Escroquerie au préjudice du Trésor Public - facturation fictive - fausse sous-traitance internationale

Cour de cassation

chambre criminelle

Audience publique du 16 janvier 1996

N° de pourvoi : 95-80772

Non publié au bulletin

Rejet

Président : M. MILLEVILLE conseiller, président

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le seize janvier mil neuf cent quatre-vingt-seize, a rendu l’arrêt suivant :

Sur le rapport de Mme le conseiller référendaire BATUT, les observations de Me B... et de la société civile professionnelle LYON-CAEN, FABIANI et THIRIEZ, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général PERFETTI ;

Statuant sur les pourvois formés par :

 RODRIGUES Joao Z..., - FERNANDEZ X..., contre l’arrêt de la cour d’appel de COLMAR, chambre correctionnelle, du 9 décembre 1994, qui, pour participation à une opération de prêt illicite de main d’oeuvre et marchandage et, en ce qui concerne le premier, pour escroquerie, a condamné celui-ci à 1 an d’emprisonnement dont 6 mois avec sursis ainsi qu’à une amende de 50 000 francs, le second à 8 mois d’emprisonnement avec sursis et 50 000 francs d’amende, a ordonné la publication de la décision et prononcé sur les intérêts civils ;

Joignant les pourvois en raison de la connexité ;

Vu les mémoires produits ;

Sur le premier moyen de cassation proposé en faveur de Joao Manuel A... pris de la violation des articles L. 125-1 et L. 125-3 du Code du travail, 593 du Code de procédure pénale, contradiction de motifs et manque de base légale ;

”en ce que l’arrêt a confirmé le jugement déclarant Joao Manuel A... coupable des délits de marchandage et de prêt de main d’oeuvre illicite ;

”aux motifs que cette main d’oeuvre n’était pas cependant mal payée (1.250 escudos de l’heure, soit environ 50 F.F.), ce qui lui conférait des revenus qui pouvaient aller jusqu’à 15 000 francs ou même 20 000 francs par mois, alors qu’au Portugal, le salaire minimum est un peu inférieur à 2 000 F.F ;

que bien que la STIM soit largement dépendante d’Assistance soudure, la Cour n’est pas cependant d’avis de retenir sa fictivité totale, dans la mesure où elle était régulièrement constituée et inscrite au Portugal, où elle payait des cotisations à la sécurité sociale portugaise ; qu’en ce qui concerne le délit de marchandage, il faut relever qu’il y a bien préjudice pour les ouvriers portugais qui, s’ils percevaient des rémunérations supérieures à celles qu’ils auraient pu obtenir au Portugal, ils avaient, cependant, une situation inférieure au personnel français, ce qui constitue d’ailleurs la raison d’être des sociétés STIM et Assistance soudure ;

que, même si avant l’intervention de la loi quinquennale sur l’emploi, la législation sociale française n’était pas globalement applicable aux travailleurs étrangers détachés en France, il reste cependant que certaines règles dites “de police” leur étaient applicables, et notamment l’obligation de payer au moins le SMIC, et la limitation légale de la durée du travail ;

que cette limitation légale a précisément été transgressée dans le cas d’espèce ;

”alors, d’une part, que le délit de marchandage prévu et réprimé par l’article L. 125-1 du Code du Travail ne saurait être constitué que lorsque la fourniture de main d’oeuvre a pour effet de causer un préjudice au salarié, en éludant l’application de la loi, d’un règlement, d’une convention ou d’un accord collectif de travail ;

que dès lors, la Cour ne pouvait pas se borner à considérer que le préjudice prétendument subi par les salariés résultait de la méconnaissance de la limitation légale de la durée du travail sans rechercher ainsi qu’elle en avait l’obligation, si la convention applicable aux salariés du bâtiment et des travaux publics ne prévoyait pas une durée supérieure à cette limitation à 39 heures, ni même indiquer la durée hebdomadaire de travail effectuée par ces salariés, qu’en procédant de la sorte la Cour n’a pas légalement justifié sa décision au regard des textes visés par le moyen ;

”alors, d’autre part, qu’en considérant que ce même préjudice résultait de la méconnaissance par la société prestataire de l’obligation de payer ses employés au SMIC, après avoir expressément constaté que “cette main d’oeuvre n’était pas cependant mal payée (1.250 escudos de l’heure, soit environ 50 F.F.), ce qui lui conférait des revenus qui pouvaient aller jusqu’à 15 000 francs ou même 20 000 francs par mois, alors qu’au Portugal, le salaire minimum est un peu inférieur à 2 000 francs”, d’où il résultait que les salariés en cause étaient payés à un tarif supérieur au SMIC, la Cour a entaché sa décision d’une contradiction de motifs” ;

Sur le moyen unique de cassation proposé en faveur de Carlos Y... pris de la violation des articles L. 125-1. L.125-3 du Code du travail, 593 du Code de procédure pénale ;

défaut de motifs ;

manque de base légale ;

”en ce que l’arrêt attaqué a déclaré Carlos Y... coupable de prêt de main d’oeuvre illicite et de marchandage et l’a, en conséquence, condamné pénalement et civilement ;

”aux motifs que, nonobstant la convention de sous-traitance entre les parties, les ouvriers de la STIM étaient entièrement pris en charge par Joao Manuel A... et par les cadres de la société Assistance Soudure, qui leur réglaient certaines sommes ; que leur bulletin de salaire était rédigé en France par le personnel d’Assistance soudure ;

que STIM n’avait pour fonction que la fourniture de main d’oeuvre, indépendamment du fait qu’elle serait propriétaire de quelques postes de soudure ;

que, bien que la “société STIM ait un siège social au Portugal, son activité et ses moyens administratifs sont localisés en France, ce qui la soumet à la réglementation française du travail temporaire, au moins pour ses activités dans ce pays ; qu’en ce qui concerne le délit de marchandage, il faut relever qu’il y a bien un préjudice pour les ouvriers portugais qui, s’ils percevaient des rémunérations supérieures à celles qu’ils auraient pu obtenir au Portugal, avaient cependant une situation inférieure au personnel français... ;

que, même si avant l’intervention de la loi quinquennale sur l’emploi, la législation sociale française n’était pas globalement applicable aux travailleurs étrangers détachés en France, il reste cependant que certaines règles dites de “police” leur étaient applicables, et notamment de payer au moins le SMIC, et la limitation légale de la durée du travail” ;

”alors que, d’une part, ne peut être qualifié de prêt de main d’oeuvre illicite le contrat de sous-traitance ayant pour objet l’éxécution d’une tâche objective, nettement définie, rémunérée de façon forfaitaire, le sous-entrepreneur conservant son autorité sur le personnel auquel il verse son salaire et dont il assure l’encadrement, la discipline et la sécurité ; qu’en refusant de tenir compte de la convention de sous-traitance intervenue en l’espèce, sans préciser en quoi le sous-traitant n’assumait pas juridiquement la responsabilité des salariés qu’il fournissait avec le matériel et l’outillage, et sans rechercher le mode de rémunération du sous-traitant ainsi que celui des ouvriers, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

”alors que, d’autre part, la fourniture de main d’oeuvre doit, pour constituer le délit de marchandage prévu à l’article L. 125-1 du Code du travail, avoir pour effet de causer un préjudice au salarié ou d’éluder les dispositions de la loi, des réglementations ou des conventions collectives de travail ;

qu’en considérant que le préjudice des salariés était constitué par le non-respect de la législation relative au SMIC et aux heures supplémentaires, ainsi que par des droits réduits à la sécurité sociale du Portugal, la cour d’appel s’est contredite et a privé sa décision de base légale en relevant que les salariés n’étaient pas mal payés, qu’ils percevaient un salaire horaire supérieur au SMIC (50 francs de l’heure) et sans caractériser le refus de l’employeur de régler les heures supplémentaires, ni préciser en quoi la législation sociale du Portugal était plus désavantageuse que la législation sociale française ;

”alors que, de troisième part, la cassation s’impose par voie de conséquence de celle qui sera prononcée sur le pourvoi de Joao Manuel A... en raison de l’indivisibilité des faits” ;

Les moyens étant réunis ;

Attendu que, saisie des poursuites exercées contre Joao A... et Carlos Y..., notamment des chefs de participation à une opération de prêt illicite de main-d’oeuvre et marchandage, la juridiction du second degré, pour déclarer établie la première de ces infractions, relève que les deux prévenus ont créé une société qui, sous le couvert d’un contrat de sous-traitance, se bornait à fournir à une autre entreprise, dirigée par Joao A..., la main-d’oeuvre qui lui était nécessaire pour alimenter des chantiers à un prix avantageux ;

que les juges ajoutent que cette main-d’oeuvre était placée sous l’autorité des cadres de l’entreprise utilisatrice, qui fournissait aux salariés prêtés le matériel et les vêtements de travail ;

Attendu qu’en prononçant ainsi, la cour d’appel a caractérisé en tous ses éléments constitutifs et à l’égard des deux prévenus le délit de prêt de main-d’oeuvre illicite ;

D’où il suit que le moyen proposé en faveur de Carlos Y... et qui, seul, critique, en sa première branche, ce chef de condamnation doit être écarté ;

Et attendu que les peines prononcées et les réparations allouées au syndicat CFDT métallurgie du Bas-Rhin étant justifiées par la déclaration de culpabilité pour prêt de main-d’oeuvre illicite, il n’y a pas lieu d’examiner les moyens en ce qu’ils concernent le délit de marchandage ;

Sur le deuxième moyen de cassation proposé en faveur de Joao A... pris de la violation des articles 259 A, 1741, 1743, du Code général des impôts, 207 de l’annexe II du même code, 405 du Code pénal et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;

”en ce que la Cour a déclaré Joao A... coupable du délit d’escroquerie au préjudice du trésor ;

”aux motifs que, bien que la STIM soit largement dépendante d’Assistance soudure, la Cour n’est pas cependant d’avis de retenir sa fictivité totale, dans la mesure où elle était régulièrement constituée et inscrite au Portugal, où elle payait des cotisations à la sécurité sociale portugaise ;

que la facturation de la société STIM à la société Assistance soudure est fictive, dans la mesure où elle ne reflète en rien les flux monétaires entre ces deux sociétés, et le montant réel des transferts de fonds entre la France et le Portugal ; que la récupération de TVA, faite effectivement sur les conseils du cabinet Merran, mais sur une facturation fictive constitue bien une manoeuvre frauduleuse au préjudice du Trésor public , que, même si le montage de la société STIM et sa facturation n’étaient pas du tout initialement destinés à tromper le fisc, il reste cependant qu’ils ont été récupérés par Joao A..., dirigeant des deux sociétés, pour éviter de payer 1,5 million de TVA, à la fin de l’année 1991 et au début de l’année 1992, quand le comptable s’est rendu compte de l’anomalie constituée par l’oubli de la TVA ;

que cette manoeuvre frauduleuse pour éteindre, par compensation, une dette de TVA est constitutive du délit d’escroquerie ;

Sur le troisième moyen de cassation proposé en faveur de Joao A... pris de la violation des articles 1382 du Code civil, 3 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;

”en ce que l’arrêt confirmatif a condamné Joao A... à verser la somme de 1 533 886 francs au Trésor public ;

”aux motifs que la société Assistance soudure ayant été liquidée, il n’est pas justifié que le Trésor public ait pu recouvrer quelque somme que ce soit sur elle au moyen du redressement de TVA qui lui a été notifié en 1993 ;

qu’il convient donc de maintenir Joao A... à payer à l’Etat une somme de 1 533 886 francs ;

”alors, d’une part, que la partie civile a droit à la réparation de l’entier dommage causé par l’infraction sans perte ni profit ;

qu’en l’espèce le dommage résultant du montant de l’impôt effectivement récupéré par la société Assistance soudure, soit 978 812 francs, la Cour ne pouvait pas, sans violer les textes visés au moyen, octroyer à l’Etat une somme de 1 533 886 francs correspondant à l’ensemble des factures émises par la société STIM à l’encontre de la société Assistance soudure et acquittées partiellement par cette dernière ;

”alors, d’autre part, que si les juges du fond apprécient souverainement le préjudice qui résulte d’une infraction, il en est autrement lorsque cette appréciation est déduite de motifs contradictoires, erronés ou ne répondant pas aux conclusions des parties, qu’en l’espèce l’arrêt, qui statuant sur la réparation des conséquences dommageables de l’infraction dont a été reconnu coupable Joao A..., fixe le préjudice résultant pour l’Etat à la somme de 1 533 886 francs, sans répondre aux conclusions par lesquelles Joao A... avait fait valoir que le préjudice du Trésor ne pouvait qu’être égal au montant de la TVA récupérée par Assistance soudure soit 978 812 francs, a méconnu les dispositions des articles visés au moyen” ;

Les moyens étant réunis ;

Attendu que l’arrêt attaqué met la Cour de Cassation en mesure de s’assurer que la juridiction du second degré, qui n’avait pas à répondre mieux qu’elle ne l’a fait aux conclusions dont elle était saisie, a, sans insuffisance, caractérisé en tous ses éléments constitutifs le délit d’escroquerie dont elle a déclaré Joao A... coupable ;

Que dès lors, les moyens, qui se bornent à remettre en discussion l’appréciation souveraine par les juges du fond des faits et circonstances de la cause contradictoirement débattus et du montant de l’indemnité propre à réparer le préjudice subi par la victime de l’infraction, ne peuvent être admis ;

Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;

REJETTE les pourvois ;

Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;

Où étaient présents : M. Milleville conseiller le plus ancien, faisant fonctions de président en remplacement du président empêché, Mme Batut conseiller rapporteur, MM. Guerder, Pinsseau, Joly, Pibouleau, Mme Françoise Simon conseillers de la chambre, Mme Fossaert-Sabatier conseiller référendaire, M. Perfetti avocat général, Mme Arnoult greffier de chambre ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;

Décision attaquée : cour d’appel de COLMAR chambre correctionnelle , du 9 décembre 1994