids lourds et qui payait à l’intéressé un salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport visée au point i) et versait à ce titre des cotisations dans l’État membre où se trouve le siège de cette entreprise et non pas dans l’État membre où se trouve le siège de l’entreprise de transport visée au point i) ;

iii) aussi bien de l’entreprise visée au point i) que de l’entreprise visée au point ii) ?

b) Faut-il interpréter l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement [no 883/2004] en ce sens que, dans des circonstances telles celles [du litige] au principal, l’employeur du chauffeur de poids lourds salarié dans le transport international routier est réputé être :

i) l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est effectivement pour une durée indéterminée, qui exerce l’autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, ou

ii) l’entreprise qui a officiellement conclu un contrat de travail avec le chauffeur routier et qui payait à l’intéressé un salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport visée au point i), et versait à ce titre des cotisations dans l’État membre où se trouve le siège de cette entreprise et non pas dans l’État membre où se trouve le siège de l’entreprise de transport visée au point i) ;

iii) aussi bien l’entreprise visée au point i) que l’entreprise visée au point ii) ?

2) Au cas où, dans des circonstances telles celles [du litige] au principal, l’entreprise visée à la première question, sous a), ii), et à la première question, sous b), ii), est considérée être l’employeur :

Les conditions spécifiques auxquelles des employeurs, tels des agences intérimaires et d’autres intermédiaires, peuvent invoquer les exceptions au principe de l’État d’emploi, inscrites à l’article 14, point 1, sous a), du règlement [no 1408/71] et à l’article 12 du règlement [no 883/2004], valent-elles également par analogie dans [le litige] au principal, en tout ou en partie, aux fins de l’application de l’article 14, point 2, sous a), du règlement [no 1408/71] et de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement [no 883/2004] ?

3) Au cas où, dans des circonstances telles celles [du litige] au principal, l’entreprise visée à la première question, sous a), ii), et à la première question, sous b), ii), est considérée être l’employeur et où la deuxième question appelle une réponse négative :

Les faits et circonstances [caractérisant le litige au principal] sont-ils constitutifs d’une situation à qualifier d’abus du droit de l’Union ou d’abus du droit de l’AELE ? Le cas échéant, quelle en est la conséquence ? »

Sur les questions préjudicielles

Observations liminaires

32 Les gouvernements tchèque, chypriote, autrichien et du Royaume–Uni mettent en doute l’applicabilité ratione temporis du règlement no 1408/71 au litige au principal au motif que les périodes d’activité concernées sont toutes postérieures à la date à laquelle ce règlement a été remplacé par le règlement no 883/2004. Ils considèrent que la Cour devrait, dès lors, répondre aux questions posées uniquement en ce qu’elles portent sur le règlement no 883/2004.

33 À cet égard, il y a lieu de faire observer que, ainsi qu’il ressort du point 18 du présent arrêt, les périodes au cours desquelles les chauffeurs routiers au principal étaient liés à AFMB par un contrat de travail sont toutes postérieures au 1er mai 2010, date à laquelle le règlement no 1408/71 a été abrogé et remplacé par le règlement no 883/2004.

34 Il s’ensuit que ce dernier règlement est applicable à la situation des chauffeurs routiers au principal qui exerçaient leur activité professionnelle dans deux ou plusieurs États membres.

35 S’agissant des chauffeurs routiers au principal qui exerçaient leur activité professionnelle à la fois dans un ou plusieurs États membres et dans un ou plusieurs États de l’AELE, il y a lieu de rappeler que, conformément à l’article 90 du règlement no 883/2004, le règlement no 1408/71 est resté en vigueur et ses effets juridiques ont été préservés, aux fins, notamment, de l’accord sur l’Espace économique européen et de l’accord entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation des personnes, aussi longtemps que lesdits accords n’ont pas été modifiés en fonction du règlement no 883/2004. Or, ce dernier règlement n’est devenu applicable, à la suite de telles modifications, qu’à compter du 1er avril 2012 à la Confédération suisse et à partir du 1er juin 2012 à l’Islande, au Liechtenstein et à la Norvège.

36 Il s’ensuit que le règlement no 1408/71 était encore en vigueur, dans ces États de l’AELE, au cours d’une partie des périodes en cause au principal et que, si, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, des chauffeurs routiers ont exercé leur activité sur le territoire de l’un de ces États lors de périodes antérieures à l’une de ces dates, ce règlement serait applicable dans cette mesure.

37 Dans ces conditions, il y a lieu, afin de fournir tous les éléments de réponse utiles à la juridiction de renvoi, de prendre en compte, dans le contexte de la présente affaire, tant le règlement no 1408/71 que le règlement no 883/2004.

Sur la première question

38 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71 et l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004 doivent être interprétés en ce sens que l’employeur d’un chauffeur routier international, au sens de ces dispositions, est l’entreprise de transport qui a recruté ce chauffeur, à la pleine disposition de laquelle celui-ci se trouve effectivement, qui exerce l’autorité effective sur ledit chauffeur et à laquelle incombe dans les faits la charge salariale correspondante, ou l’entreprise avec laquelle ledit chauffeur routier a conclu un contrat de travail et qui lui verse son salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport.

39 Il ressort de la décision de renvoi que cette question trouve son origine dans un désaccord entre les parties au principal concernant la législation nationale en matière de sécurité sociale applicable aux chauffeurs routiers internationaux, titulaires d’un contrat de travail avec AFMB mais exerçant leur activité pour le compte des entreprises de transport en cause au principal. En effet, la Svb estime que seules ces entreprises de transport, établies aux Pays-Bas, doivent être qualifiées d’employeurs de ces chauffeurs, de sorte que la législation néerlandaise est applicable à ces derniers, tandis qu’AFMB et lesdits chauffeurs routiers considèrent qu’AFMB doit être qualifiée d’employeur et que, dans la mesure où son siège social se trouve à Chypre, la législation chypriote leur est applicable.

40 À cet égard, il y a lieu de rappeler que les dispositions du titre II du règlement no 1408/71, dont fait partie l’article 14, point 2, sous a), de celui-ci, ainsi que celles du titre II du règlement no 883/2004, dont fait partie l’article 13, paragraphe 1, sous b), de celui-ci, constituent des systèmes complets et uniformes de règles de conflit de lois. Ces dispositions ont en effet pour but non seulement d’éviter l’application simultanée de plusieurs législations nationales et les complications qui peuvent en résulter, mais également d’empêcher que les personnes entrant dans le champ d’application de l’un de ces règlements soient privées de protection en matière de sécurité sociale, faute de législation qui leur serait applicable (voir, en ce sens, arrêts du 1er février 2017, Tolley, C‑430/15, EU:C:2017:74, point 58, et du 25 octobre 2018, Walltopia, C‑451/17, EU:C:2018:861, point 41).

41 Ainsi, dès lors qu’une personne relève du champ d’application personnel du règlement no 1408/71 ou du règlement no 883/2004, tel qu’il est défini à l’article 2 de chacun de ces règlements, la règle de l’unicité énoncée, respectivement, à l’article 13, paragraphe 1, du règlement no 1408/71 et à l’article 11, paragraphe 1, du règlement no 883/2004 est, en principe, applicable et la législation nationale applicable est déterminée conformément aux dispositions du titre II de l’un de ces règlements (voir, en ce sens, arrêts du 1er février 2017, Tolley, C‑430/15, EU:C:2017:74, point 59, et du 25 octobre 2018, Walltopia, C‑451/17, EU:C:2018:861, point 42).

42 À cette fin, l’article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71 et l’article 11, paragraphe 3, sous a), du règlement no 883/2004 posent le principe selon lequel la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de cet État.

43 Ce principe est cependant formulé, dans la première de ces dispositions, « [s]ous réserve des articles 14 à 17 » du règlement no 1408/71 et, dans la seconde de ces dispositions, « [s]ous réserve des articles 12 à 16 » du règlement no 883/2004. En effet, dans certaines situations particulières, l’application pure et simple dudit principe risquerait non pas d’éviter, mais, au contraire, de créer, tant pour le travailleur que pour l’employeur et les organismes de sécurité sociale, des complications administratives dont l’effet pourrait être d’entraver l’exercice de la libre circulation des personnes couvertes par ces règlements (voir, en ce sens, arrêts du 13 septembre 2017, X, C‑570/15, EU:C:2017:674, point 16, ainsi que du 6 février 2018, Altun e.a., C‑359/16, EU:C:2018:63, point 31).

44 Parmi ces situations particulières figure celle, visée, respectivement, à l’article 14, point 2, du règlement no 1408/71 et à l’article 13, paragraphe 1, du règlement no 883/2004, de la personne qui exerce normalement une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres.

45 En particulier, conformément à l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71, la personne qui fait partie du personnel roulant d’une entreprise effectuant, pour le compte d’autrui ou pour son propre compte, des transports internationaux de marchandises par voie routière et ayant son siège sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de ce dernier État si, comme c’est le cas pour les chauffeurs routiers au principal auxquels ce règlement a vocation à s’appliquer, cette personne n’est pas occupée de manière prépondérante sur le territoire de l’État membre où elle réside, auquel cas elle serait soumise à la législation de son État membre de résidence.

46 Quant à l’article 13, paragraphe 1, du règlement no 883/2004, il prévoit, à son point b), i), que la personne qui exerce normalement une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres et qui n’exerce pas une partie substantielle de cette activité dans l’État membre de sa résidence est soumise à la législation de l’État membre dans lequel l’entreprise ou l’employeur a son siège social ou son siège d’exploitation, si elle est salariée par une entreprise ou un employeur. La Cour a précisé, à cet égard, qu’une personne ne peut relever du champ d’application de cet article 13 qu’à la condition qu’elle exerce habituellement des activités significatives sur le territoire de deux ou plusieurs États membres (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2017, X, C‑570/15, EU:C:2017:674, points 18 et 19). Ainsi qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour, cette condition est remplie dans le cas des chauffeurs routiers au principal.

47 Il ressort des indications fournies par la juridiction de renvoi que les entreprises de transport en cause au principal ont toutes leur siège aux Pays-Bas. S’agissant d’AFMB, cette juridiction souligne que son siège doit être regardé comme étant situé à Chypre, de sorte qu’il y a lieu de se fonder sur cette prémisse.

48 Dans ces conditions, et ainsi que l’a fait observer, en substance, la juridiction de renvoi, l’interprétation de la notion de « personne qui fait partie du personnel [...] d’une entreprise », au sens de l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71, et de la notion d’« employeur », au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement no 883/2004, notion à laquelle il convient d’assimiler, dans ce contexte, celle d’« entreprise », utilisée par la même disposition de ce dernier règlement, revêt une importance décisive aux fins de déterminer la législation nationale de sécurité sociale applicable aux chauffeurs routiers au principal.

49 À cet égard, il convient de faire observer que ces règlements ne procèdent, aux fins de déterminer la signification desdites notions, à aucun renvoi aux législations ou aux pratiques nationales.

50 Or, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte non seulement des termes de celle-ci, mais également du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (arrêt du 19 mars 2020, Compañía de Tranvías de La Coruña, C‑45/19, EU:C:2020:224, point 14 et jurisprudence citée).

51 Les notions visées au point 48 du présent arrêt jouant un rôle déterminant dans l’identification de la législation nationale applicable en matière de sécurité sociale au titre des règles de conflit de lois prévues, respectivement, à l’article 14 du règlement no 1408/71 et à l’article 13 du règlement no 883/2004, une interprétation autonome de ces notions est d’autant plus essentielle, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé en substance au point 39 de ses conclusions, en raison de la règle de l’unicité rappelée au point 41 du présent arrêt, selon laquelle doit être désignée comme applicable la législation d’un seul État membre.

52 S’agissant, tout d’abord, des termes utilisés, il convient, selon une jurisprudence constante de la Cour, de tenir compte de leur sens habituel dans le langage courant en l’absence de toute définition, dans le règlement no 1408/71 ou le règlement no 883/2004, des notions correspondantes de « personne qui fait partie du personnel [...] d’une entreprise », au sens de l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71, et d’« employeur », au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement no 883/2004 (voir, par analogie, arrêt du 3 septembre 2014, Deckmyn et Vrijheidsfonds, C‑201/13, EU:C:2014:2132, point 19 ainsi que jurisprudence citée).

53 En ce qui concerne le sens habituel de ces termes, il convient de faire observer que, en règle générale, la relation entre un « employeur » et son « personnel » salarié implique l’existence d’un lien de subordination entre ceux-ci.

54 Ensuite, pour ce qui est du contexte dans lequel les notions visées au point 48 du présent arrêt s’inscrivent, il y a lieu, d’emblée, de rappeler que l’application du système de règles de conflit de lois instauré par les règlements dans lesquels s’insèrent ces notions ne dépend que de la situation objective dans laquelle se trouve le travailleur intéressé (voir, en ce sens, arrêt du 4 juin 2015, Fischer–Lintjens, C‑543/13, EU:C:2015:359, point 38 et jurisprudence citée).

55 En outre, dans le cadre de l’interprétation des règlements en matière de sécurité sociale ayant précédé le règlement no 883/2004, notamment de celle des dispositions relatives aux règles de conflit de lois en cas de détachement des travailleurs, contenues à l’article 13, sous a), du règlement no 3 du Conseil CEE, du 25 septembre 1958, concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants (JO 1958, 30, p. 561), puis à l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71, la Cour a jugé, en substance, que l’entreprise dont « relève normalement » le travailleur, au sens desdites dispositions, est celle sous l’autorité de laquelle il est placé, une telle condition se déduisant de l’ensemble des circonstances de l’occupation en cause (voir, en ce sens, arrêts du 5 décembre 1967, van der Vecht, 19/67, EU:C:1967:49, p. 457, et du 10 février 2000, FTS, C‑202/97, EU:C:2000:75, point 24).

56 La Cour a notamment jugé qu’une entreprise ayant détaché un travailleur salarié sur le territoire d’un autre État membre pour y effectuer un travail auprès d’une autre entité devait être considérée comme étant le seul employeur de ce travailleur, en particulier eu égard à la continuité, pour toute la durée de l’emploi, du lien de subordination entre ledit travailleur et cet employeur, de sorte que ce travail devait être réputé avoir été effectué pour cette entreprise, au sens de l’article 13, sous a), du règlement no 3. La Cour a précisé que ce lien de subordination résultait, notamment, du fait que l’entreprise en question réglait le salaire et pouvait licencier ce même travailleur en raison des fautes qu’il aurait commises dans l’accomplissement de son travail auprès de l’entité utilisatrice (voir, en ce sens, arrêt du 17 décembre 1970, Manpower, 35/70, EU:C:1970:120, points 17, 18 et 20).

57 La Cour a également souligné que, pour apprécier si un travailleur relève de la notion de « personne qui exerce normalement une activité salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres », au sens de l’article 14, point 2, du règlement no 1408/71, notion qui figure désormais à l’article 13, paragraphe 1, du règlement no 883/2004, il y a lieu de tenir compte de l’existence éventuelle d’une divergence entre, d’une part, les informations prévues par les contrats de travail en cause et, d’autre part, la manière dont les obligations ont été exécutées en pratique dans le cadre de ces contrats (voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe, C‑115/11, EU:C:2012:606, point 41).

58 En particulier, la Cour a précisé que l’institution concernée peut, le cas échéant, tenir compte, en plus du libellé des documents contractuels, d’éléments tels que la manière dont les contrats de travail entre l’employeur et le travailleur concernés ont été exécutés en pratique dans le passé, les circonstances entourant la conclusion de ces contrats et, plus généralement, les caractéristiques et les modalités des activités exercées par l’entreprise concernée, dans la mesure où ces éléments peuvent éclairer la nature réelle du travail en question (arrêt du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe, C‑115/11, EU:C:2012:606, point 45).

59 La Cour a ajouté que, s’il ressort d’éléments pertinents autres que des documents contractuels que la situation d’un travailleur salarié diffère, en fait, de celle décrite dans de tels documents, l’obligation d’appliquer le règlement no 1408/71 correctement signifie qu’il incombe à l’institution concernée, quel que soit le libellé des documents contractuels, de fonder ses constatations sur la situation réelle du travailleur salarié (voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe, C‑115/11, EU:C:2012:606, point 46).

60 Compte tenu des éléments mentionnés aux points 52 à 59 du présent arrêt, il y a lieu, s’agissant des notions visées au point 48 de cet arrêt, de tenir compte de la situation objective dans laquelle se trouve le travailleur salarié concerné et de l’ensemble des circonstances de son occupation.

61 Dans ce contexte, si la conclusion d’un contrat de travail entre le travailleur salarié et une entreprise peut être un indicateur de l’existence d’un lien de subordination entre le premier et la seconde, cette circonstance ne saurait, à elle seule, permettre de conclure de manière décisive à l’existence d’un tel lien. En effet, encore convient-il, aux fins d’une telle conclusion, d’avoir égard non pas seulement aux informations formellement contenues dans le contrat de travail mais également à la manière dont les obligations incombant tant au travailleur qu’à l’entreprise en question sont exécutées en pratique dans le cadre de ce contrat. Ainsi, quel que soit le libellé des documents contractuels, il y a lieu d’identifier l’entité sous l’autorité effective de laquelle est placé le travailleur, à laquelle incombe, dans les faits, la charge salariale correspondante et qui dispose du pouvoir effectif de licencier ce travailleur.

62 Il convient de relever que l’interprétation exposée aux points 60 et 61 du présent arrêt est confortée par les objectifs poursuivis par les dispositions mentionnées au point 48 de cet arrêt ainsi que, plus généralement, par les règlements nos 1408/71 et 883/2004 dans leur ensemble.

63 À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’objectif du règlement no 1408/71 est d’assurer la libre circulation des travailleurs salariés et non salariés dans l’Union européenne, tout en respectant les caractéristiques propres aux législations nationales de sécurité sociale (voir, en ce sens, arrêt du 9 mars 2006, Piatkowski, C‑493/04, EU:C:2006:167, point 19). De même, ainsi qu’il ressort, notamment, de ses considérants 1 et 45, le règlement no 883/2004 a pour objectif d’assurer une coordination entre les systèmes nationaux de sécurité sociale des États membres afin de garantir l’exercice effectif de la libre circulation des personnes et, ainsi, de contribuer à l’amélioration du niveau de vie et des conditions d’emploi des personnes qui se déplacent au sein de l’Union (arrêt du 13 juillet 2017, Szoja, C‑89/16, EU:C:2017:538, point 34). En effet, ce dernier règlement a procédé à la modernisation et à la simplification des règles contenues dans le règlement no 1408/71, tout en conservant le même objectif que ce dernier (arrêt du 6 juin 2019, V, C‑33/18, EU:C:2019:470, point 41 et jurisprudence citée).

64 Comme il ressort des points 42 à 44 du présent arrêt, l’article 14, point 2, du règlement no 1408/71 s’inscrit dans cet objectif en ce qu’il prévoit des règles dérogatoires à la règle de l’État membre d’emploi prévue à l’article 13, paragraphe 2, sous a), de ce règlement précisément afin d’éviter les complications qui, autrement, pourraient résulter de l’application de cette dernière règle à des situations impliquant l’exercice d’activités dans deux ou plusieurs États membres. Il en va de même de l’article 13, paragraphe 1, du règlement no 883/2004, qui a simplifié les règles qui figuraient à l’article 14, point 2, du règlement no 1408/71 tout en visant, à l’instar de cette dernière disposition, à éviter ces mêmes complications.

65 Dans cette optique, les règles dérogatoires prévues dans les dispositions mentionnées au point 48 du présent arrêt visent à assurer que, conformément à la règle de l’unicité rappelée au point 41 de cet arrêt, les travailleurs salariés exerçant des activités dans deux ou plusieurs États membres ne soient soumis à la législation que d’un seul État membre, en fixant à cet effet des critères de rattachement qui prennent en compte la situation objective de ces travailleurs afin de faciliter leur liberté de circulation.

66 Or, une interprétation des notions employées dans ces dispositions qui ne tiendrait pas compte de la situation objective du travailleur salarié mais serait fondée uniquement sur des considérations formelles, telles que la conclusion d’un contrat de travail, reviendrait à permettre aux entreprises de déplacer le lieu devant être retenu comme pertinent aux fins de la détermination de la législation nationale de sécurité sociale applicable, sans qu’un tel déplacement s’inscrive, en réalité, dans l’objectif consistant à garantir l’exercice effectif de la libre circulation des travailleurs.

67 En outre, permettre aux entreprises de déplacer le lieu devant être retenu comme pertinent aux fins de la détermination de la législation nationale de sécurité sociale applicable, de la manière exposée au point précédent, reviendrait à méconnaître le fait que, ainsi qu’il découle de la jurisprudence rappelée au point 54 du présent arrêt, les règles de conflit de lois prévues, notamment, à l’article 14, point 2, du règlement no 1408/71 et à l’article 13, paragraphe 1, du règlement no 883/2004 dépendent non pas du libre choix du travailleur salarié, des entreprises ou des autorités nationales compétentes, mais de la situation objective dans laquelle ce travailleur se trouve.

68 Certes, le système mis en place par chacun de ces règlements est uniquement un système de coordination des législations des États membres en matière de sécurité sociale et non une harmonisation desdites législations. Or, il est inhérent à un tel système qu’il subsiste des différences entre les régimes de sécurité sociale des États membres, notamment en ce qui concerne le niveau des cotisations sociales à acquitter au titre de l’exercice d’une activité donnée (voir, en ce sens, arrêts du 15 janvier 1986, Pinna, 41/84, EU:C:1986:1, point 20, ainsi que du 9 mars 2006, Piatkowski, C‑493/04, EU:C:2006:167, point 20 et jurisprudence citée).

69 Toutefois, l’objectif desdits règlements, tel que rappelé au point 63 du présent arrêt, risquerait d’être compromis si l’interprétation retenue des notions visées au point 48 de cet arrêt revenait à faciliter la possibilité pour les entreprises de faire usage de montages purement artificiels afin d’utiliser la réglementation de l’Union dans le seul but de tirer avantage des différences existant entre les régimes nationaux. En particulier, un tel usage de cette réglementation risquerait d’exercer une pression vers le bas sur les systèmes de sécurité sociale des États membres et éventuellement, en fin de compte, sur le niveau de protection offert par ceux-ci.

70 Enfin, les considérations qui précèdent ne sauraient être remises en cause par l’argument selon lequel ces notions devraient être fondées exclusivement sur le critère de l’existence d’un contrat de travail, dès lors que ce critère, aisé à vérifier, présenterait des avantages en termes de sécurité juridique en ce qu’il permettrait de garantir une meilleure prévisibilité du régime de sécurité sociale applicable.

71 En effet, ainsi que l’a soutenu à juste titre le gouvernement néerlandais, interpréter lesdites notions au moyen de critères qui visent à déterminer la situation réelle du travailleur concerné permet précisément d’assurer le respect du principe de sécurité juridique.

72 Au demeurant, tant les règlements nos 1408/71 et 574/72 que les règlements nos 883/2004 et 987/2009 prévoient des mécanismes d’information et de coopération visant à assurer la bonne application des dispositions mentionnées au point 48 du présent arrêt.

73 Ainsi, d’une part, outre le fait que l’article 84 bis du règlement no 1408/71 impose aux institutions et aux personnes couvertes par celui-ci une obligation mutuelle d’information et de coopération, l’article 12 bis du règlement no 574/72 prévoit, notamment, des règles relatives à l’échange d’informations aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 2, du règlement no 1408/71.

74 D’autre part, les possibilités et les obligations mutuelles d’information et de coopération prévues par le règlement no 883/2004 pour les institutions et les personnes couvertes par ce règlement, telles que celles figurant à l’article 76 dudit règlement, et la procédure pour l’application de l’article 13 de ce même règlement, prévue à l’article 16 du règlement no 987/2009, visent à permettre aux institutions et aux personnes concernées de disposer des éléments nécessaires aux fins d’assurer la bonne application de la notion d’« employeur » dans le cadre de la détermination de la législation applicable au titre de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004.

75 Il ressort des considérations qui précèdent que, aux fins tant de l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71 que de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement no 883/2004, un chauffeur routier international doit être considéré comme étant employé non pas par l’entreprise avec laquelle il a formellement conclu un contrat de travail mais par l’entreprise de transport qui exerce l’autorité effective sur lui, à laquelle incombe, dans les faits, la charge salariale correspondante et qui dispose du pouvoir effectif de le licencier.

76 En l’occurrence, il ressort des indications fournies par la juridiction de renvoi que les chauffeurs routiers concernés étaient liés, au cours des périodes en cause au principal, à AFMB par des contrats de travail dans lesquels AFMB était désignée comme étant l’employeur de ces travailleurs et le droit du travail chypriote était déclaré applicable.

77 Toutefois, il ressort de la demande de décision préjudicielle que ces chauffeurs routiers, qui ont toujours maintenu leur résidence aux Pays-Bas au cours de ces périodes, avaient été, avant la conclusion des contrats de travail avec AFMB, choisis par les entreprises de transport elles-mêmes et qu’ils ont exercé, après la conclusion desdits contrats, leur activité professionnelle pour le compte et au risque de ces entreprises de transport. En outre, si les conventions de gestion de flotte conclues entre lesdites entreprises de transport et AFMB confiaient à cette dernière la gestion des véhicules poids lourds et si AFMB était chargée de la gestion des salaires, il découle des indications de la juridiction de renvoi que, en réalité, la charge effective de ces salaires était assumée, au moyen de la commission versée à AFMB, par les entreprises de transport en cause au principal. Par ailleurs, la décision d’une entreprise de transport de ne plus recourir aux services d’un chauffeur routier emportait, en règle générale, licenciement immédiat de ce dernier par AFMB de sorte que, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, l’entreprise de transport disposait du pouvoir effectif de licenciement.

78 Enfin, il importe d’ajouter qu’une partie des chauffeurs routiers au principal étaient, antérieurement à la conclusion des contrats de travail avec AFMB, déjà salariés des entreprises de transport et que, conformément aux constatations opérées par la juridiction de renvoi, « le cours quotidien des choses n’a pas changé ou à peine après l’intervention d’AFMB dans la relation entre les [chauffeurs routiers] et [ces entreprises] », ceux-ci continuant à être, en fait, à la pleine disposition et sous l’autorité desdites entreprises.

79 Il découle des indications qui précèdent que, quelle que soit la réglementation de l’Union dont relèvent les chauffeurs routiers au principal, à savoir le règlement no 1408/71 ou le règlement no 883/2004, ces derniers semblent avoir fait partie, au cours des périodes en cause, du personnel des entreprises de transport et avoir eu ces entreprises comme employeurs, au sens, respectivement, de l’article 14, point 2, sous a), de ce premier règlement et de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du second règlement, si bien que la législation de sécurité sociale qui leur est applicable semble être la législation néerlandaise, ce qu’il appartient néanmoins à la juridiction de renvoi de vérifier.

80 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 14, point 2, sous a), du règlement no 1408/71 et l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement no 883/2004 doivent être interprétés en ce sens que l’employeur d’un chauffeur routier international, au sens de ces dispositions, est l’entreprise qui exerce l’autorité effective sur ce chauffeur routier, supporte, en fait, la charge salariale correspondante et dispose du pouvoir effectif de le licencier, et non l’entreprise avec laquelle ledit chauffeur routier a conclu un contrat de travail et qui est formellement présentée dans ce contrat comme étant l’employeur de ce même chauffeur.

Sur les deuxième et troisième questions

81 Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre aux deuxième et troisième questions.

Sur les dépens

82 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

L’article 14, point 2, sous a), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996, tel que modifié par le règlement (CE) no 631/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, ainsi que l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, tel que modifié par le règlement (UE) no 465/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, doivent être interprétés en ce sens que l’employeur d’un chauffeur routier international, au sens de ces dispositions, est l’entreprise qui exerce l’autorité effective sur ce chauffeur routier, supporte, en fait, la charge salariale correspondante et dispose du pouvoir effectif de le licencier, et non l’entreprise avec laquelle ledit chauffeur routier a conclu un contrat de travail et qui est formellement présentée dans ce contrat comme étant l’employeur de ce même chauffeur.