Recours à des prétendus travailleurs indépendants prestataires de services

CAA de BORDEAUX, 5ème chambre, 09/02/2021, 18BX04116, Inédit au recueil Lebon
CAA de BORDEAUX - 5ème chambre

N° 18BX04116
Inédit au recueil Lebon

Lecture du mardi 09 février 2021
Président
Mme JAYAT
Rapporteur
Mme Birsen SARAC-DELEIGNE
Rapporteur public
Mme PERDU
Avocat(s)
COMBRADET-CLAVERIE
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Réalisations Jauzac, société par actions simplifiée, a demandé au tribunal administratif de Toulouse de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des rappels de retenues à la source d’impôt sur le revenu mis à sa charge au titre de l’année 2012 pour un montant total en droits et pénalités de 3 873 euros.

Par un jugement n° 1603964 du 2 octobre 2018, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 30 novembre 2018 et 9 août 2019, la société Réalisations Jauzac, représentée par Me D..., demande à la cour :

1°) d’annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulouse du 2 octobre 2018 ;

2°) de prononcer la décharge des impositions et pénalités correspondantes ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
 la procédure d’imposition est entachée d’irrégularité dès lors, d’une part, que la qualification des charges de sous-traitance en salaires impliquait de déduire les charges afférentes du résultat réalisé par la société Réalisations Jauzac au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2012 entraînant par voie de conséquence une variation du résultat qui aurait dû permettre la saisine de la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires et, d’autre part, que si le service avait considéré les factures des sous-traitants comme fictives, il aurait dû mettre en oeuvre la procédure prévue par l’article L. 64 du livre des procédures fiscales qui aurait permis, le cas échéant, la saisine du comité de l’abus de droit fiscal ;
 le tribunal administratif de Toulouse a motivé son jugement en visant expressément l’arrêt de la cour d’appel d’Agen du 8 décembre 2014 alors qu’il ne ressort pas de l’instruction qu’il en aurait été destinataire ; le tribunal ne s’est donc fondé que sur les dires de l’administration concernant les termes de cet arrêt ;
 l’administration fiscale ne peut se prévaloir des faits relevés dans l’arrêt de la cour d’appel d’Agen dès lors que celui-ci porte sur des faits antérieurs à la période vérifiée ; l’administration n’apporte pas la preuve de ce que les faits condamnés par cette cour ont perduré pendant la période vérifiée ;
 aucun rappel n’a été notifié au titre de l’exercice clos en 2011, ce qui démontre que l’administration a considéré au titre de cette année que la relation contractuelle qui unissait les artisans polonais à la société Réalisations Jauzac ne relevait pas du contrat de travail ; contrairement à ce que soutient l’administration, la prescription n’était pas acquise pour l’année 2011 ;
 le montant des factures que le service tente de requalifier en salaires représente des paiements qui n’interviennent pas de façon régulière, aucune facture n’ayant été présentée en janvier et mai 2012 alors en outre que les montants varient d’un mois à l’autre ; aucun lien de subordination nécessaire pour établir l’existence d’un contrat de travail n’est caractérisé ; les sous-traitants géraient eux-mêmes la réalisation de leurs chantiers en fonction de l’avancement des travaux ; sur la période vérifiée aucune action n’a été mise en oeuvre ni par les organismes sociaux ni par les artisans polonais visant à obtenir la requalification opérée par le service ;
 en retenant que les artisans polonais n’ont perçu en 2012 que des rémunérations consenties par le contribuable, l’administration a assimilé les artisans polonais à des " non-résidents Schumacker " ;
 en tout état de cause les retenues à la source au titre de l’année 2012 ne sont pas fondées.
Par un mémoire en défense, enregistré le 28 mai 2019, le ministre de l’action et des comptes publics conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens soulevés par la société Réalisations Jauzac ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
 la convention fiscale franco-polonaise du 20 juin 1975 ;
 le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
 le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :
 le rapport de Mme Birsen Sarac-Deleigne, premier conseiller,
 les conclusions de Mme Sylvande Perdu, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :

1. La société Réalisations Jauzac, société par actions simplifiée, qui exerce une activité de menuiserie bois et PVC dans le Lot, a fait l’objet du 11 septembre 2014 au 12 mai 2015, d’une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2011 au 30 juin 2014, à l’issue de laquelle l’administration fiscale a estimé que les relations nouées avec trois travailleurs de nationalité polonaise s’analysaient en fait, comme une activité salarié et a procédé à la notification de retenues à la source, en application de l’article 182 A du code général des impôts du fait des rémunérations qui leur ont été versées en 2012. La société Réalisations Jauzac a demandé au tribunal administratif de Toulouse de prononcer la décharge des retenues ainsi mises à sa charge au titre de l’année 2012 et des pénalités correspondantes, pour un montant total de 3 873 euros. Elle relève appel du jugement par lequel le tribunal a rejeté sa demande.
Sur la régularité de la procédure d’imposition :

2. En premier lieu, l’article L. 64 du livre des procédures fiscales dispose que : " Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ·ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l’avis du comité de l’abus de droit fiscal. L’administration peut également soumettre le litige à l’avis du comité. Si l’administration ne s’est pas conformée à l’avis du comité, elle doit apporter la preuve du bienfondé de la rectification. Les avis rendus font l’objet d’un rapport annuel qui est rendu public ".

3. Il résulte de l’instruction que les impositions contestées procèdent de la requalification en charges de personnel des charges payées par la société Réalisations Jauzac au profit de trois travailleurs polonais qu’elle présente comme étant ses sous-traitants. Pour justifier les retenues litigieuses, l’administration fiscale n’a pas fait valoir, tant dans la proposition de rectification qu’ultérieurement, que les contrats de sous-traitance en cause ont été conclus de manière fictive ou dans le seul but d’éluder l’impôt, mais s’est bornée à requalifier les sommes versées en exécution de ces contrats compte tenu de la nature salariale des liens contractuels entre la société appelante et les trois artisans polonais, qu’elle soutient avoir identifiée à la suite de son contrôle. Ce faisant, l’administration ne s’est pas placée sur le terrain de l’abus de droit fiscal mais a procédé à un examen de la qualification juridique des faits. Dès lors, le moyen tiré de ce que l’administration s’est implicitement placée sur ce terrain sans respecter les garanties applicables à cette procédure doit être écarté.

4. En deuxième lieu, à l’appui du moyen tiré du vice de procédure résultant de l’absence de saisine de la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires prévue à l’article L. 59 A du livre des procédures fiscales, la société appelante ne se prévaut devant la cour d’aucun élément de fait ou de droit nouveau par rapport à l’argumentation développée en première instance et ne critique pas utilement la réponse apportée par le tribunal administratif. Par suite, il y a lieu d’écarter ce moyen par adoption des motifs pertinemment retenus par les premiers juges.
Sur le bien-fondé de l’imposition :
5. Aux termes de du I de l’article 182 A du code général des impôts, dans sa rédaction applicable : " À l’exception des salaires entrant dans le champ d’application de l’article 182 A bis, les traitements, salaires, pensions et rentes viagères, de source française, servis à des personnes qui ne sont pas fiscalement domiciliées en France donnent lieu à l’application d’une retenue à la source ". L’article 15 de la convention fiscale franco-polonaise relatif aux professions dépendantes stipule que : " 1. Sous réserve des dispositions des articles 16, 18 et 19, les salaires, traitements et autres rémunérations similaires qu’un résident d’un Etat contractant reçoit au titre d’un emploi salarié ne sont imposables que dans cet Etat, à moins que l’emploi ne soit exercé dans l’autre Etat contractant. Si l’emploi y est exercé, les rémunérations reçues à ce titre sont imposables dans cet autre Etat. / 2. Nonobstant les dispositions du paragraphe 1, les rémunérations qu’un résident d’un Etat contractant reçoit au titre d’un emploi salarié exercé dans l’autre Etat contractant ne sont imposables que dans le premier Etat si : / a) Le bénéficiaire séjourne dans l’autre Etat pendant une période ou des périodes n’excédant pas au total 183 jours au cours de l’année fiscale considérée ; / b) Les rémunérations sont payées par un employeur ou au nom d’un employeur qui n’est pas résident de l’autre Etat, et / c) La charge des rémunérations n’est pas supportée par un établissement stable ou une base fixe que l’employeur a dans l’autre Etat. / (...) ".

6. Sont soumises à retenue à la source les sommes versées par une société qui exerce une activité en France à des personnes ou des sociétés qui n’y disposent pas d’une installation professionnelle permanente, en rémunération de prestations qui sont soit matériellement fournies en France, soit, bien que matériellement fournies à l’étranger, effectivement utilisées par le débiteur pour les besoins de son activité en France.

7. Il résulte de l’instruction que M. F..., M. B... et M. C..., travailleurs polonais, ont commencé à travailler en France en 2008, dans l’entreprise Réalisations Jauzac, en tant que salariés détachés de la société Gref-Trans puis, sur proposition de M. Jauzac, président de la société requérante, en tant que travailleurs indépendants immatriculés en Pologne. Par un arrêt de la cour d’appel d’Agen du 8 décembre 2014, les représentants de la société Réalisations Jauzac ont été condamnés pour délit de marchandage et travail dissimulé par dissimulation d’emploi et contraints de verser à l’URSAFF les cotisations sociales françaises afférentes aux rémunérations de ces trois personnes.

8. S’il n’est pas contesté que les faits ayant donné lieu à la condamnation de la société requérante sont antérieurs à la période vérifiée, toutefois, il résulte de l’instruction et notamment de la proposition de rectification du 24 juillet 2015 que pour caractériser le lien de subordination entre la société Réalisations Jauzac et ces trois personnes et établir que la relation salariale retenue par la cour d’appel d’Agen a perduré au cours de la période vérifiée, le vérificateur s’est appuyé sur les éléments relevés à l’occasion de la vérification de comptabilité ainsi que sur les informations communiquées par les autorités fiscales polonaises au cours de l’année 2015 dans le cadre de la mise en oeuvre de l’assistance administrative internationale. Les informations ainsi transmises et communiquées à la société requérante, ont permis de constater que les trois travailleurs n’avaient qu’un seul client et que les recettes déclarées individuellement en Pologne au titre de leur activité professionnelle, correspondaient à la totalité des facturations effectuées à la société Réalisations Jauzac. Pour établir que la rémunération de ces trois personnes s’assimilait à un salaire mensuel, le vérificateur a relevé que les travailleurs n’étaient pas rémunérés selon les modalités habituellement pratiquées pour les entreprises sous-traitantes avec le versement d’un acompte et d’un paiement au fur et à mesure de l’avancement des travaux mais selon un versement à échéance mensuelle fixe. Lors des opérations de contrôle, il a été également constaté que ces travailleurs partageaient les mêmes conditions de travail que celles des autres salariés de l’entreprise avec prise en charge des notes de restaurants sans refacturation ainsi que des frais d’hospitalisation pour l’un d’entre eux. La circonstance que le montant des rémunérations versées ait varié n’est pas de nature à elle seule à exclure la qualification de salaires, la réalisation d’heures supplémentaires ou le report d’une partie des paiements ne pouvant être exclus.

9. La circonstance que l’administration n’ait pas effectué de rappel au titre de l’année 2011 ne saurait valoir prise de position formelle sur une situation de fait et faire échec aux impositions en litige, établies au titre d’une autre année.

10. Dès lors, ces rémunérations doivent être regardées en totalité comme des revenus de source française au sens et pour l’application des dispositions précitées.
11. Ainsi que l’a jugé le tribunal, il n’est pas contesté que les travailleurs polonais ont résidé en France plus de 183 jours au cours de l’année 2012 et qu’ils ont été rémunérés par une société résidente fiscale française. En application de l’article 15 de la convention fiscale franco-polonaise, les rémunérations en litige sont imposables en France. Par suite, c’est à bon droit que l’administration a soumis à la retenue à la source les salaires versés par la société Réalisations Jauzac à ses trois collaborateurs de nationalité polonaise.

12. Si la société requérante soutient que la position de l’administration fiscale revient à assimiler ces trois salariés à des " non-résidents Schumacker " au sens de l’arrêt de Schumacker de la Cour de justice de l’Union européenne rendu le 14 février 1995 (aff. C-279/93), le moyen est dépourvu de précision permettant d’en apprécier le bien-fondé.

13. Il résulte de ce qui précède que la société requérante n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande.

Sur les frais liés à l’instance :
14. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l’Etat, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la société Réalisations Jauzac demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

DECIDE :
Article 1er : La requête de la société Réalisations Jauzac est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société Réalisations Jauzac et au ministre de l’économie, des finances et de la relance.
Délibéré après l’audience du 12 janvier 2020 à laquelle siégeaient :
Mme E... A..., présidente,
M. Frédéric Faïck, président assesseur,
Mme Birsen Sarac-Deleigne, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 février 2021.

La présidente,
Elisabeth A... La République mande et ordonne au ministre de l’économie, des finances et de la relance en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution du présent arrêt.