Certificat de détachement frauduleux - arrêts Ryanair et City Jet du 18 septembre 2018 de la chambre criminelle de la Cour de cassation
Certificat de détachement frauduleux : la chambre criminelle de la Cour de cassation s’aligne sur la jurisprudence communautaire et s’en remet à la coopération loyale entre les Etats membres de l’Union européenne
Arrêt Ryanair n° 11-88040 et n° 15-80735 et arrêt City Jet n°13-88632 du 18 septembre 2018
voir l’arrêt Ryanair
voir l’arrêt City Jet
Présentation
.1) La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu le 18 septembre 2018 quatre décisions dans des affaires de travail dissimulé en relation avec des certificats de détachement qui dispensent de verser des cotisations sociales en France. Trois de ces décisions (Ryanair, City Jet et Air France) font suite à des arrêts de condamnation prononcés par des cours d’appel, qui ont considéré que les certificats de détachement invoqués par ces entreprises étaient indument utilisés en France, parce que les salariés titulaires de ces formulaires administratifs n’avaient pas la qualité de détaché.
La quatrième décision (Netjets) concerne un arrêt de relaxe prononcé par une cour d’appel, au motif principal que l’entreprise étrangère mise en cause ne déployait pas en France une activité économique stable et continue caractérisant l’existence d’un établissement de fait ; à ce titre, les salariés affectés à son activité sur le territoire français étaient des salariés détachés, légitimes à détenir des certificats de détachement.
La chambre criminelle de la Cour de cassation a censuré les trois arrêts de condamnation et a confirmé, dans la quatrième affaire, la décision de relaxe.
.2) Au cœur de ces décisions, se trouve le statut accordé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) au certificat de détachement, qui permet à une entreprise communautaire qui envoie travailler temporairement un salarié dans un autre Etat de l’Union européenne de le maintenir au régime de protection sociale qui délivre ce formulaire, et, par suite, de ne pas verser de cotisations sociales dans l’Etat d’accueil et d’emploi de ce salarié en mobilité transnationale.
La construction de ce statut par la CJUE, qui a commencé dans l’affaire C-202/97 Fitzwilliam du 10 février 2000 et qui se clôt, pour l’instant, par l’affaire C-527/16 Alpenrind du 6 septembre 2018, a pour effet d’interdire aux autorités administratives et au juge de l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié muni d’un certificat de détachement d’apprécier la validité de ce document. Seule l’institution de sécurité sociale qui l’a délivré peut le retirer ou l’invalider, lorsqu’elle est saisie d’une telle demande par l’institution de sécurité sociale de l’Etat d’accueil et d’emploi. La CJUE considère que le principe de coopération loyale qui régit les relations entre les Etats et les institutions de sécurité sociale est de nature à régler à l’amiable le contentieux relatif à la pertinence d’un certificat de détachement produit dans un autre Etat membre.
Dans l’affaire C-359/16 Altun du 6 février 2018, la CJUE a légèrement tempéré sa jurisprudence et le caractère intangible du certificat de détachement, en présence d’une fraude lors de sa délivrance ou lors de son utilisation. A cet effet, la CJUE a élaboré, dans cette décision, un mode d’emploi selon lequel, dans le cadre d’une instance judiciaire ouverte dans l’Etat d’accueil et d’emploi, l’institution de sécurité sociale qui a émis le certificat de détachement doit examiner la demande de retrait et apporter une réponse dans un délai raisonnable.
Faute d’avoir répondu dans ce délai raisonnable, le juge de l’Etat d’accueil et d’emploi est autorisé à apprécier le bien fondé du certificat de détachement et à en tirer toutes les conséquences en matière civile et en matière pénale.
.3) Prenant acte de cette jurisprudence, et après la 2ème chambre civile de la Cour de cassation dans les affaires A-Rosa n° 13-25467 du 22 décembre 2017 et Krakbau n°16-25995 du 9 mai 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation a repris à son compte la jurisprudence Altun et a cassé les trois condamnations prononcées contre Ryanair, City Jet et, par voie de conséquence, Air France pour complicité.
La chambre criminelle a constaté que les décisions de condamnation de Ryanair et de City Jet ne mentionnaient pas d’une part, si l’institution de sécurité sociale française avait demandé à l’institution de sécurité sociale irlandaise de retirer les certificats de détachement de personnel navigant de ces deux compagnies aériennes, et pour quels motifs, et d’autre part quelle était les réponses apportées à ces demandes de retrait (si une réponse avait été notifiée par la sécurité sociale irlandaise).
Ces trois affaires ont été renvoyées devant la cour d’appel de Paris pour vérifier si le mode d’emploi du retrait du certificat de détachement préconisé par le juge communautaire avait été respecté dans le cadre de ces instances judiciaires.
Les perspectives après les décisions Ryanair et City Jet
L’enjeu du contrôle de la validité du certificat de détachement par le juge français est l’efficience de la lutte contre le travail illégal et le dumping social.
Malgré les fraudes patentes sur le territoire français, très peu de certificats de détachement sont retirés à ce jour, par les institutions émettrices de ces formulaires. Chacun va donc pouvoir apprécier le sens et la traduction qui vont être donnés par les autres Etats membres à la coopération loyale fructueuse prônée par l’arrêt Altun.
.1) Produire un certificat de détachement en France dispense de verser les cotisations sociales. A soi seul, le non versement des cotisations sociales en France de la part d’entreprises domiciliées dans un grand nombre d’Etats de l’Union européenne représente une cause déterminante du dumping social puisqu’elles économisent des charges sur le coût de leur prestation. Lorsque l’usage du certificat de détachement est, de surcroît, frauduleux, le travail illégal s’ajoute au dumping social.
Interdire au juge français de contrôler la légalité de ce certificat de détachement et, donc, le bien fondé du non paiement des cotisations sociales, est assez peu compatible avec la politique publique française de lutte contre le travail illégal et le dumping social. D’autant que certains Etats délivrent ces formulaires à guichet ouvert.
De ce fait, l’efficience de cette politique publique ne dépend plus du juge français, ni de la France, mais uniquement de la bonne volonté de l’institution de sécurité sociale qui a délivré le certificat de détachement, ce qui est ni juridiquement, ni politiquement correct. Or, l’institution émettrice n’aucun intérêt financier à le retirer le certificat de détachement car non seulement elle perdrait des cotisations sociales, mais elle devrait sans doute rembourser les cotisations indument perçues, ce qui peut représenter des montants considérables.
Par ailleurs, retirer un certificat de détachement, voire des dizaines ou des centaines, est reconnaître implicitement un manque de vigilance, une légèreté, une négligence, une erreur ou une complaisance.
.2) L’usage frauduleux du certificat de détachement en France résulte principalement des pratiques suivantes : la fraude à l’établissement, la fausse sous-traitance, le faux travail indépendant, la mise à disposition illicite de salarié, le dévoiement de la mobilité intragroupe, le non respect des présomptions de salariat, le travail sous la responsabilité d’un employeur de fait établi en France et l’absence d’antériorité d’emploi du salarié dans l’Etat d’envoi. Ces fraudes sont constantes, répandues et diffuses.
Pour obtenir le retrait du certificat de détachement, il est donc nécessaire de convaincre l’institution émettrice de l’existence de ces fraudes en France, alors que la culture et l’outillage juridiques sont différents. Il faut que l’institution s’approprie l’ordre juridique français et partage l’appréciation de l’institution française de sécurité sociale qui en demande le retrait, ce qui est une vraie gageure.
Cette construction prétorienne de la CJUE, que ne suggèrent nullement les textes communautaires, est très contraignante et pénalisante.
.3) La procédure de demande de retrait du certificat de détachement, sommairement décrite par la CJUE dans l’affaire Altun, et reprise par la chambre criminelle de la Cour de cassation, suscite en elle-même les remarques non exhaustives suivantes :
.- l’institution de sécurité sociale qui reçoit une demande de retrait de certificat de détachement n’a aucune obligation de retirer ce formulaire ; elle a pour seule obligation de prendre en considération la demande de retrait, de l’examiner et de répondre dans un délai raisonnable (qui n’est pas précisé). Elle peut, dès lors, refuser 100% des demandes de retrait dans le délai raisonnable.
.- cette position stratégique de l’institution est confortée par une autre décision de la CJUE du 6 septembre 2018 dans une affaire C-527/16 Alpenrind. La CJUE considère que les conclusions de la Commission administrative de coordination de sécurité sociale, qui était présentée comme l’instance de recours contre un refus de retrait de certificat de détachement, ne s’imposent pas à l’institution émettrice ; les conclusions de la Commission n’ont valeur que d’un simple avis, même si elles demandent le retrait du certificat de détachement. Un refus de retrait de certificat est donc insusceptible d’un recours effectif, sauf à saisir la CJUE d’une procédure en manquement, qui est une démarche juridictionnelle exceptionnelle, lourde et inappropriée pour traiter du contentieux de masse.
.- la durée du délai raisonnable dans lequel la demande de retrait doit être examinée n’est pas précisée. Ce vide juridique pèse directement sur le traitement pénal en France des affaires de travail dissimulé par défaut de déclarations sociales. A partir de quel délai le juge va-t-il se déclarer compétent pour se prononcer sur la légalité du certificat de détachement ? Quid si l’institution de sécurité sociale fait part de sa décision de refus de retrait du certificat de détachement, alors que le juge français s’est déclaré compétent et que la procédure pénale est déjà engagée ?
.- la demande de retrait du certificat de détachement relève de la seule prérogative (du seul privilège) de l’institution de sécurité sociale française (URSSAF, MSA, Pôle Emploi, caisse de retraite complémentaire ou autre…). Le juge, y compris un juge d’instruction, et le salarié victime d’un détachement frauduleux doivent nécessairement passer par son intermédiaire et sont dépendants des diligences que fera cette institution. Si celle-ci refuse de saisir son homologue à l’étranger, parce que c’est son droit, toute la procédure judiciaire est bloquée. Le refus de saisir son homologue, qui n’est pas une vue de l’esprit, peut s’expliquer pour des différences d’analyse juridique, un enjeu financier pas assez significatif lorsqu’il s’agit du cas individuel d’un salarié, une charge de travail trop importante ou des considérations de pure opportunité.
Cette obligation de passer par une institution de sécurité sociale française va principalement pénaliser le salarié victime qui défend seul ses propres droits individuels.
.- la saisine de l’institution émettrice du certificat de détachement s’effectue dans le cadre d’une instance judiciaire ouverte en France, dont elle vérifiera la réalité pour s’assurer de la recevabilité de la contestation de ce formulaire.
Le juge français, civil ou pénal, sera donc saisi à titre conservatoire et formel, puisqu’il ne pourra pas statuer dans l’attente de la réponse de l’institution émettrice. Mais à partir de quel acte de procédure, il sera considéré qu’une instance judiciaire est ouverte. Un signalement au procureur de la République suffit-il ?
.- en matière de lutte contre le travail dissimulé par défaut de déclaration sociale, les agents de contrôle ne pourront plus verbaliser, puisqu’il leur est désormais interdit d’apprécier d’initiative la validité du certificat de détachement.
.- Les effets du retrait du certificat de détachement, s’il est obtenu, ne sont pas précisés, ni en matière de protection sociale pour le salarié, ni pour les organismes de recouvrement. Le retrait du formulaire a-t-il un effet rétroactif ? Le salarié récupère-t-il les cotisations versées à tort à l’étranger ? La même question se pose pour les organismes de recouvrement.
.- rien n’est dit sur l’obligation de motiver un refus de retrait de certificat de détachement.
.- si l’institution émettrice refuse de retirer un certificat de détachement, cette décision est définitivement opposable au juge français, même si la fraude est avérée et indiscutable sur le territoire français. Aucune sanction, aucune condamnation, aucune régularisation ne peut être prononcée. Pis, la fraude peut perdurer sur le territoire français du fait d’un autre Etat de l’Union européenne, ce qui n’est pas acceptable. Est-ce bien le sens de la construction de l’Europe sociale ?
On peut donc légitimement considérer, sauf évolution du droit communautaire ou du droit français ou sauf évolution de la jurisprudence, que les décisions Ryanair et City Jet de la chambre criminelle de la Cour de cassation ne sont pas une bonne nouvelle pour la lutte contre le travail illégal et le dumping social.