Condamnation de Deliveroo, plateforme numérique de livraison de repas à domicile, pour travail dissimulé.

Le tribunal judiciaire de Paris statuant en matière correctionnelle a condamné le 19 avril 2022 l’entreprise Deliveroo pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, par le recours à de prétendus travailleurs indépendants qui assurent la livraison à domicile de nourriture et de repas.

Voir l’extrait du jugement de condamnation.

Présentation

Le tribunal judiciaire de Paris, statuant en matière correctionnelle, a condamné le 19 avril 2022 l’entreprise Deliveroo pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, pour la période située entre le 20 mars 2015 et le 12 décembre 2017. L’entreprise Deliveroo assure la livraison à domicile de nourriture et de repas par des coursiers à vélo ou en scooter, qu’elle fait travailler sous le statut d’auto entrepreneur, travailleur indépendant.

.1. Le tribunal a considéré que les conditions d’emploi et de travail des coursiers caractérisaient l’existence d’un lien de subordination juridique permanente d’une relation salariale, et non pas une relation commerciale d’une sous-traitance par des prestataires indépendants.
Le tribunal a condamné l’entreprise Deliveroo au maximum de l’amende prévue par le code du travail, en qualité de personne morale, ainsi que deux dirigeants en qualité d’auteurs et un dirigeant en qualité de complice, à des peines d’amende et des peines d’emprisonnement avec sursis. Ces sanctions sont lourdes et sévères.
Le tribunal a ordonné la publication, à effet immédiat, du jugement pendant un mois sur le site internet français de l’entreprise Deliveroo.

Le tribunal a accueilli les 123 constitutions de parties civiles (116 des livreurs, 6 des organisations syndicales et celle de l’Urssaf). Le tribunal a accordé des dommages et intérêts à la majorité de ces victimes, tout en renvoyant à des audiences ultérieures pour parfaire le chiffrage du préjudice pour certains livreurs et pour l’Urssaf.

.2. Conformément aux constats et aux conclusions des agents de contrôle, notamment de l’inspection du travail, à la citation et aux réquisitions du procureur de la République, le tribunal a jugé que l’entreprise Deliveroo se comportait comme un employeur à l’égard des coursiers et aurait dû s’acquitter de ses obligations sociales en cette qualité, notamment accomplir la DPAE, remettre un bulletin de paie et verser les cotisations et contributions sociales aux organismes de protection sociale.

Le tribunal a constaté que l’entreprise Deliveroo n’était pas une entreprise qui faisait de la mise en relation, c’est-à-dire de l’intermédiation entre des tiers (restaurateurs, consommateurs et livreurs), contrairement à ce qu’elle soutenait, mais une entreprise de services effectuant des livraisons de repas à domicile.

Le tribunal a ensuite énuméré tous les éléments factuels attestant que les livreurs n’exerçaient pas leur activité librement, en toute autonomie, comme le font les vrais travailleurs indépendants, mais exerçaient leur activité comme des salariés, en étant subordonnés à Deliveroo, rappelant à cette occasion que le statut apparent de travailleur indépendant est réversible et peut être requalifié.
Le tribunal acte que la rédaction des contrats de prestation de services conclus avec les livreurs montre que l’entreprise Deliveroo entend intervenir dans les modalités d’exécution des livraisons.
Lee livreurs sont tenus de suivre une formation théorique et pratique. Ils ne choisissent pas librement le statut d’auto entrepreneur qui leur est imposé.
L’entreprise dispose d’un pouvoir de direction et définit le mode opératoire de la livraison ; les livreurs ne peuvent pas modifier leur emploi du temps ou les zones géographiques, avec un impact sur les jours de congés ou d’absence. L’entreprise dispose d’un pouvoir de contrôle et de surveillance, notamment par la géolocalisation. Les tarifs sont fixés par Deliveroo qui réalise ensuite la facturation ; le port d’un uniforme est obligatoire.
Le tribunal constate que l’entreprise Deliveroo dispose d’un pouvoir de sanction à l’égard des livreurs, allant de l’avertissement à la rupture du contrat.

Le tribunal énumère ensuite les éléments permettant d’affirmer que l’entreprise Deliveroo savait qu’elle agissait dans l’illégalité, la prestation de livraison ne comportant par ailleurs aucune technicité de sous-traitance, sauf savoir pédaler.
Le tribunal conclut à l’existence d’une relation de travail salariée dissimulée entre l’entreprise Deliveroo et ses livreurs à domicile.

Le jugement du 19 avril 2022 du tribunal judiciaire de Paris n’est pas définitif ; l’entreprise Deliveroo a fait appel.

Commentaire

.1. La décision du 19 avril 2022 du tribunal judiciaire de Paris n’est pas la première décision relative au statut des travailleurs indépendants mobiles (VTC et livraison à domicile) travaillant pour le compte d’une plateforme numériques voir quelques décisions.
Ce n’est pas non plus la première décision concernant l’entreprise Deliveroo.
Mais cette décision est le premier jugement statuant en matière pénale, au regard des dispositions du code du travail relatives à la lutte contre le travail dissimulé. A ce titre, elle mérite de retenir l’attention.

.2. Essentiellement, pour quatre raisons.
En premier lieu, parce qu’elle est assortie de sanctions lourdes et sévères, dont l’affichage immédiat du jugement même frappé d’appel sur le site internet de l’entreprise Deliveroo. En second lieu, parce qu’elle vise un major de la livraison à domicile. Ensuite parce que 116 livreurs se sont constitués partie civile, ainsi que 6 organisations syndicales ; une telle densité de constitution de partie civile n’est pas fréquente dans les affaires de droit pénal du travail. Enfin, parce que la motivation exemplaire du tribunal sur le trouble à l’ordre public généré par cette fraude organisée à l’emploi salarié décrit précisément les enjeux qui sont en cause par la mise en œuvre d’un tel modèle économique hors la loi. Résumer ici cette motivation de référence serait la dénaturer ; mieux vaut s’y reporter. Le trouble à l’ordre public explique la sévérité de la condamnation.

.3. Pour juger l’entreprise Deliveroo coupable de dissimulation d’emploi salarié, le tribunal a utilisé la technique de la requalification contractuelle qui permet de considérer un donneur d’ordre comme un employeur et un travailleur indépendant comme un salarié, dès lors qu’un lien de subordination juridique permanente est établi.
La requalification contractuelle est également très utilisée par le juge dans les affaires de fraude à la prestation de services internationale, fraude à l’établissement et fraude au détachement de salarié.
Depuis la loi Madelin du 11 février 1994, plusieurs tentatives législatives ont essayé, en vain, de neutraliser ou de limiter le pouvoir de requalification du juge en présence d’un statut apparent de travailleur indépendant. L’article L.8221-6 du code du travail est le résultat actuel de cette saga législative, disposition invoquée sans effet utile par l’entreprise Deliveroo pour échapper à sa condamnation.

.4. Dans ce contexte, la position du ministère du travail qui protège et conforte dans le code du travail les modèles économiques des plateformes numériques qui recourent à des travailleurs indépendants ignore délibérément les décisions de justice qui reconnaissent de façon majoritaire la qualité de salarié aux livreurs et chauffeurs. Nulle explication n’est donnée par le ministère du travail. A notre connaissance, c’est la première fois que le ministère fait fi aussi ouvertement de décisions de justice convergentes, relatives au réel statut des chauffeurs de VTC et des livreurs de repas à domicile.
Cette position du ministère du travail est assez peu compatible avec la lutte contre le travail illégal, dès lors qu’elle légitime et encourage des relations de travail qui constituent pour l’essentiel du travail dissimulé. Elle est un pied de nez aux victimes de ces pratiques que sont les livreurs et chauffeurs, ainsi que les organismes de protection sociale.
Si le ministère du travail voulait sécuriser ces relations de travail atypiques, dans le respect du droit, il lui était loisible de proposer au législateur de créer dans le code du travail une présomption de salariat, telle qu’elle existe pour d’autres relations de travail atypiques que sont celles des mannequins, des artistes, des bûcherons,des journalistes, des VRP ou des assistant(e)s maternel(le)s. La présomption de salariat a été introduite dans le code du travail pour assurer la sécurité et la stabilité juridiques, notamment en matière de protection sociale, des personnes dont la spécificité des conditions de travail faisait peser un aléa social très fort sur l’unicité de leur parcours professionnel. C’est d’ailleurs la voie juridique retenue par la Commission européenne qui propose une directive de cette nature.

.5. Ce grand écart du ministère du travail met les plateformes numériques dans une situation totalement originale et précaire puisqu’elles participent à un dispositif juridique de reconnaissance du statut de travailleur indépendant qui ne les protègent pas d’un risque civil et pénal de requalification par le juge. A cet égard, la décision la décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2019 est explicite et parfaitement illustrée par le jugement du 19 avril 2022.

Quelles sont la logique et la cohérence de cette vision des relations de travail fondées sur un modèle économique non sécurisé et fraudogène ?