Certificat de détachement frauduleux - arrêt Vueling du 2 avril 2020 de la CJUE

Certificat de détachement frauduleux - opposabilité - CJUE – affaires Vueling

Affaires jointes C-370/17 et C-37/18 Vueling Airlines SA du 2 avril 2020

Voir l’arrêt Vueling de la CJUE

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 2 avril 2020 une nouvelle décision relative à l’opposabilité du certificat de détachement dans l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié détaché par son entreprise. Cette décision, non seulement confirme le caractère opposable de ce formulaire administratif, mais accentue le caractère contraignant du respect de la procédure de demande de retrait de ce document.
La décision de la CJUE, ajoutée aux précédentes qu’elle a rendues sur le sujet, a pour effet d’entraver en France, de façon quasi rédhibitoire, la lutte contre le travail illégal et le dumping social du fait des entreprises étrangères et de leurs donneurs d’ordre français.

Présentation
.1 La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) était saisie, dans le cadre d’un double contentieux français, de deux questions préjudicielles portant sur l’opposabilité au civil du certificat de détachement dans une affaire où la compagnie aérienne de droit espagnol Vueling avait été définitivement condamnée au pénal pour travail dissimulé par défaut de déclarations sociales en France (voir le commentaire de la décision de la Cour de cassation).

La première question préjudicielle (affaire C-370/17) avait été posée le 30 mars 2017 par le tribunal de grande instance de Bobigny dans une instance engagée par la caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l’aéronautique civile (CRPNAC) ; celle-ci demandait des dommages et intérêts à la compagnie Vueling, à la suite de sa condamnation pénale, en réparation du préjudice qu’elle subissait du fait du non versement par celle-ci des cotisations sociales dues en raison de l’emploi en France de personnel navigant muni indûment de certificat de détachement et présenté à tort comme salariés détachés (voir la question préjudicielle).

La seconde question préjudicielle (affaire C-37/18) avait été posée le 10 janvier 2018 par la chambre sociale de la Cour de cassation dans une instance prud’homale engagée par un salarié navigant de la compagnie Vueling qui demandait la requalification de sa situation de travail apparente de salarié détaché en salarié en emploi direct et, à ce titre, sollicitait notamment des dommages et intérêts en réparation du préjudice qu’il a subi du fait de sa non affiliation au régime français de sécurité sociale, sans versement de cotisations sociales (voir la question préjudicielle).
La CJUE avait joint les deux affaires et a répondu aux deux questions préjudicielles par sa décision unique du 2 avril 2020.

.2 Dans sa décision du 2 avril 2020, la CJUE :
.- confirme sa jurisprudence sur l’opposabilité du certificat de détachement dans l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié détaché, y compris lorsque cet Etat constate une fraude à la délivrance ou l’utilisation de ce formulaire administratif,
.- confirme l’obligation pour l’Etat d’accueil et d’emploi de demander à l’Etat émetteur du certificat de détachement le retrait ou l’annulation de ce formulaire, étant précisé que l’Etat d’accueil et d’emploi est lié par la réponse de l’Etat émetteur ; la CJUE indique, à plusieurs reprises, que cette demande de retrait doit être engagée promptement.
.- mentionne, ce qui est nouveau, que le juge de l’Etat d’accueil et d’emploi, lorsqu’il est saisi d’un contentieux, doit s’assurer, d’une part que la procédure de demande de retrait du certificat de détachement a été engagée par l’institution de sécurité sociale de l’Etat d’accueil et d’emploi et d’autre part que l’institution de sécurité sociale de l’Etat qui a émis le certificat de détachement ne s’est pas abstenue de procéder au réexamen du certificat de détachement et de prendre position dans un délai raisonnable sur la demande de retrait,
.-mentionne, ce qui est également nouveau, que l’autorité de la chose jugée dans l’Etat d’accueil et d’emploi ne peut être prise en considération pour apprécier d’autres contentieux en relation avec cette autorité, dès lors que la décision de justice à l’origine de la chosé jugée est contraire au droit de l’Union européenne. En l’espèce, selon la CJUE, la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 11 mars 2014 qui a condamné Vueling pour travail dissimulé par défaut de déclaration sociale a été rendue en contrariété avec les règlements communautaires de sécurité sociale, puisque la Cour de cassation a écarté de son propre chef les certificats de détachement délivrés à Vueling par la sécurité sociale espagnole. Dès lors, la CJUE considère que l’autorité de la chose jugée ne peut s’attacher à cette décision et être invoquée par la CRPNAC et par le salarié navigant de Vueling.

.3 La décision de la CJUE rappelle également, en référence à l’arrêt Altun du 6 février 2018 (voir la décision et son commentaire), la définition de la fraude, qui est de nature à entraîner le retrait ou l’annulation du certificat de détachement. La fraude, au sens de la CJUE, est constituée par le cumul d’un élément objectif et d’un élément subjectif. L’élément objectif consiste dans le fait que les conditions requises pour l’obtention ou l’invocation d’un certificat de détachement ne sont pas remplies ; l’élément subjectif correspond à l’intention de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance du formulaire, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché.
Dans la présente affaire, la CJUE reconnaît (par. 60 de sa décision) que les certificats de détachement avaient été obtenus ou invoqués frauduleusement par Vueling puisque son personnel navigant aurait dû être soumis au régime de sécurité sociale française.

.4 La CJUE continue de dénier la moindre autorité au juge de l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié détaché pour écarter un certificat de détachement, y compris lorsque son caractère frauduleux ne fait aucun doute, en ajoutant deux conditions supplémentaires à la régularité de la mise en cause de ce formulaire que le juge est tenu de vérifier avant de rendre sa décision : l’engagement de façon prompte de la demande de retrait du certificat et le réexamen et la réponse dans un délai raisonnable par l’institution de sécurité sociale émettrice du formulaire.

Commentaire
La décision Vueling du 2 avril 2020 de la CJUE est radicalement opposée aux conclusions de l’avocat général rendues le 11 juillet 2019 (voir les conclusions et leurs commentaires) ; celui-ci avait préconisé, comme dans l’affaire Altun, que le juge national de l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié détaché puisse écarter un certificat de détachement frauduleux. La différence de philosophie et de sensibilité sur la façon la plus appropriée de lutter contre le travail illégal est remarquable et interpelle, d’autant que l’Union européenne, relayée par nombre de dirigeants politiques, insiste sur la nécessité de lutter efficacement contre le dumping social.

Pourquoi la décision Vueling de continuer à sacraliser à tout prix, et malgré l’avocat général, le certificat de détachement constitue une entrave, voire un obstacle, à la lutte contre le travail illégal et le dumping social en France ?

.1 Tout d’abord, cette décision représente, dans son principe, et à tout le moins, un geste de défiance marquée à l’égard du juge national, et en tout état de cause à l’égard du juge français qui avait constaté, au plus haut niveau de l’ordre juridictionnel, l’existence, non seulement d’une fraude, mais d’un délit commis sur le territoire français par la compagnie Vueling.
Par ailleurs, la sémantique utilisée par la CJUE dans sa décision est en décalage complet avec les faits relevés par les services de contrôle et l’analyse du juge français, à la fois dans cette affaire et dans toutes celles où le certificat de détachement a été écarté ou à vocation à être écarté. Ainsi, la CJUE emploie le terme « d’indices » de fraude (par. 60, 61, 67, 68, 71, 72, 75, 77) ou de « doute » (par. 64, 66), alors qu’il s’agit de preuves factuelles. Le juge français ne condamne pas, notamment au pénal, sur la base de simples indices et encore moins lorsqu’il a des doutes.

.2 Le principal argument donné par la CJUE pour justifier la passage obligé par la procédure de demande de retrait du certificat de détachement est la volonté de garantir le principe de l’unicité de la protection sociale du salarié en mobilité transnationale. Mais ce principe peut être bien entendu garanti par le juge de l’Etat d’accueil et d’emploi qui dispose des aptitudes, des connaissances et des compétences pour statuer de façon éclairée sur le bien fondé de la non affiliation de ce salarié au régime de sécurité sociale de cet Etat. De surcroît, il ne faut pas oublier que le certificat de détachement n’est pas demandé par le salarié à l’institution de sécurité sociale émettrice, mais par son employeur. Le salarié se voit donc remettre par son employeur un formulaire qui, dans les cas de fraude soumis au juge français, est un document contraint, voire imposé (ce qui est le cas de l’affaire Vueling, où par ailleurs le principe de l’unicité du régime de protection sociale français du salarié n’était pas respecté). Dans ces situations de fraude, le respect du principe de l’unicité du régime de protection sociale du salarié est le dernier des soucis de son employeur.

.3 La CJUE interdit au juge français de constater d’office l’existence d’infraction à la loi commise sur le territoire français, et, de façon plus générale, de veiller au respect de l’ordre public social. Alors que tous les éléments de l’infraction et de la fraude sont constitués, sa mission est bridée, voire empêchée, par la décision d’une instance administrative d’un autre Etat. Si cette instance administrative refuse de retirer ou d’annuler le certificat de détachement, le juge français est mis dans l’impossibilité de sanctionner une infraction qui existe.

.4 Le juge français est de fait substitué dans sa mission de contrôle de l’ordre public social par une institution de sécurité sociale située dans un autre Etat, qui n’a aucune légitimité pour le faire et qui ne connaît pas l’état du droit du travail française applicable au cas d’espèce, que ce soit la législation résultant des dispositions normatives ou la jurisprudence relative à la requalification contractuelle. C’est cette instance administrative d’un autre Etat qui dira quel est le droit social applicable en France. Cette désappropriation du juge français sur ce sujet n’est pas concevable.

.5 La CJUE considère qu’une coopération loyale entre les deux institutions de sécurité sociale va nécessairement aboutir au retrait ou à l’annulation du certificat de détachement frauduleux par l’institution émettrice. Cette assertion et cette perspective ne sont pas réalistes.
Le dialogue entre les deux institutions est objectivement déséquilibré puisque la CJUE, dans son arrêt Alpenrind du 6 septembre 2018 (voir la décision et son commentaire), donne tout pouvoir à l’institution émettrice, qui a le dernier mot ; la commission administrative de coordination de sécurité sociale ne donne qu’un avis qui ne lie pas l’institution. Par ailleurs, l’institution émettrice est juge et partie dans la procédure de demande de retrait du certificat de détachement qu’elle a délivré, ce qui est peu favorable à la sérénité de l’examen de la demande. Enfin, l’institution émettrice n’a aucun intérêt financier à retirer le certificat de détachement, voire des dizaines ou des centaines pour certains dossiers de fraude à la prestation de services et au détachement.
Refuser de retirer ou d’annuler un certificat de détachement ne présente aucun risque, ni préjudice, pour l’institution émettrice.
Le juge français, qui est sommé d’attendre l’épilogue de ce dialogue déséquilibré pour statuer, et par suite les victimes de ces pratiques, vont ainsi se heurter à de nombreux refus de retrait de certificat de détachement injustifiés, tout aussi opposables que le formulaire.

.6 La procédure de demande de retrait du certificat de détachement est sommairement décrite par la CJUE, ce qui va ouvrir des perspectives de nouveaux contentieux, multiples et sans doute dilatoires, en complète contradiction avec la volonté de lutter efficacement contre le travail illégal et le dumping social.
Ainsi, la durée du délai d’examen de la demande de retrait du formulaire n’est pas précisée (par. 72) ; qui la détermine et l’apprécie ? Le formalisme de la demande de retrait n’est pas indiqué, pas plus que la qualité de celui qui peut en demander le retrait ; une caisse de retraite complémentaire, telle que la CRPNAC, a-t-elle qualité ? La CJUE n’exige pas que l’institution émettrice retire ou annule le certificat de détachement ; elle invite ladite institution à procéder un nouvel examen du bien fondé de la délivrance du formulaire et, le cas échéant, à le retirer ou à l’annuler (par. 72).
Le juge français doit-il attendre la saisine de la commission administrative si l’institution émettrice refuse de retirer le formulaire, voire la publication de son avis, voire la réponse de l’institution émettrice après la publication de l’avis de la commission administrative ?
Autant de sujets que le juge français devra prendre en considération puisque la décision Vueling du 2 avril 2020 lui confie désormais la mission de s’assurer que l’institution émettrice du certificat de détachement s’est abstenue de procéder à un nouvel examen de la délivrance du formulaire et de prendre position, dans un délai raisonnable.
Est-ce à dire que cette formule, très elliptique dans sa rédaction, autorise le juge français à apprécier la loyauté de la coopération de l’institution émettrice, et à en tirer les conséquences ?

.7
Le juge français ne disposera pas des moyens techniques et opérationnels pour assurer cette nouvelle mission, c’est-à-dire pour vérifier que telle institution de sécurité sociale lettone ou chypriote a fait correctement son travail. Concrètement, on voit mal comment il va procéder, sans évoquer, ce qui n’est pas anodin, la nature des actes et des outils juridiques qu’il devra mobiliser. Cette nouvelle mission va ajouter des délais aux délais et ouvrir de nouvelles fenêtres de contentieux, retardant encore davantage la décision du juge.

.8 Le grand oublié, si ce n’est le grand perdant, de cette jurisprudence de la CJUE est le salarié prétendument détaché, qui n’est jamais cité ou mentionné comme acteur de cette procédure. Il est mis en possession, malgré lui, d’un document qu’il n’a pas demandé et qu’il ne peut pas contester personnellement et directement, alors qu’il lui fait grief. La reconnaissance de ses droits sociaux est en effet conditionnée par deux décisions administratives préalables qu’il ne maîtrise pas : d’une part, celle de l’institution française de sécurité sociale de saisir son homologue émettrice, et à supposer que l’institution française accepte d’accomplir cette démarche, ce qui n’est pas acquis ; d’autre part, celle de l’institution émettrice de retirer ou d’annuler le certificat de détachement. Ce n’est qu’après avoir levé ces deux obstacles que le salarié pourra obtenir du juge français une décision le rétablissant dans ses droits sociaux. A défaut, il en sera privé, quelle que soit l’évidence de la fraude dont il est victime.
Il est assez exceptionnel qu’un salarié ne puisse pas faire valoir personnellement et directement ses droits sociaux devant un juge, voire en soit privé.

.9 La CJUE doit encore statuer sur une autre question préjudicielle, en relation avec le chantier de l’EPR de Flamanville, posée le 8 janvier 2019 par la chambre criminelle de la Cour de cassation (voir la décision et son commentaire). La question soumise à la CJUE est de savoir si les effets de l’opposabilité du certificat de détachement s’étendent aux obligations sociales de l’employeur prévues par la législation du travail, et notamment à la déclaration préalable à l’embauche, dont le défaut est susceptible de constituer le délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié. Une réponse positive de la CJUE obérerait encore davantage le dispositif juridique français de lutte contre le travail illégal et le dumping social.

.10 En conclusion, il est permis de regretter que la CJUE n’ait pas suivi les conclusions prometteuses de l’avocat général qui suggérait que le juge de l’Etat d’accueil et d’emploi soit compétent pour apprécier le bien fondé de la délivrance ou de l’utilisation du certificat de détachement. Cette défiance a priori à l’égard du juge de l’Etat d’accueil et d’emploi n’est pas justifiée.
Les entreprises étrangères et leurs donneurs d’ordre français qui fraudent peuvent se réjouir d’une telle jurisprudence, qui offre des perspectives de contentieux multiples et sans fin pour se soustraire à leurs obligations sociales, et qui est de nature à décourager tous ceux qui sont impliqués dans la lutte contre le travail illégal et le dumping social et toutes les victimes de ces fraudes.

Il appartient à la France de peser de tout son poids dans les négociations en cours pour obtenir une modification des règlements communautaires de coordination de sécurité sociale afin de donner compétence au juge de l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié détaché pour apprécier la pertinence de la délivrance ou de l’utilisation du certificat de détachement présenté comme frauduleux.