AFMB - employeur réel - conclusions avocat général 26 novembre 2019

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 26 novembre 2019 (1)

Affaire C‑610/18

AFMB Ltd e.a.

contre

Raad van bestuur van de Sociale verzekeringsbank

[demande de décision préjudicielle formée par le Centrale Raad van Beroep (cour d’appel en matière de sécurité sociale et de fonction publique, Pays-Bas)]

« Renvoi préjudiciel – Détermination de la législation applicable – Règlement (CEE) n° 1408/71 – Article 14, paragraphe 2, sous a) – Règlement (CE) n° 883/2004 – Article 13, paragraphe 1, sous b) – Chauffeurs routiers internationaux – Création d’une société dans un autre État membre – Notion d’employeur – Notion d’abus de droit »

1. Dans la présente procédure préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, le Centrale Raad van Beroep (cour d’appel en matière de sécurité sociale et de fonction publique, Pays-Bas) pose à la Cour trois questions relatives à l’interprétation de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement (CEE) nº 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, tel que modifié par le règlement (CE) nº 1606/98 du Conseil, du 29 juin 1998 (2) (ci-après le « règlement n° 1408/71 »), et de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement (CE) nº 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (3), tel que modifié par le règlement (UE) nº 465/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012 (4) (ci-après le « règlement nº 883/2004 »).

2. Le présent renvoi préjudiciel trouve son origine dans un litige opposant AFMB Ltd (ci-après « AFMB »), une société établie à Chypre, ainsi que plusieurs chauffeurs routiers internationaux, au Raad van bestuur van de Sociale verzekeringsbank (Conseil d’administration de la banque des assurances sociales, Pays-Bas ; ci-après le « RSVB »), au sujet de la décision de ce dernier selon laquelle serait applicable auxdits chauffeurs non pas la législation chypriote en matière de sécurité sociale mais la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale. Cette décision administrative est contestée par AFMB, qui se prévaut, aux fins de l’application de la législation chypriote, des contrats de travail conclus avec lesdits chauffeurs dans lesquels AFMB est expressément désignée comme l’« employeur », et ce nonobstant le fait que ces chauffeurs sont habituellement mis à la disposition d’entreprises de transport néerlandaises avec lesquelles AFMB a conclu des conventions de gestion de flotte.

3. La clarification de la question litigieuse consistant à savoir qui devrait être considéré comme « employeur » au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement nº 883/2004 dans l’affaire au principal – AFMB ou les entreprises néerlandaises – revêt une importance non négligeable, dans la mesure où elle permet de déterminer la législation nationale applicable en matière de sécurité sociale, afin de garantir aux chauffeurs routiers internationaux leur droit d’avoir accès aux systèmes nationaux de sécurité sociale indépendamment du fait qu’ils aient été engagés dans des États membres autres que leur État d’origine. Dans ce contexte, il ne faut cependant pas perdre de vue l’impact sur le marché unique de l’Union européenne, notamment sur les principes de libre circulation et de libre concurrence, que peut avoir l’application de la législation nationale d’un État membre prévoyant des coûts sociaux potentiellement inférieurs à ceux de l’État membre où le salarié réside ou travaille généralement. Étant donné que le droit de l’Union, au stade actuel de son développement, ne fait que coordonner les régimes nationaux de sécurité sociale au lieu de les harmoniser (5), les différences entre ces systèmes peuvent être considérables. Par conséquent, il ne peut pas être exclu, dans certains cas, que ce qui est considéré par un État membre comme un avantage concurrentiel légitime lié au siège de l’entreprise soit perçu par un autre État membre comme une pratique abusive des libertés fondamentales visées dans les traités. Ces cas ne sont que quelques exemples des aspects particulièrement sensibles dont il convient de tenir en compte dans le cadre de l’analyse des questions juridiques sous-jacentes.

I. Le cadre juridique

A. Le règlement nº 1408/71

4. Le règlement nº 1408/71 a été adopté le 14 juin 1971 et est entré vigueur le 1er octobre 1972. Depuis, ce règlement a fait l’objet de plusieurs modifications. Il est également applicable aux États de l’Association européenne de libre-échange (« AELE ») en vertu de l’accord sur l’Espace économique européen (« accord EEE ») (6) et des accords bilatéraux conclus avec la Confédération suisse (7) respectivement (8).

5. Le titre II, du règlement nº 1408/71, intitulé « Détermination de la législation applicable », contient les articles 13 à 17.

6. L’article 13, paragraphe 1, du règlement nº 1408/71 intitulé « Règles générales », dispose :

« Sous réserve des articles 14 quater et 14 septies, les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément aux dispositions du présent titre. »

7. L’article 13, paragraphe 2, de ce règlement, prévoit :

« Sous réserve des articles 14 à 17 :

a) la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de cet État, même si elle réside sur le territoire d’un autre État membre ou si l’entreprise ou l’employeur qui l’occupe a son siège ou son domicile sur le territoire d’un autre État membre ;

[...] »

8. L’article 14, paragraphe 1, dudit règlement intitulé « Règles particulières applicables aux personnes autres que les gens de mer, exerçant une activité salariée », énonce :

« La règle énoncée à l’article 13 paragraphe 2 point a) est appliquée compte tenu des exceptions ou particularités suivantes :

1) a) la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre au service d’une entreprise dont elle relève normalement et qui est détachée par cette entreprise sur le territoire d’un autre État membre afin d’y effectuer un travail pour le compte de celle-ci, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas douze mois et qu’elle ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne parvenue au terme de la période de son détachement ;

[...] »

9. L’article 14, paragraphe 2, du même règlement, dispose :

« La personne qui exerce normalement une activité salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres est soumise à la législation déterminée comme suit :

a) la personne qui fait partie du personnel roulant ou navigant d’une entreprise effectuant, pour le compte d’autrui ou pour son propre compte, des transports internationaux de passagers ou de marchandises par voies ferroviaire, routière, aérienne ou batelière et ayant son siège sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de ce dernier État. Toutefois :

[...]

ii) la personne occupée de manière prépondérante sur le territoire de l’État membre où elle réside est soumise à la législation de cet État, même si l’entreprise qui l’occupe n’a ni siège, ni succursale, ni représentation permanente sur ce territoire ;

[...] »

B. Le règlement nº 883/2004

10. Le règlement nº 1408/71 a été abrogé par le règlement nº 883/2004, qui a été adopté le 29 avril 2004 et est entré en vigueur le 1er mai 2010. Il est applicable aux États de l’AELE en vertu de l’accord EEE (9) et des accords bilatéraux conclus avec la Confédération suisse (10) respectivement.

11. Le titre II, du règlement nº 883/2004, intitulé « Détermination de la législation applicable », comprend les articles 11 à 16.

12. L’article 11, paragraphe 1, de ce règlement intitulé « Règles générales », énonce :

« Les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément au présent titre. »

13. L’article 12, paragraphe 1, dudit règlement intitulé « Règles particulières », prévoit :

« La personne qui exerce une activité salariée dans un État membre pour le compte d’un employeur y exerçant normalement ses activités, et que cet employeur détache pour effectuer un travail pour son compte dans un autre État membre, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas vingt-quatre mois et que la personne ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne détachée. »

14. L’article 13, paragraphe 1, dudit règlement, dispose :

« La personne qui exerce normalement une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres est soumise :

a) à la législation de l’État membre de résidence, si elle exerce une partie substantielle de son activité dans cet État membre ; ou

b) si elle n’exerce pas une partie substantielle de ses activités dans l’État membre de résidence :

i) à la législation de l’État membre dans lequel l’entreprise ou l’employeur a son siège social ou son siège d’exploitation, si cette personne est salariée par une entreprise ou un employeur ; ou

[...] »

15. L’article 90, paragraphe 1, du règlement nº 883/2004, intitulé « Abrogation », énonce :

« Le règlement [nº 1408/71] est abrogé à partir de la date d’application du présent règlement.

Toutefois, le règlement [nº 1408/71] reste en vigueur et ses effets juridiques sont préservés aux fins :

[...]

c) de l’accord sur l’Espace économique européen, de l’accord entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation des personnes et d’autres accords contenant une référence au règlement [nº 1408/71], aussi longtemps que lesdits accords ne sont pas modifiés en fonction du présent règlement. »

II. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

16. Comme mentionné précédemment, la demande de décision préjudicielle a été introduite dans le cadre d’un litige opposant AFMB ainsi que plusieurs chauffeurs de poids lourds dans le transport international ayant leur résidence aux Pays-Bas au RSVB, au sujet de la délivrance des « certificats A1 » (11) entre le 2 octobre 2013 et le 9 juillet 2014, dans lesquels le RSVB a attesté que les travailleurs en question étaient soumis à la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale. Les périodes visées dans ces certificats varient au cas par cas mais aucune d’entre elles n’est antérieure au 1er octobre 2011 ni postérieure au 26 mai 2015 (ci-après les « périodes litigieuses »).

17. Le RSVB a estimé que les entreprises de transport néerlandaises ayant recruté les chauffeurs mis à la pleine disposition de ces dernières pour une durée indéterminée, qui exercent l’autorité effective sur les chauffeurs et auxquelles incombent effectivement les frais salariaux, doivent être considérées comme des « employeurs » aux fins de l’application des règles du droit de l’Union sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

18. AFMB conteste cette appréciation, en faisant essentiellement valoir qu’elle doit être considérée comme l’« employeur » en raison des contrats de travail conclus avec les chauffeurs, dans lesquels l’application du droit chypriote a été expressément convenue, et que, pour cette raison, la législation chypriote en matière de sécurité sociale doit être considérée comme applicable.

19. Aux termes de plusieurs décisions rendues en juillet 2014, la RSVB a estimé non fondés les griefs émis au nom d’AFMB contre les décisions d’octobre 2013.

20. Par arrêt du 25 mars 2016, le Tribunal de première instance d’Amsterdam (Pays-Bas) a rejeté comme non fondés les recours introduits au nom d’AFMB contre les décisions précitées de juillet 2014.

21. La juridiction de renvoi, devant laquelle la procédure judiciaire est actuellement pendante, est d’avis que la résolution du litige au principal dépend, entre autres, de l’interprétation des règles du droit de l’Union sur la coordination des systèmes de sécurité sociale. Elle souhaite obtenir des clarifications quant au point de savoir qui est l’« employeur » des chauffeurs pendant les périodes litigieuses – les entreprises de transport établies aux Pays-Bas ou AFMB – et ainsi, déterminer l’État membre dont la législation en matière de sécurité sociale doit s’appliquer.

22. Dans ce contexte, le Centrale Raad van Beroep (cour d’appel en matière de sécurité sociale et de fonction publique) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) a) Faut-il interpréter l’article 14, paragraphe 2, sous a), du [règlement no 1408/71] en ce sens que, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, le chauffeur de poids lourds salarié dans le transport international routier est réputé faire partie du personnel roulant :

i) de l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est employé effectivement pour une durée indéterminée, qui exerce l’autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, ou

ii) de l’entreprise qui a officiellement conclu un contrat de travail avec le chauffeur de poids lourds et qui payait à l’intéressé un salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport visée sous i) et versait à ce titre des cotisations dans l’État membre où se trouve le siège de cette entreprise et non pas dans l’État membre où se trouve le siège de l’entreprise de transport visée sous i) ;

iii) aussi bien de l’entreprise visée sous i) que de l’entreprise visée sous ii) ?

b) Faut-il interpréter l’article 13, paragraphe 1, sous b), du [règlement no 883/2004] en ce sens que, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, l’employeur du chauffeur de poids lourds salarié dans le transport international routier est réputé être :

i) l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est employé effectivement pour une durée indéterminée, qui exerce l’autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, ou

ii) l’entreprise qui a officiellement conclu un contrat de travail avec le chauffeur routier et qui payait à l’intéressé un salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport visée sous i) et versait à ce titre des cotisations dans l’État membre où se trouve le siège de cette entreprise et non pas dans l’État membre où se trouve le siège de l’entreprise de transport visée sous i) ;

iii) aussi bien l’entreprise visée sous i) que l’entreprise visée sous ii) ?

2) Au cas où, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, l’entreprise visée à la première question, sous a), ii), et à la première question sous b), ii), est considérée être l’employeur :

les conditions spécifiques auxquelles des employeurs, tels des agences intérimaires et autres intermédiaires, peuvent invoquer les exceptions au principe de l’État d’emploi, inscrites à l’article 14, paragraphe 1, sous a), du [règlement no 1408/71] et à l’article 12 du [règlement no 883/2004], valent-elles également par analogie dans le litige au principal, en tout ou en partie, aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du [règlement no 1408/71] et de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du [règlement no 883/2004] ?

3) Au cas où, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, l’entreprise visée à la première question, sous a), ii), et à la première question, sous b), ii), est considérée être l’employeur et où la deuxième question appelle une réponse négative :

les faits et circonstances décrits dans la présente demande sont-ils constitutifs d’une situation à qualifier d’abus du droit de l’Union ou d’abus du droit de l’AELE ? Le cas échéant, quelle en est la conséquence ? »

III. La procédure devant la Cour

23. La décision de renvoi datée du 20 septembre 2018 est parvenue au greffe de la Cour le 25 septembre 2018.

24. Les parties au principal, les gouvernements néerlandais, tchèque, français, chypriote, hongrois, autrichien et du Royaume-Uni ainsi que la Commission européenne, ont déposé des observations écrites dans le délai imparti conformément à l’article 23 du statut de la Cour de la justice de l’Union européenne.

25. Lors de l’audience du 17 septembre 2019, les mandataires ad litem des parties au principal, des gouvernements néerlandais, français, chypriote et autrichien ainsi que de la Commission, ont présenté des observations.

IV. Analyse juridique

A. Remarques préliminaires

1. Les objectifs et le fonctionnement des règles de l’Union en matière de coordination des systèmes de sécurité sociale

26. Afin de mieux comprendre les questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi ainsi que les défis auxquels cette juridiction doit faire face dans l’affaire au principal, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, les objectifs et le fonctionnement des règles de l’Union en matière de coordination des systèmes de sécurité sociale.

27. Ainsi qu’il ressort des considérants 1 et 45 du règlement no 883/2004 – qui a procédé à la modernisation et à la simplification des règles contenues dans le règlement no 1408/71, tout en conservant le même objectif que ce dernier – celui-ci a pour objectif d’assurer une coordination entre les systèmes nationaux de sécurité sociale des États membres afin de garantir l’exercice effectif de la libre circulation des personnes et, ainsi, de contribuer à l’amélioration du niveau de vie et des conditions d’emploi des personnes qui se déplacent au sein de l’Union (12).

28. Les dispositions du titre II (« Détermination de la législation applicable ») de ces règlements, dont font partie celles que la Cour est appelée à interpréter dans la présente affaire, constituent un système complet et uniforme de règles de conflit de lois dont le but est de soumettre les travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de l’Union au régime de la sécurité sociale d’un seul État membre, afin d’éviter les cumuls de législations nationales applicables et les complications qui peuvent en résulter, mais également d’empêcher que les personnes relevant du champ d’application de ces règlements soient privées de protection en matière de sécurité sociale, si aucune législation ne leur était applicable (13).

29. La législation de l’Union concernant la coordination des systèmes de sécurité sociale prévoit donc des critères objectifs permettant de déterminer les dispositions législatives nationales applicables à un travailleur dans une situation transfrontalière. L’article 11, paragraphe 3, sous a), du règlement no 883/2004 établit le principe général de la « lex loci laboris », selon lequel le travailleur est soumis à la législation de l’État membre dans lequel il exerce des activités salariées. Ce principe général vise à ce que tous les travailleurs qui exercent dans le même pays relèvent de la même législation en matière de sécurité sociale et touchent les mêmes prestations sociales (14). Ce n’est qu’ainsi que l’on peut prévenir des formes non souhaitées de concurrence par les coûts salariaux et, par conséquent, une pression sur les régimes nationaux de sécurité sociale.

30. Néanmoins, plusieurs exceptions à ce principe trouvent à s’appliquer dans des cas spécifiques prévus dans les dispositions qui suivent et, notamment, à l’article 13, paragraphe 1, sous a), du règlement no 883/2004, dont il ressort que la personne qui exerce normalement une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres est soumise à la législation de l’État membre de résidence, si elle exerce une partie substantielle de son activité dans cet État membre. En revanche, dans le cas où cette personne n’exerce pas une partie substantielle de ses activités dans l’État membre de résidence, l’article 13, paragraphe 1, sous b), du ce règlement prévoit l’application de la législation de l’État membre dans lequel l’entreprise ou l’employeur a son siège social ou son siège d’exploitation, si cette personne est salariée d’une entreprise ou d’un employeur.

31. Il ressort de la décision de renvoi (15) que le juge national considère que l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004, s’applique à l’affaire au principal, au motif que les chauffeurs exerçaient normalement leurs activités dans deux ou plusieurs États membres de l’Union ou de l’AELE. Ainsi que l’indique la juridiction de renvoi, les chauffeurs travaillaient partiellement mais non principalement dans leur pays de résidence, à savoir les Pays-Bas, et n’y accomplissaient pas une partie substantielle de leurs activités devant être prise en compte. Elle en déduit que la législation néerlandaise ne peut pas être déclarée applicable sur le fondement d’une désignation du pays de résidence prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous a), de ce règlement, mais seulement sur le fondement d’une désignation du pays du siège de l’employeur prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous b) dudit règlement. La juridiction de renvoi explique que la qualité d’« employeur » revêt une importance décisive pour statuer dans le litige au principal dans la mesure où AFMB a son siège social à Chypre. À mon sens, cette appréciation ne saurait être remise en question, étant donné qu’il appartient au juge national d’établir les faits de l’affaire au principal et d’y appliquer les dispositions de l’Union pertinentes.

32. L’application éventuelle de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004 étant au cœur du litige au principal, il convient d’examiner cette disposition de plus près. Selon cette disposition, le point de rattachement aux fins de déterminer la législation nationale applicable est le siège social de l’employeur. Dans ce contexte, je constate que le législateur n’a pas repris le libellé de l’ancien article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71, qui contenait une disposition spécifique applicable au personnel roulant d’une entreprise effectuant, pour le compte d’autrui, des transports internationaux de passagers ou de marchandises par voie routière, et qui préconisait également l’application de la législation nationale de l’État membre où l’employeur avait son siège. Je note que, malgré cette différence de libellé, les deux dispositions visent exactement la même chose (16). En effet, il semblerait que le législateur a simplement abandonné le libellé plus détaillé de la disposition antérieurement en vigueur et qui visait le cas spécifique du transport international routier en faveur d’une disposition formulée en des termes plus généraux. La nouvelle disposition est désormais formulée d’une manière suffisamment ample pour inclure non seulement le transport international routier, mais aussi d’autres d’activités salariées exercées dans deux ou plusieurs États membres. La juridiction de renvoi semble en avoir été consciente, motif pour lequel elle a formulé sa première question préjudicielle en se référant aux deux dispositions. Il s’ensuit que les faits de l’affaire au principal sont susceptibles de relever du champ d’application de ces deux dispositions. Par conséquent, il me paraît, en principe, possible de donner une interprétation commune à l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71, et à l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004.

2. Application ratione loci et ratione temporis des règlements nos 1408/71 et 883/2004 au cas d’espèce

33. Nonobstant leur objectif législatif identique, il s’avère nécessaire d’examiner la question de l’application de ces deux règlements ratione loci et ratione temporis, puisque certains États membres ayant déposé des observations ont exprimé des doutes quant à la recevabilité de la première question préjudicielle, sous a), qui concerne l’interprétation du règlement no 1408/71.

34. Comme indiqué dans le rappel des faits à l’origine du litige au principal, il y a lieu de constater que, premièrement, AFMB a été constituée le 10 mai 2011 et que, deuxièmement, les périodes litigieuses couvrant l’activité professionnelle des chauffeurs s’étendaient du 1er octobre 2011 au 26 mai 2015. En d’autres termes, tous ces événements sont survenus après le 1er mai 2010, date de l’entrée en vigueur du règlement no 883/2004 dans l’Union. Dès lors, une application exclusive de ce règlement à l’affaire au principal semble devoir s’imposer à première vue.

35. Cependant, j’estime que l’interprétation qui doit être faite du règlement no 883/2004 pourrait également être utile afin d’assurer une meilleure compréhension du règlement no 1408/71, et ce d’autant plus que celui-ci a continué d’être en vigueur pendant un certain temps dans les États AELE (17), où les chauffeurs sont censés avoir également travaillé durant les périodes litigieuses. L’interprétation commune donnée par la Cour aux dispositions de ces deux règlements pourrait fournir des orientations utiles dans d’autres affaires similaires, qui relèvent du champ d’application d’un desdits règlements, ce qui permettrait ainsi de garantir leur application homogène dans le territoire de l’Union et des États AELE (18). C’est sur cette toile de fond que la première question préjudicielle, sous a), qui demande à la Cour de se prononcer également sur l’interprétation du règlement no 1408/71, doit être considérée recevable.

36. Au vu des considérations qui précèdent, mon analyse portera plus particulièrement sur les dispositions du règlement no 883/2044, en me référant également aux dispositions correspondantes du règlement no 1408/71, lorsque cela me semblera nécessaire. Les observations formulées ci-après sont pertinentes pour les dispositions équivalentes de ces deux règlements (19).

B. Sur la première question préjudicielle

1. Nécessité de développer des critères aux fins de déterminer la législation nationale applicable

37. Par sa première question préjudicielle – à laquelle il convient de donner une réponse conjointe sur les aspects relatifs aux deux règlements qu’elle vise, pour les raisons évoquées plus haut –, la juridiction de renvoi souhaite savoir en substance qui, aux fins de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004 (20) a la qualité d’« employeur » d’un chauffeur de poids lourds salarié dans le transport international routier lorsque ce dernier est à la pleine disposition d’une entreprise de transport à laquelle incombent effectivement les frais salariaux et qui exerce l’autorité effective sur l’intéressé, mais que le chauffeur a conclu son contrat de travail avec une autre entreprise qui verse le salaire au titre d’une convention conclue avec l’entreprise de transport.

38. La notion d’« employeur » n’est pas définie par le droit de l’Union. Les règlements sur la coordination des systèmes de sécurité sociale ne comportent pas non plus de renvoi exprès au droit des États membres aux fins de déterminer le sens et la portée de cette notion. Selon une jurisprudence constante de la Cour, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité dans une telle situation que la notion en cause doit trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme (21) qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition dans laquelle cette notion est utilisée et de l’objectif poursuivi par les règlements de coordination (22).

39. Une interprétation autonome me semble d’autant plus essentielle que la notion d’« employeur » constitue le point de rattachement pour l’application de la règle de conflit de lois qui vise à désigner comme droit applicable la législation en matière de sécurité sociale d’un seul État membre. Cet objectif n’est manifestement pas atteint si des différences entre les législations des États membres conduisent à des régimes juridiques différents.

40. La juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir s’il convient de se fonder uniquement sur le contrat de travail, sur plusieurs critères objectifs, ou bien s’il convient de combiner les deux options aux fins de déterminer qui possède la qualité d’« employeur » dans des circonstances telles que celles des litiges au principal. À mon avis, se baser uniquement sur l’existence d’une relation contractuelle équivaudrait à défendre une position excessivement formaliste. Des raisons légitimes permettent de rejeter une telle approche, notamment le risque d’un contournement de la protection offerte par les règlements de coordination par le biais de constructions juridiques artificielles. Il semblerait donc plus judicieux d’opter pour une approche qui tienne dûment compte de la réalité des travailleurs dans le marché unique ainsi que de la complexité des rapports de travail de nos jours. En effet, la diversité des constructions juridiques de droit privé envisageables entre le demandeur et le prestataire d’un service, qui peut à son tour fournir le service lui-même, recourir à un sous-contractant ou à un employé détaché ou à d’autres moyens pour s’acquitter de ses obligations contractuelles, exige une approche plus flexible dans l’analyse. Cela dit, l’identification de l’« employeur » sur la base d’un examen au cas par cas de toutes les circonstances pertinentes et en utilisant des critères objectifs me paraît être l’approche la plus indiquée. Elle devrait éviter que les libertés fondamentales du marché unique ne soient instrumentalisées ou contribuent à la réalisation d’un contournement.

2. Analyse de la jurisprudence de la Cour

41. La jurisprudence de la Cour en matière de sécurité sociale, de relations de travail et de droit international privé me semble offrir de nombreux points de repère au soutien d’une approche différenciée. Dans les développements qui suivent, je tenterai d’identifier quelques critères utiles aux fins d’effectuer ledit examen au cas par cas.

a) Éléments caractérisant une relation de travail

42. Je tiens à souligner que la jurisprudence semble avoir accordé plus d’attention au rôle du « travailleur » qu’à celui de l’« employeur ». En effet, on y trouve relativement peu d’éléments permettant de déduire ce qui caractérise le rôle de ce dernier. Bien entendu, il est, à l’évidence, impossible d’analyser les droits et les obligations d’un salarié, tout en ignorant ceux de l’employeur, vu que les deux sont en fin de compte liés par une relation de travail.

43. Par conséquent, afin de clarifier le rôle de l’« employeur », il y a lieu d’évoquer d’abord la définition générale de la relation de travail dans la jurisprudence. Selon une jurisprudence constante, la caractéristique essentielle d’une relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une personne et sous la direction de celle-ci des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération (23). Cela dit, il convient d’identifier les critères que la Cour a développés aux fins de déterminer l’existence d’un lien de subordination entre le travailleur et l’employeur, qui caractérise une relation de travail dans les trois domaines susmentionnés du droit de l’Union.

b) Critères tirés de la jurisprudence en matière de sécurité sociale

44. Il ressort de la jurisprudence en matière de sécurité sociale que non seulement les relations contractuelles mais également la situation de travail réelle du travailleur sont déterminantes. Il est tenu compte de toutes les circonstances pertinentes objectives de l’affaire aux fins de déterminer le lien de subordination caractérisant une relation de travail.

45. Selon une jurisprudence constante, l’application du système de conflit de lois des règlements de coordination dépend exclusivement de la situation objective dans laquelle se trouve le travailleur, telle qu’elle ressort de tous les éléments pertinents du dossier (24). Plus spécifiquement, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 4 octobre 2012, Format (25), la Cour a indiqué comment procéder pour déterminer la législation nationale applicable en matière de sécurité sociale dans le cas où le salarié a travaillé dans deux ou plusieurs États membres. Dans cette affaire, la Cour a dit pour droit que, le cas échéant, « en plus du libellé des documents contractuels », il y a également lieu de tenir compte de divers autres « éléments tels que la manière dont les contrats de travail entre l’employeur et le travailleur concernés ont été exécutés en pratique dans le passé, les circonstances entourant la conclusion de ces contrats et, plus généralement, les caractéristiques et les modalités des activités exercées par l’entreprise concernée, dans la mesure où ces éléments peuvent éclairer la nature réelle du travail en question ». La Cour a ajouté que, « quel que soit le libellé des documents contractuels, [l’autorité nationale appelée à effectuer ledit examen est tenue] de fonder ses constatations sur la situation réelle du travailleur salarié » (26).

46. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 17 décembre 1970, Manpower (27), concernant le détachement de travailleurs par une agence de travail intérimaire, me semble être d’une pertinence particulière dans le présent contexte, dans la mesure où la Cour y a établi des critères utiles. Il peut être déduit de cet arrêt que peut être considérée comme un « employeur », au sens des règlements de coordination, la partie qui a la responsabilité d’engager le travailleur, de lui payer le salaire ainsi que de le sanctionner et de le licencier (28). Cela démontre que la Cour prend en compte la situation de travail réelle et ne se fonde pas seulement sur le contrat de travail.

c) Critères tirés de la jurisprudence en matière de relations de travail

47. Une analyse de la jurisprudence en matière de relations de travail permet également de conclure que la détermination de l’employeur doit être effectuée à l’aide de toutes les circonstances pertinentes objectives de l’affaire. De ce point de vue, la partie avec laquelle le travailleur a formellement conclu un contrat de travail n’est pas obligatoirement l’« employeur ».

48. Dans son arrêt Danosa (29), qui portait sur l’interprétation de la directive 92/85/CEE (30), la Cour a d’abord rappelé la caractéristique essentielle de la relation de travail, déjà mentionnée plus haut (31), et qui consiste dans le lien de subordination dans le cadre duquel le travailleur fait l’objet d’un contrôle(32), pour préciser ensuite que « la qualification juridique en droit national et la forme de cette relation, de même que la nature du lien juridique qui lie ces deux personnes, ne [sont] pas déterminantes [à cet égard] » (33).

49. On citera aussi l’arrêt Albron Catering (34), portant sur l’interprétation de la directive 2001/23/CE (35), et dans lequel la Cour a jugé que l’employeur peut être également l’entreprise où les travailleurs sont effectivement affectés « en dépit de l’absence de rapports contractuels avec lesdits travailleurs » (36).

50. Enfin, s’agissant du lien de subordination caractérisant toute relation de travail, il convient de citer l’arrêt Haralambidis(37) qui portait sur la question de savoir si le président d’une autorité portuaire avait la qualité de « travailleur » au sens de l’article 45, paragraphe 1, TFUE. La Cour a répondu par l’affirmative, considérant que le ministre italien des Infrastructures et des Transports disposait de pouvoirs de direction et de contrôle, ainsi que, le cas échéant, de sanction à l’égard dudit président (38). Quant à la nature juridique du rapport entre ces deux personnes, la Cour a rappelé sa jurisprudence constante, selon laquelle « la nature de droit public ou de droit privé du lien juridique de la relation d’emploi n’est pas déterminante » (39).

d) Critères tirés de la jurisprudence en matière de droit international privé

51. La Cour s’est montrée également favorable à une appréciation de l’ensemble des circonstances d’un cas d’espèce dans le cadre de l’interprétation des règles de conflit de lois en matière de droit privé. Selon cette jurisprudence, pour déterminer concrètement le lieu où l’employé s’acquitte de ses obligations envers son employeur, il appartient au juge national de se référer à un faisceau d’indices.

52. Dans son arrêt Voogsgeerd (40), qui avait pour objet l’interprétation des dispositions de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 (ci-après la « convention de Rome » (41), la Cour a estimé que le juge national doit, pour apprécier si une entreprise a effectivement la qualité d’« employeur », prendre en considération « tous les éléments objectifs permettant d’établir l’existence d’une situation réelle qui différerait de celle qui ressort des termes du contrat » (42).

53. Dans son arrêt Koelzsch (43), qui portait également sur l’interprétation des dispositions de ladite convention et qui concernait, comme dans la présente affaire, le travail dans le secteur du transport, la Cour a considéré que le juge national doit tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent l’activité du travailleur, et notamment « dans quel État est situé le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport, reçoit les instructions sur ses missions et organise son travail, ainsi que le lieu où se trouvent les outils de travail » (44). Le juge national « doit également vérifier quels sont les lieux où le transport est principalement effectué, les lieux de déchargement de la marchandise ainsi que le lieu où le travailleur rentre après ses missions » (45).

54. Est également pertinent aux fins de déterminer le lieu où l’employé s’acquitte de ses obligations envers son employeur, l’arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a. (46), dont l’objet était d’interpréter le règlement (CE) nº 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (47) dans le secteur du transport aérien de passagers. Dans cet arrêt, la Cour a réitéré la validité des indices mentionnés ci-dessus qui s’appliquent aux relations de travail dans le secteur du transport et qui doivent être pris en considération par les juridictions nationales (48). Selon la Cour, cette méthode indiciaire « permet de mieux refléter la réalité des relations juridiques, en ce qu’elle doit tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent l’activité du travailleur » (49). Il est important de souligner dans ce contexte la mise en garde par la Cour contre le risque que le point de rattachement pour l’application du droit de l’Union « soit instrumentalisé ou contribue à la réalisation de stratégies de contournement » (50).

55. Plus récemment, dans son arrêt du 11 avril 2019, Bosworth et Hurley (51), la Cour a été amenée à interpréter la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (52) et notamment la notion de « travailleur ». Après avoir rappelé le lien de subordination qui sous‑tend toute relation de travail, ainsi que la nécessité d’établir l’existence d’un tel lien dans chaque cas particulier, en fonction de tous les éléments et de toutes les circonstances caractérisant les relations entre les parties, la Cour a jugé que « l’absence d’un contrat formel ne fait pas obstacle à l’existence d’une relation de travail » au sens des dispositions pertinentes de ladite convention (53).

3. Application des critères susmentionnés aux circonstances de l’affaire au principal

56. Après avoir identifié une série de critères utiles permettant de déterminer la qualité de l’employeur dans une relation de travail, il y lieu, dans un second temps, de les appliquer aux circonstances des litiges au principal. Bien qu’il appartienne à la juridiction de renvoi de procéder aux vérifications factuelles nécessaires et d’appliquer, le cas échéant, l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004 (54), au litige dont elle est saisie, il n’en demeure pas moins qu’il incombe à la Cour d’interpréter le droit de l’Union au regard de la situation factuelle et juridique telle que décrite par la juridiction de renvoi, afin de donner à cette dernière les éléments utiles à la solution du litige dont elle est saisie (55).

57. Je tiens d’abord à relever que le lien contractuel, aux termes duquel AFMB serait formellement l’employeur des chauffeurs, n’a qu’une valeur indicative. Dès lors, il paraît légitime de remettre en question la qualité d’« employeur » dont se prévaut AFMB – au moins en ce qui concerne les règles de coordination en matière de sécurité sociale – au cas où elle ne refléterait pas la réalité de la relation de travail, ce qu’il convient de vérifier ci-dessous sur la base des faits du dossier.

58. Ainsi que l’indique la juridiction de renvoi (56), les intéressés travaillaient tant avant que pendant les périodes litigieuses comme chauffeurs salariés dans le transport international routier et conduisaient exclusivement des poids lourds exploités pour le compte et au risque d’entreprises de transport établies aux Pays-Bas. Durant les périodes litigieuses, ces chauffeurs étaient en fait employés pour une durée indéterminée à la pleine disposition de ces entreprises de transport dont ils avaient été, pour la plupart, salariés avant les périodes litigieuses.

59. Comme le fait remarquer la juridiction de renvoi (57), rien ou peu de choses avaient changé dans la relation entre les travailleurs et leurs employeurs originaires établis aux Pays-Bas en ce qui concerne le cours quotidien des affaires, après l’intervention formelle d’AFMB en octobre 2011. En effet, ces employeurs continuaient à décider dans les faits du recrutement, des conditions essentielles de travail, des activités et du licenciement de travailleurs. Il semblerait qu’AFMB n’a pas embauché elle-même les chauffeurs, mais que les entreprises de transport établies aux Pays-Bas ont plutôt placé leurs travailleurs sous l’égide d’AFMB. Par ailleurs, la juridiction de renvoi se réfère, (58) à titre d’exemple concernant le pouvoir de contrôle qu’avaient les entreprises de transport établies aux Pays-Bas sur les conditions essentielles de travail, à la pratique d’AFMB de licencier immédiatement les chauffeurs dont lesdites entreprises n’avaient plus besoin.

60. Pour ce qui est des frais salariaux, force est de constater que, même si AFMB versait directement un salaire aux chauffeurs, celui-ci était apparemment financé par les entreprises établies aux Pays-Bas qui, d’après les informations fournies par la juridiction de renvoi (59), étaient redevables de certains montants à AFMB en vertu des conventions qu’elles avaient conclues avec AFMB. Cela dit, même si AFMB ne saurait être considérée comme étant purement et simplement une « boîte aux lettres », elle pourrait tout de même être considérée comme une sorte de gestionnaire des salaires, mais pas comme un employeur réel. Dans sa description du cadre factuel (60), la juridiction de renvoi va jusqu’à estimer que AFMB n’était l’employeur que « quasiment sur le papier ». Ces renseignements, ainsi que le libellé de la première question préjudicielle, laissent à penser que le pouvoir de direction et de contrôle à l’égard des chauffeurs incombait aux entreprises établies aux Pays-Bas.

61. Compte tenu de ce qui précède, et sans préjudice de l’appréciation factuelle qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, j’estime que seules les entreprises de transport établies aux Pays-Bas doivent être considérées comme les « employeurs » des chauffeurs en cause au principal, au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004.

62. Il s’ensuit que la législation en matière de sécurité sociale applicable à une situation telle que celle au principal est celle de l’État de l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est effectivement employé pour une durée indéterminée, qui exerce une autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, c’est-à-dire en l’occurrence les Pays-Bas.

4. Réponse à la première question préjudicielle

63. À la lumière de ces considérations, il y a lieu de répondre à la première question préjudicielle que l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement no 883/2004, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles des litiges au principal, l’employeur de chauffeurs de poids lourds salariés dans le transport international routier, est réputé être l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est effectivement employé pour une durée indéterminée, qui exerce une autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, sous réserve des vérifications factuelles qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer.

C. Sur la deuxième question préjudicielle

64. Par sa deuxième question préjudicielle, posée à titre subsidiaire, la juridiction de renvoi souhaite savoir essentiellement si, dans l’hypothèse où AFMB doit être considérée comme l’« employeur », les conditions spécifiques en cas de détachement de travailleurs, aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1408/71 et de l’article 12 du règlement no 883/2004, valent, par analogie, en tout ou en partie, dans les litiges au principal. La référence à une possible analogie s’explique par le fait qu’il n’est pas contesté par les parties au principal que ces dispositions ne s’appliquent pas dans les litiges au principal.

65. Étant donné qu’il est proposé de répondre à la première question en ce sens que seules les entreprises établies aux Pays-Bas doivent être considérées comme les « employeurs », il n’y a pas lieu de se prononcer sur la deuxième question. Pour le cas où la Cour aboutirait à une autre conclusion, j’estime qu’il conviendrait de répondre à cette question par la négative pour les raisons que je vais exposer ci-après.

66. Comme dans le cadre de mon analyse concernant la première question, je me concentrerai sur l’interprétation de l’article 12 du règlement no 883/2004, car il contient, en substance, la même disposition que l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1408/71, malgré les différences minimes de leur libellé (61).

67. À mes yeux, l’article 12 du règlement no 883/2004 ne peut pas trouver application du fait que, dans les affaires au principal, il n’est pas question d’un « détachement » proprement dit, mais plutôt d’une « mise à disposition » pour une durée indéterminée de travailleurs par AFMB aux entreprises établies aux Pays-Bas.

68. La nécessité d’opérer clairement cette distinction devient évidente à la lumière de l’interprétation de la notion de « détachement » par la jurisprudence. Dans son arrêt FTS (62), la Cour a jugé que les exceptions au principe de l’État d’emploi, prévues par les dispositions précitées, ne sont susceptibles de s’appliquer en cas d’intervention d’une entreprise de travail temporaire que si deux conditions sont remplies : aux termes de la première condition, qui concerne le lien nécessaire entre l’entreprise qui détache le travailleur dans un État membre autre que celui où elle est établie et le travailleur ainsi détaché, un lien organique doit être maintenu entre cette entreprise et ce travailleur pendant la durée du détachement de ce dernier. La seconde condition, qui a trait à la relation existant entre ladite entreprise et l’État membre dans lequel celle-ci est établie, exige que cette dernière exerce habituellement des activités significatives sur le territoire de cet État membre(63).

69. Aux fins d’établir l’existence d’un tel lien organique, il est essentiel, selon la jurisprudence (64), de déduire de l’ensemble des circonstances que le travailleur est placé sous l’autorité de l’entreprise de travail temporaire. Cette condition implique nécessairement que cette entreprise doive disposer des pouvoirs de direction et de contrôle, ainsi que, le cas échéant, de sanction à l’égard du travailleur. En d’autres termes, l’entreprise de travail temporaire doit exercer les prérogatives typiquement réservées à l’« employeur ». Or il a déjà été établi dans le cadre de la réponse à la première question que, dans le cadre des affaires au principal, ce rôle incombait aux entreprises de transport établies aux Pays-Bas (65). De plus, il ressort du dossier que le lien entre les chauffeurs et AFMB se limitait essentiellement au paiement du salaire et au versement des cotisations sociales à l’autorité chypriote. D’ailleurs, il convient de relever que cette information n’a pas été réfutée par AFMB dans ses observations. Par conséquent, la première condition ne me semble, en l’occurrence, pas remplie.

70. En ce qui concerne cette seconde condition, il y a lieu de constater tout d’abord – à l’instar de plusieurs des participants à la procédure – que celle-ci n’est pas prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement n° 883/2004 (66). Le point de rattachement prévu dans cette disposition est tout simplement le lieu d’établissement de l’employeur. Cela dit, j’estime problématique d’introduire par voie d’interprétation une condition supplémentaire exigeant « des activités significatives sur le territoire de cet État membre où [l’entreprise] est établie », malgré le libellé univoque desdites dispositions. Il convient de garder à l’esprit que la condition en question a été établie à l’origine par voie jurisprudentielle à propos d’une disposition différente, à savoir l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1408/71 (67), qui correspond à l’article 12, paragraphe 1, du règlement n° 883/2004 actuellement en vigueur. L’appliquer à une autre disposition sans tenir compte de sa spécificité équivaudrait à méconnaître les limites du champ d’application de la disposition prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement n° 883/2004. À cela s’ajoute le fait qu’une proposition de modification législative allant dans ce sens a été rejetée récemment par le Conseil, comme l’a relevé la Commission dans ses observations (68). Indépendamment des doutes que soulève la mise en œuvre de cette approche en pratique, je note que la juridiction de renvoi elle-même a du mal à appliquer la condition d’« activité substantielle » proposée, compte tenu du manque d’informations à cet égard. En effet, il ressort de la décision de renvoi qu’elle ne parvient pas à déduire des pièces du dossier si AFMB répond ou non à cette condition (69). Par conséquent, je ne vois pas comment cette approche pourrait être pertinente pour la résolution des présents litiges au principal.

71. Pour les motifs exposés ci-dessus, je propose de répondre à la deuxième question préjudicielle par la négative.

D. Sur la troisième question préjudicielle

1. La notion d’« abus de droit » selon la jurisprudence

72. Par sa troisième question préjudicielle, posée à titre encore plus subsidiaire, la juridiction de renvoi souhaite savoir si des circonstances telles celles des litiges au principal – dans le cas où AFMB devrait être considérée comme l’« employeur » et si les conditions spécifiques du détachement de travailleurs ne s’appliquent pas – sont constitutives d’une situation relevant d’un abus du droit de l’Union (70).

73. Compte tenu des réponses proposées aux première et deuxième questions, je n’aborderai cette troisième question que dans un souci d’exhaustivité, dans l’hypothèse où la Cour parviendrait à des réponses autres sur les deux premières questions.

74. Selon une jurisprudence constante, les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes de l’Union (71). Il en va de même des normes des actes juridiques de l’Union qui ont été incorporés dans l’accord EEE (72) et dans les accords bilatéraux avec la Confédération suisse. La constatation de l’existence d’une pratique abusive requiert la réunion d’un élément objectif et d’un élément subjectif (73). D’une part, s’agissant de l’élément objectif, cette constatation nécessite qu’il résulte d’un ensemble de circonstances objectives que, malgré un respect formel des conditions prévues par la réglementation de l’Union, l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint (74). D’autre part, une telle constatation requiert un élément subjectif, à savoir qu’il doit résulter d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel des opérations en cause est l’obtention d’un avantage indu (75). En effet, l’interdiction de pratiques abusives n’est pas pertinente lorsque les opérations en cause sont susceptibles d’avoir une justification autre que la simple obtention d’un avantage.

2. Application des critères établis par la jurisprudence au cas d’espèce

75. La lecture de la décision de renvoi (76) implique de porter un regard critique sur la construction juridique mise en place par AFMB et ses partenaires contractuels, les entreprises de transport routier établies hors de Chypre. Plus concrètement, la juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la compatibilité avec le droit de l’Union d’une construction juridique qui permet à une société de choisir un siège statutaire déterminé dans le but, en substance, que son personnel soit légalement assujetti à la législation en matière de sécurité sociale d’un État membre de l’Union ou de l’AELE dans lequel le prélèvement des cotisations sociales est relativement faible.

76. Avant de répondre à la question posée, il convient de rappeler que la Cour ne peut pas juger elle-même si un comportement doit être considéré comme abusif. Il appartient au juge national de vérifier, conformément aux règles de preuve du droit national, si les éléments constitutifs d’une pratique abusive sont réunis dans le litige au principal (77). La Cour, statuant sur renvoi préjudiciel, peut toutefois apporter des précisions visant à guider le juge national dans l’application du droit de l’Union (78).

a) Vérification de l’élément objectif

77. Après avoir effectué un examen approfondi du cadre factuel, et concernant l’élément objectif, il me semble que, aux fins de l’application de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement nº 883/2004, les conditions attachées à la qualité d’« employeur » d’AFMB ne sont remplies dans les litiges au principal que sur un plan formel. Comme indiqué plus haut (79), AFMB ne s’est vu attribuer cette qualité que par le biais d’une construction juridique sophistiquée de droit privé, alors que ses partenaires contractuels exerçaient le contrôle effectif sur les salariés, ce qui relève normalement de la prérogative de l’employeur dans le cadre d’une relation de travail (80). À cela s’ajoute que AFMB a pu se prévaloir des libertés fondamentales du marché intérieur pour s’établir à Chypre et, à partir de là, fournir des services – concernant la gestion des salaires et des cotisations sociales – à des entreprises établies aux Pays-Bas. C’est grâce à l’ensemble de ces facteurs que AFMB a réussi à se présenter officiellement comme l’« employeur » devant les autorités compétentes en matière de sécurité sociale et à obtenir, apparemment, une reconnaissance en tant que tel dans certains États membres (81).

78. À mon avis, le fait, pour les autorités nationales compétentes, de reconnaître, le cas échéant, AFMB en tant qu’« employeur » et de délivrer en conséquence les certificats A1 sur la base des informations figurant dans les dossiers des affaires au principal, constituerait une application incorrecte de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement nº 883/2004, dans la mesure où il conduirait à appliquer aux chauffeurs la législation chypriote en matière sociale et non la législation néerlandaise – en dépit du fait que les employeurs réels sont établis aux Pays-Bas (82). Un tel résultat serait contraire à l’objectif législatif qui sous-tend les règles de conflit de lois et qui consistent à permettre aux autorités nationales d’établir aisément, c’est-à-dire sur la base de critères objectifs, clairs et prédéterminés, l’employeur réel du travailleur, le lieu de son siège social ou d’exploitation et, en ce faisant, de déterminer finalement le système de sécurité sociale applicable dans un cas donné. Je note d’ailleurs que, nonobstant la simplicité relative des règles de conflit de lois, l’écart entre les apparences et la situation réelle dans la présente affaire peut prêter à confusion aux yeux des autorités nationales compétentes et il doit, de ce fait, être considéré comme susceptible de porter préjudice au bon fonctionnement du mécanisme de coordination des systèmes de sécurité sociale institué par le législateur de l’Union.

b) Vérification de l’élément subjectif

79. S’agissant de l’élément subjectif, je note que la Cour a jugé, afin d’établir l’existence de ce second élément, qui se rattache à l’intention des opérateurs, qu’il peut notamment être tenu compte du caractère purement artificiel des opérations concernées (83). L’élément subjectif me semble ressortir, en l’occurrence, de l’intention manifeste d’AFMB et de ses partenaires contractuels de contourner la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale à des fins d’optimisation de leurs activités économiques(84). Comme mentionné plus haut (85), la plupart des chauffeurs en question étaient des salariés installés aux Pays-Bas avant d’être employés par AFMB. L’engagement formel par AFMB semble avoir eu pour objectif de les soustraire à l’application de la législation néerlandaise, qui aurait été normalement applicable, sur le fondement de l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement nº 883/2004.

80. Or, ainsi que la Cour l’a souligné dans sa jurisprudence (86), les règles de conflit prévues dans les règlements de coordination s’imposent de manière impérative aux États membres et il ne saurait être admis que les assurés sociaux relevant du champ d’application de ces règles puissent en contrecarrer les effets en disposant du choix de s’y soustraire. Le caractère impératif desdites règles permet de garantir le bon fonctionnement du mécanisme de coordination institué. Cela dit, il paraît indispensable que d’autres acteurs, y compris les employeurs, qui sont normalement tenus de contribuer aux cotisations sociales, en respectent eux aussi l’application.

81. Sous réserve de l’appréciation devant être effectuée par la juridiction de renvoi, la mise en œuvre de cette construction juridique semble avoir eu pour conséquence une détérioration de la protection sociale des chauffeurs tandis que les anciens employeurs paraissent en avoir tiré des profits en termes de coûts salariaux. Tel semble avoir été précisément l’objectif d’AFMB, si l’on tient compte de divers témoignages de ses donneurs d’ordre, cités par la juridiction de renvoi (87), qui ont été publiés sur le site Internet d’AFMB, et dans lesquels ceux-ci se vantent desdits avantages, à savoir d’avoir fait des économies de coûts salariaux tout en maintenant un contrôle effectif sur les chauffeurs.

82. Par conséquent, je suis enclin à conclure à l’existence d’un abus de droit sur la base des informations disponibles.

83. Si la juridiction de renvoi détermine que les deux éléments caractérisant un abus de droit sont réunis, elle est tenue d’en tirer les conséquences, en refusant d’appliquer l’article 13, paragraphe 1, sous b), i), du règlement (CE) no 883/2004 (88) aux litiges au principal. AFMB ne saurait donc se prévaloir de son prétendu statut d’employeur aux fins de demander au RSVB de déclarer la législation chypriote applicable aux chauffeurs en question (89).

3. Réponse à la troisième question préjudicielle

84. Au vu de tous ces éléments, il convient de répondre à la troisième question préjudicielle que les faits et circonstances décrits dans la décision de renvoi établissent l’existence d’une situation dans laquelle il y a abus de droit. Par conséquent, AFMB ne peut pas se prévaloir de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004 pour établir un rattachement avec le droit chypriote de la sécurité sociale.

V. Conclusion

85. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Centrale Raad van Beroep (cour d’appel en matière de sécurité sociale et de fonction publique, Pays-Bas) :

1) L’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non-salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, tel que modifié par le règlement (CE) nº 1606/98 du Conseil, du 29 juin 1998, et l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, tel que modifié par le règlement (UE) nº 465/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, doivent être interprétés en ce sens que, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, l’employeur de chauffeurs de poids lourds salariés dans le transport international routier est réputé être l’entreprise de transport qui a recruté l’intéressé, à la pleine disposition de laquelle l’intéressé est effectivement employé pour une durée indéterminée, qui exerce une autorité effective sur l’intéressé et à laquelle incombent effectivement les frais salariaux, sous réserve des vérifications factuelles qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer.

2) Les conditions spécifiques auxquelles des employeurs, tels que des agences intérimaires et autres intermédiaires, peuvent invoquer les exceptions au principe de l’État d’emploi, inscrites à l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1408/71, et à l’article 12 du règlement no 883/2004, ne valent pas par analogie aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 2, sous a), dudit règlement no 1408/71, et de l’article 13, paragraphe 1, sous b), dudit règlement no 883/2004.

3) Les faits et circonstances décrits dans la décision de renvoi établissent l’existence d’une situation dans laquelle il y a abus de droit. Par conséquent, AFMB ne peut pas se prévaloir de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71, ni de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004, pour établir un rattachement avec le droit chypriote de la sécurité sociale.

1 Langue originale : le français.

2 JO 1998, L 209, p. 1.

3 JO 2004, L 166, p. 1.

4 JO 2012, L 149, p. 4.

5 Arrêt du 14 octobre 2010, van Delft e.a. (C‑345/09, EU:C:2010:610, point 84).

6 Accord sur l’Espace économique européen (JO 1994, L 1, p. 3). Le règlement nº 1408/71 faisait partie de cet accord au moment de sa signature et est entré en vigueur avec celui-ci le 1er janvier 1994.

7 Accord entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation des personnes (JO 2002, L 114, p. 6).

8 Pour des raisons de simplicité, le terme « État membre » tel qu’utilisé dans ces conclusions doit être compris comme regroupant outre les États membres de l’Union, les États de l’EEE, ainsi que la Confédération suisse.

9 Le règlement nº 883/2004 a été incorporé à l’accord EEE par la décision du Comité mixte de l’EEE no 76/2011, du 1er juillet 2011, modifiant l’annexe VI (Sécurité sociale) et le protocole 37 de l’accord EEE (JO 2011, L 262, p. 33). Il est applicable à l’Islande, au Liechtenstein et à la Norvège depuis le 1er juin 2012.

10 Le règlement nº 883/2004 a été incorporé à l’accord entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation des personnes, par la décision n° 1/2012 du 31 mars 2012, du Comité mixte institué par l’accord entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation de personnes, remplaçant l’annexe II dudit accord sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO 2012, L 103, p. 51). Il est applicable à la Confédération suisse depuis le 1er avril 2012.

11 Le « certificat A1 » est un document délivré par l’institution compétente d’un État membre, au titre du règlement nº 883/2004 (appelé auparavant « certificat E101 » sous l’égide du règlement nº 1408/71), qui atteste de l’affiliation d’un travailleur qui se déplace au sein de l’Union au régime de sécurité sociale de cet État membre. Il est utile pour prouver le versement de contributions sociales dans un autre État membre de l’Union, par exemple pour les travailleurs détachés ou les personnes travaillant dans plusieurs États membres à la fois.

12 Arrêt du 13 juillet 2017, Szoja (C‑89/16, EU:C:2017:538, point 34).

13 Voir, en ce sens, arrêt du 9 mars 2006, Piatkowski (C‑493/04, EU:C:2006:167, point 21).

14 Arrêt du 6 septembre 2018, Alpenrind e.a. (C‑527/16, EU:C:2018:669, points 97 et 98).

15 Voir point 7.1.3 de l’ordonnance de renvoi.

16 Ainsi que l’a indiqué l’avocat général Bot dans ses conclusions dans l’affaire Chain (C‑189/14, EU:C:2015:345, point 25), le libellé de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004 n’a pas connu de changements fondamentaux.

17 Jusqu’au 31 mai 2012 en Islande, au Liechtenstein et en Norvège, et jusqu’au 31 mars 2012 en Suisse.

18 Concernant l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège, ainsi que la Cour l’a indiqué dans sa jurisprudence, la compétence de celle-ci pour interpréter l’accord EEE au titre de l’article 267 TFUE est valable uniquement en ce qui concerne l’Union, alors que la Cour AELE est compétente pour se prononcer sur l’interprétation de l’accord EEE dans les États de l’AELE en vertu de l’article 108, paragraphe 2, de celui-ci et de l’article 34 de l’accord AELE de surveillance (voir arrêt du 15 juin 1999, Andersson et Wåkerås-Andersson, C‑321/97, EU:C:1999:307, points 28 et 29). Nonobstant cette répartition de la compétence juridictionnelle, qui reflète la structure institutionnelle des « deux piliers » de l’EEE – que sont l’Union et l’AELE – un dialogue judiciaire a été établi, ce qui contribue à une homogénéité dans l’interprétation et l’application des actes juridiques communs (voir conclusions de l’avocate générale Trstenjak dans l’affaire Marques Almeida, C‑300/10, EU:C:2012:414, note en bas de page 25). Concernant la Suisse, un parallélisme institutionnel existe également, dans le sens où la compétence de la Cour pour interpréter les accords bilatéraux au titre de l’article 267 TFUE est valable uniquement pour l’Union, alors que les tribunaux de la Confédération suisse et, en dernière instance, le tribunal fédéral, restent compétents pour celle-ci (voir arrêt du 6 octobre 2011, Graf et Engel, C‑506/10, EU:C:2011:643). Néanmoins, le tribunal fédéral tient compte, notamment dans le domaine de la libre circulation des personnes, de la jurisprudence pertinente de la Cour. Dès lors, il ne saurait être exclu que la Cour AELE et les tribunaux suisses soient amenés à l’avenir à envisager l’application de la jurisprudence de la Cour découlant de la présente affaire aux règlements de coordination en matière sociale qui sont incorporés à l’accord EEE et à l’accord bilatéral sur la libre circulation des personnes.

19 Voir, concernant la pratique de la Cour consistant à reformuler des questions préjudicielles en fonction de l’applicabilité ratione temporis du droit de l’Union aux fins de donner une réponse utile au juge national, arrêts du 14 septembre 2017, Delgado Mendes (C‑503/16, EU:C:2017:681, points 31 et 32), ainsi que du 25 octobre 2018, Roche Lietuva (C‑413/17, EU:C:2018:865, points 17 à 20).

20 Disposition équivalente à celle de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71, aux fins de l’analyse juridique.

21 Voir, parmi de nombreux exemples, arrêt du 18 octobre 2016, Nikiforidis (C‑135/15, EU:C:2016:774, point 28 et jurisprudence citée).

22 Voir arrêt du 6 septembre 2018, Alpenrind e.a. (C‑527/16, EU:C:2018:669, points 88 à 98).

23 Arrêt du 4 décembre 2014, FNV Kunsten Informatie en Media (C‑413/13, EU:C:2014:2411, point 34).

24 Voir arrêts du 14 octobre 2010, van Delft e.a. (C‑345/09, EU:C:2010 :2010, point 52 et jurisprudence citée), ainsi que du 16 mai 2013, Wencel (C‑589/10, EU:C:2013:303, point 52).

25 C‑115/11, EU:C:2012:606.

26 Arrêt du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe (C‑115/11, EU:C:2012:606, points 45 et 46).

27 35/70, EU:C:1970:120.

28 Arrêt du 17 décembre 1970, Manpower (35/70, EU:C:1970:120, points 17 et 18).

29 Arrêt du 11 novembre 2010, Danosa (C‑232/09, EU:C:2010:674).

30 Directive du Conseil du 19 octobre 1992 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail (dixième directive particulière au sens de l’article 16 paragraphe 1 de la directive 89/391/CEE) (JO 1992, L 348, p. 1).

31 Voir point 43 des présentes conclusions.

32 Arrêt du 11 novembre 2010, Danosa (C‑232/09, EU:C:2010:674, points 46 et 47).

33 Arrêt du 11 novembre 2010, Danosa (C‑232/09, EU:C:2010:674, points 39 et 40).

34 Arrêt du 21 octobre 2010, Albron Catering (C‑242/09, EU:C:2010:625).

35 Directive du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements (JO 2001, L 82, p. 16).

36 Arrêt du 21 octobre 2010, Albron Catering (C‑242/09, EU:C:2010:625, points 21 et 31).

37 Arrêt du 10 septembre 2014, Haralambidis (C‑270/13, EU:C:2014:2185).

38 Arrêt du 10 septembre 2014, Haralambidis (C‑270/13, EU:C:2014:2185, point 30).

39 Arrêt du 10 septembre 2014, Haralambidis (C‑270/13, EU:C:2014:2185, point 40).

40 Arrêt du 15 décembre 2011, Voogsgeerd (C‑384/10, EU:C:2011:842).

41 JO 1980, L 266, p. 1

42 Arrêt du 15 décembre 2011, Voogsgeerd (C‑384/10, EU:C:2011:842, point 62).

43 Arrêt du 15 mars 2011, Koelzsch (C‑29/10, EU:C:2011:151).

44 Arrêt du 15 mars 2011, Koelzsch (C‑29/10, EU:C:2011:151, point 49).

45 Arrêt du 15 mars 2011, Koelzsch (C‑29/10, EU:C:2011:151, point 49).

46 C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688.

47 JO 2001, L 12, p. 1.

48 Arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a. (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688, points 59 et 60).

49 Arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a. (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688, point 62).

50 Arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a. (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688, point 62).

51 C‑603/17, EU:C:2019:310.

52 Convention signée à Lugano le 30 octobre 2007 dont la conclusion a été approuvée au nom de la Communauté par la décision 2009/430/CE du Conseil, du 27 novembre 2008 (JO 2009, L 147, p. 1).

53 Arrêt du 11 avril 2019, Bosworth et Hurley (C 603/17, EU:C:2019:310, point 27).

54 Ou bien, le cas échéant, l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1408/71, en fonction de l’application territoriale et ratione temporis des règles de coordination en matière sociale.

55 Arrêt du 9 novembre 2006, Chateignier (C‑346/05, EU:C:2006:711, point 22).

56 Voir point 5.2.2 de la décision de renvoi.

57 Voir point 5.2.6 de la décision de renvoi.

58 Voir point 5.2.6 de la décision de renvoi.

59 Voir point 5.2.3 de la décision de renvoi.

60 Voir point 7.1.5 de la décision de renvoi.

61 Voir point 36 des présentes conclusions.

62 Arrêt du 10 février 2000, FTS (C‑202/97, EU:C:2000:75).

63 Arrêts du 10 février 2000, FTS (C‑202/97, EU:C:2000:75, points 21 à 24), ainsi que du 6 février 2018, Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2018:63, point 34).

64 Arrêt du 10 février 2000, FTS (C‑202/97, EU:C:2000:75, point 24).

65 Voir point 61 des présentes conclusions.

66 Ni à l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1408/71, disposition équivalente.

67 Arrêt du 10 février 2000, FTS (C‑202/97, EU:C:2000:75, point 40).

68 En 2016, la Commission a suggéré, dans sa proposition de règlement modifiant le règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement (CE) n° 987/2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 [document COM (2016)815], de remplacer le paragraphe 5 bis de l’article 14 existant du règlement (CE) n° 987/2009 par le paragraphe suivant : « 5 bis. Aux fins de l’application du titre II du règlement de base, on entend par “siège social ou siège d’exploitation” le siège social ou le siège d’exploitation où sont adoptées les décisions essentielles de l’entreprise et où sont exercées les fonctions d’administration centrale de celle-ci, à condition que l’entreprise exerce une activité substantielle dans cet État membre. ». Mise en italique par mes soins. Le Conseil des ministres a toutefois rejeté l’introduction du critère de l’« activité substantielle ».

69 Voir point 7.2.5 de la décision de renvoi.

70 La juridiction de renvoi mentionne le « droit de l’AELE » dans sa question. Néanmoins, il est probable que la juridiction de renvoi se réfère en réalité au droit de l’EEE ainsi qu’à l’accord d’association avec la Confédération suisse. Par conséquent, il y a lieu de reformuler cette question.

71 Voir arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a. (C‑255/02, EU:C:2006:121, point 68), et du 28 juillet 2016, Kratzer (C‑423/15, EU:C:2016:604, point 37).

72 Voir arrêts de la Cour AELE du 13 septembre 2017, Yara International ASA (E‑15/16, EFTA Court Report 2017, 434, point 49), dont il ressort que l’interdiction de l’abus de droit constitue une « caractéristique essentielle du droit de l’EEE », ainsi que du 3 octobre 2012, Arcade Drilling (E‑15/11, EFTA Court Report 2012, 676, points 88 et 89), dans lequel la Cour AELE s’appuie sur la jurisprudence de la Cour.

73 Voir arrêt du 28 juillet 2016, Kratzer (C‑423/15, EU:C:2016:604, point 38).

74 Voir arrêt du 28 juillet 2016, Kratzer (C‑423/15, EU:C:2016:604, point 39 et jurisprudence citée).

75 Voir arrêt du 28 juillet 2016, Kratzer (C‑423/15, EU:C:2016:604, point 40 et jurisprudence citée).

76 Voir point 7.3 de la décision de renvoi.

77 Voir arrêt du 28 juillet 2016, Kratzer (C‑423/15, EU:C:2016:604, points 41 et 42 et jurisprudence citée).

78 Voir arrêts du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832, point 34), et du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16, EU:C:2017:881, point 59).

79 Voir points 57 à 61 des présentes conclusions.

80 Voir, dans ce contexte, l’arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832, point 50), dans lequel la Cour rejette les pratiques abusives, citant à titre d’exemple la conclusion de contrats constituant un montage purement artificiel visant à dissimuler l’identité du prestataire d’un service.

81 Selon les informations fournies par AFMB, des États membres tels que la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, la Pologne et la Roumanie auraient considéré AFMB comme employeur et jugé, sur la base du siège social de celle-ci, la législation chypriote en matière de sécurité sociale applicable à leurs résidents respectifs.

82 Ainsi que la Cour l’a indiqué dans l’arrêt du 6 février 2018, Altun e.a. (C-359/16, EU:C:2018:63, point 51), l’élément objectif consiste dans le fait que les conditions requises aux fins de l’obtention et de l’invocation d’un certificat E101 ne sont pas remplies.

83 Voir arrêt du 28 juillet 2016, Kratzer (C‑423/15, EU:C:2016:604, points 41 et 42, ainsi que jurisprudence citée).

84 Voir arrêt du 6 février 2018, Altun e.a. (C-359/16, EU:C:2018:63, point 52), dont il ressort que l’élément subjectif est normalement réalisé dès que l’intéressé a l’intention de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance d’un certificat E101, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché.

85 Voir point 58 des présentes conclusions.

86 Voir arrêts du 14 octobre 2010, van Delft e.a. (C‑345/09, EU:C:2010:610), et du 13 juillet 2017, Szoja (C‑89/16, EU:C:2017:538, point 42).

87 Voir point 5.2.9 de la décision de renvoi.

88 Il en va de même pour l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71, en fonction de l’application ratione loci et ratione temporis des règles de coordination en matière sociale.

89 Cette conséquence résulte, à mon avis, du raisonnement exposé par l’avocat général Poiares Maduro dans ses conclusions dans l’affaire Halifax e.a. (C‑255/02, EU:C:2005:200, points 68, 71 et 97), selon lequel il est interdit d’invoquer une disposition juridique conférant un droit pour obtenir des avantages illégitimes et manifestement étrangers à l’objectif de ladite disposition. En pratique, cela signifie que la disposition juridique en cause doit être interprétée, contrairement à son sens littéral, comme ne conférant en réalité pas le d