Boucherie - pas d’urgence caractérisée par un préjudice financier conséquent

Conseil d’État

N° 436580

ECLI:FR:CEORD:2019:436580.20191223

Inédit au recueil Lebon

Juge des référés

SCP PIWNICA, MOLINIE, avocat(s)

lecture du lundi 23 décembre 2019

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

La société Boucherie de la gare a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l’exécution de l’arrêté du 23 octobre 2019 par lequel le préfet des Hauts-de-Seine a prononcé la fermeture administrative, pour une durée de deux mois à compter de sa notification, de l’établissement qu’elle exploite sous l’enseigne “ Boucherie de la Gare “ au 1 avenue Henri-Martin à Nanterre. Par une ordonnance n° 1914690 du 25 novembre 2019, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa requête.

Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 9 et 20 décembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Boucherie de la gare demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) à titre principal, d’annuler l’ordonnance du 25 novembre 2019 et de faire droit à ses conclusions de première instance ;

2°) à titre subsidiaire, de suspendre l’exécution de l’arrêté du 23 octobre 2019 en tant que la fermeture administrative excède une durée de quatre semaines.

La société Boucherie de la gare soutient que :

 la condition d’urgence est remplie dès lors que, en la privant d’une partie de son chiffre d’affaires et de sa clientèle dans une période de forte activité liée aux fêtes de fin d’année la décision litigieuse préjudicie de manière grave, immédiate et irréversible à ses intérêts économiques et financiers et à son image ;

 l’ordonnance contestée est insuffisamment motivée dès lors que le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise n’a pas exposé les raisons pour lesquelles il a estimé que la méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure ainsi que l’irrégularité de la notification et l’insuffisance de motivation de l’arrêté du 23 octobre 2019 n’étaient pas de nature à caractériser une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre ou à la liberté de commerce et de l’industrie ;

 il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;

 le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a commis une erreur de droit en estimant que le préfet des Hauts-de-Seine pouvait légalement se fonder sur les faits dont le contrôle du 14 août 2019 aurait, selon lui, permis d’établir la matérialité, alors que la cour d’appel de Paris a déclaré irrégulière la procédure suivie lors de ce contrôle ;

 l’arrêté du 23 octobre 2019, en prévoyant une fermeture administrative de deux mois est entaché de disproportion manifeste, eu égard au fait qu’aucune infraction n’a, jusqu’à présent, été reprochée à l’établissement, qui fonctionne depuis plus de quarante ans, que la gravité de l’éventuelle infraction doit être relativisée, puisque les services de police avaient proposé une suspension de trente jours, et non de deux mois et, enfin, aux conséquences qu’aurait une fermeture aussi longue sur la situation de la société ;

 à tout le moins, il convient de ramener à quatre semaines la durée de cette fermeture ;

 la société paye régulièrement les charges sociales correspondant à l’emploi de deux des cinq personnes que le procès-verbal de contrôle mentionne comme ayant été employés irrégulièrement.

Par un mémoire en défense et des observations complémentaires, enregistrés les 18 et 20 décembre 2019, la ministre du travail conclut au rejet de la requête. Elle fait valoir que la condition d’urgence n’est pas remplie et qu’il n’est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

 le code du travail ;

 le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la société Boucherie de la gare et, d’autre part, la ministre du travail ;

Vu le procès-verbal de l’audience publique du 19 décembre 2019 à 10 heures 30 au cours de laquelle ont été entendus :

 Me Molinié, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Boucherie de la gare ;

 M. A..., représentant de la société Boucherie de la gare ;

 les représentants du ministre du travail et du préfet des Hauts-de-Seine ;

et à l’issue de laquelle le juge des référés a reporté la clôture de l’instruction au 20 décembre 2019 à 18 heures ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : “ Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures “.

2. A l’occasion d’un contrôle effectué le 14 août 2019, sur réquisition du procureur de la République, dans le commerce de boucherie exploité par la société Boucherie de la gare, situé au 1, avenue Henri Martin, à Nanterre, les services de police ont, en application de l’article L. 8272-2 du code du travail, dressé un procès-verbal constatant des infractions constitutives de travail illégal. Après avoir informé la société qu’il envisageait de prononcer la fermeture de son établissement et reçu ses observations, le préfet des Hauts-de-Seine a, par un arrêté du 23 octobre 2019, prononcé la fermeture administrative pour une durée de deux mois de cet établissement, en application du même texte. La société Boucherie de la gare a introduit, sur le fondement des dispositions précitées de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, une demande de suspension de l’exécution de l’arrêté du 23 octobre 2019. Elle relève appel de l’ordonnance du 25 novembre 2019 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté ses conclusions.

3. La société requérante soutient que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a regardé comme non établie l’existence d’une situation d’urgence, au sens des dispositions citées au point 1 de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, justifiant que soit prononcée une mesure au titre des mêmes dispositions. Elle fait valoir l’importance de la perte de chiffre d’affaires qu’entraîne pour elle la mesure de suspension prononcée, ainsi que les charges inéluctables qu’elle devra néanmoins supporter au cours de la période concernée et estime que la pérennité même de son exploitation est menacée.

4. Il résulte de l’instruction que la société Boucherie de la Gare devra inéluctablement supporter, lors de la période de suspension de deux mois courant à compter du 18 novembre 2019, des charges salariales s’élevant, charges sociales incluses, à environ

30 000 euros et des dépenses de loyer se montant à 20 000 euros et qu’elle est exposée au risque de perdre son stock de viandes, qu’elle évalue à 8 000 euros dans sa requête d’appel. Toutefois, il ressort des documents comptables de la société qu’elle disposait à son actif, au 31 décembre 2018, de disponibilités se montant à 360 153 euros et que figurait, à son passif, un report à nouveau positif de 471 184 euros. Au vu de ces éléments, elle est donc en mesure de supporter le manque à gagner, certes très important, qu’entraîne pour elle la perte de deux mois de chiffre d’affaires et n’explique pas, malgré la demande qui lui a été faite en ce sens lors de l’audience, pour quel motif sa trésorerie de fin d’année 2018 ne serait plus mobilisable à cet effet.

5. Il résulte de ce qui précède que la société requérante n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté ses conclusions au motif que les conséquences économiques et financières de l’arrêté du 23 octobre 2019 ne caractérisaient pas une situation d’urgence au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Dès lors, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’existence alléguée d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, ses conclusions, y compris celles tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, ne peuvent qu’être rejetées.

O R D O N N E :


Article 1er : La requête de la société Boucherie de la gare est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Boucherie de la gare, à la ministre du travail et au préfet des Hauts-de-Seine.