Condamnations lourdes et exemplaires dans l’affaire Terra Fecundis, entreprise de travail temporaire espagnole

Le tribunal judiciaire de Marseille, statuant en matière correctionnelle, a condamné le 8 juillet 2021 neuf personnes pour des faits de travail dissimulé et de marchandage résultant d’une fraude à la prestation de services internationale, au détachement de salarié et à la législation sur le travail temporaire

Voir le jugement du 8 juillet 2021 du tribunal judiciaire de Marseille

Présentation
.1. L’entreprise Terra Fecundis, désormais dénommée Work for All, est une entreprise de travail temporaire espagnole qui preste en France et détache des salariés intérimaires depuis au moins l’année 2002, essentiellement auprès d’exploitants agricoles.
L’entreprise Terra Fecundis, es qualité personne morale, ainsi que huit autres personnes (une autre personne morale et sept personnes physiques) étaient poursuivies, sur la période 2012-2015, pour travail dissimulé par dissimulation d’activité, travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, marchandage et pour complicité de ces faits, et ce, en bande organisée.
A titre principal, il était reproché à l’entreprise Terra Fecundis d’exercer en France une activité stable et continue, ne relevant pas de la prestation de services, ce qui impliquait la création d’un établissement, de dissimuler en France l’emploi de salariés intérimaires qui n’avaient, pour la plupart, jamais travaillé en Espagne et qui était tous rattachés à cet établissement de fait, ce qui impliquait le versement des cotisations sociales en France, ainsi que de se livrer à une opération de marchandage qui causait un préjudice aux salariés intérimaires mis à disposition qui ne bénéficiaient pas , en particulier, du paiement de leurs heures supplémentaires.

.2. Le tribunal judiciaire de Marseille a retenu l’essentiel des termes de la prévention et des imputabilités (se reporter à la motivation du jugement).

.2.1. Le tribunal a reconnu la dissimulation d’activité et la fraude à l’établissement en raison de plusieurs constats : activité stable et continue en France, activité exercée sans limitation prévisible de durée, activité exercée à titre essentiel en France et activité exercée avec une infrastructure et une logistique dédiées, basées dans le département des Bouches-du-Rhône.

.2.2. Le tribunal a reconnu la dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration préalable à l’embauche (DPAE) et par défaut de déclarations sociales aux organismes de protection sociale français, jugeant que les salariés de l’entreprise Terra Fecundis ne pouvaient pas avoir la qualité de détachés, ni au regard de la législation du travail, ni au regard de la législation de sécurité sociale.

Le tribunal a constaté que la très grande majorité de ces salariés n’avait jamais travaillé en Espagne et que tous relevaient de la gestion de l’établissement de fait basé dans le département des Bouches-du-Rhône. Ces salariés devaient être considérés comme employés directement par cet établissement de fait, à qui incombait l’obligation d’effectuer les DPAE. A défaut, l’entreprise Terra Fecundis a commis l’infraction de dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclarations préalable à l’embauche.

Le tribunal a réfuté l’opposabilité des 20 047 certificats de détachement délivrés à l’entreprise Terra Fecundis par l’institution espagnole de sécurité sociale pendant les quatre années visées par la prévention. Le tribunal a écarté la décision de refus de cette institution de retirer ces formulaires à la demande de l’Urssaf, estimant que l’institution espagnole n’avait pas procédé, eu égard aux arguments documentés et précis de l’Urssaf, à un examen loyal, au sens de la jurisprudence communautaire, de la demande de l’institution française, en lui faisant une réponse à caractère général, ni détaillée, argumentée et pertinente. Le tribunal a constaté par ailleurs que les salariés étaient couverts par des certificats de détachement, soit au titre du détachement stricto sensu , soit au titre de la pluriactivité ; mais ces salariés soit n’étaient pas détachés puisque sans antériorité d’emploi en Espagne et rattachés à l’établissement de fait en France, soit ces salariés n’exerçaient pas d’activités alternantes entre l’Espagne et d’autres Etats de l’Union européenne, mais à titre exclusif ou essentiel en France.
Le tribunal en conclut que l’entreprise Terra Fecundis aurait dû procéder en France aux déclarations sociales et au versement des cotisations sociales relatives à l’emploi de ces salariés sur le territoire français. A défaut, l’entreprise Terra Fecundis a commis l’infraction de dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclarations sociales aux organismes de protection sociale.

.2.3. Le tribunal a reconnu également l’infraction de marchandage, dès lors que l’entreprise Terra Fecundis a exercé une activité de mise à disposition illicite de salariés en s’affranchissant de la législation sociale, ce qui leur a causé un préjudice à divers titres ; ainsi, le tribunal a constaté que l’entreprise Terra Fecundis ne payait pas les heures supplémentaires, ni faisait application de la législation sur le repos compensateur y afférent ; les salariés ont été privés des indemnités compensatrices de congés payés équivalent à 10% de leur rémunération, ainsi que du bénéfice de la médecine du travail.

.2.4. Le tribunal a retenu comme auteurs de ces infractions l’entreprise Terra Fecundis, en qualité de personne morale, et trois responsables de l’entreprise.
Il a également retenu la responsabilité pénale de cinq autres personnes au titre de la complicité, dont celle de l’entreprise Terra Bus qui servait au transport des salariés depuis l’Espagne.
Enfin, le tribunal a jugé que ces faits avaient été commis, en qualité d’auteurs et de complices, avec la circonstance aggravante de la bande organisée caractérisée par la mise en place d’un système occulte, clandestin et organisé.

.2.5. Le tribunal a prononcé des lourdes peines à l’encontre de l’ensemble des prévenus, avec, selon les mis en cause, des peines d’emprisonnement assorties du sursis très conséquentes, les amendes maximales prévues par le code du travail, ainsi que des peines de confiscation, d’interdiction définitive de gérer, d’interdiction définitive d’exercer une activité de travail temporaire. Le tribunal a ordonné également la publication du jugement pendant un an sur le site dédié du ministère du travail (liste noire des entreprises).

.2.6. Le tribunal a déclaré recevables les parties civiles (Urssaf de Paca et d’Alsace, Acoss, CFDT, Confédération Paysanne, Prism’emploi), mais a réservé sa décision sur les dommages et intérêts réclamés à une audience fixée le 19 novembre 2021. L’Urssaf demande 112 millions de dommages et intérêts correspondant au préjudice résultat de la perte de ressources due au non versement des cotisations sociales en France.
Le tribunal judiciaire a déclaré irrecevable les parties civiles des ayants droit du salarié intérimaire décédé en juillet 2011 des suites d’une déshydratation, en constatant qu’il n’était pas mentionné dans la liste des salariés visés par la prévention.

La décision du 8 juillet 2021 du tribunal judiciaire de Marseille n’est pas définitive ; elle est frappée d’appel.

Commentaire
.1. La décision du 8 juillet 2021 du tribunal judiciaire de Marseille pourrait s’ajouter, presque dans l’indifférence générale, à la longue liste, plus d’une centaine, des entreprises étrangères déjà condamnées depuis 1994, par le recours à la technique de la requalification, pour des fraudes à l’établissement, au détachement de salariés, à la législation sur le travail temporaire et pour s’être livrées à des opérations de marchandage et de prêt illicite de main-d’œuvre sur le territoire français au bénéfice de sociétés françaises.

Voir l’article de l’auteur

Voir également la rubrique Jurisprudence relative aux entreprises et au détachement de salarié sur le site de l’auteur

Compte tenu des modalités de l’intervention de l’entreprise Terra Fecundis sur le territoire français depuis 2002, il est logique que le tribunal ait constaté la fraude à l’établissement par dévoiement de la prestation de services et, par suite, la fraude au détachement des salariés, au sens de la législation du travail.
Cependant, cette affaire, sans doute hors normes, présente à plusieurs titres un niveau de fraude à la prestation de services et au détachement jamais atteint sur le territoire français. Par ailleurs, l’analyse du tribunal pour écarter les certificats de détachement, le niveau et la qualité des sanctions et les nombreuses imputabilités retiennent nécessairement l’attention.

.2. La durée de la fraude.
L’entreprise Terra Fecundis intervient en France sans discontinuer et sans limitation prévisible de durée sous le régime de la prestation de services depuis au moins 2002, ce qui est contraire aux textes communautaires. Aucune autre entreprise étrangère ne s’est trouvée ou se trouve dans cette situation de longévité exceptionnelle en marge de la légalité.
Pourtant cette situation était parfaitement connue des pouvoirs publics, et notamment de la Dilti, du ministère du travail au plus haut niveau et de l’Urssaf, dès 2004. En effet, ces institutions avaient organisé une réunion de travail franco-espagnole le 16 novembre 2004 à Toulouse, dont la matinée a été consacrée à l’examen des pratiques de l’entreprise Terra Fecundis en France, dont déjà à l’époque les trop nombreux détachements avaient été signalés par les services d’inspection du travail.
Il n’est sorti de cette réunion aucune doctrine, aucune analyse, aucune stratégie, aucun plan d’action interministériel à l’égard de Terra Fecundis, qui a donc pu continuer à prester et détacher en toute impunité jusqu’en mars 2020 (citation devant le tribunal judiciaire de Nîmes), sans aucune procédure judiciaire, ni pénale, ni civile, relative à ces fraudes. Ce n’est que grâce au professionnalisme et à la détermination de deux fonctionnaires de terrain de l’inspection du travail, qui ont adressé un rapport courant 2014 au procureur de la République, qu’une enquête judiciaire a été enfin ouverte au tribunal judiciaire de Marseille en février2015, portant sur la période d’activité 2012-2015 de l’entreprise Terra Fecundis en France.

.3. L’ampleur de la fraude
Pour la seule période 2012-2015, 20 047 certificats de détachement litigieux ont été délivrés à l’entreprise Terra Fecundis pour autant, sinon un peu moins, de salariés intérimaires travaillant en France, avec un manque à gagner estimé à 112 millions d’euros pour la seule Urssaf, non compris le manque à gagner pour Pôle Emploi et les caisses de retraite complémentaire. Si on tente d’extrapoler ces chiffres vertigineux depuis 2002 et à partir de 2015 jusqu’ à maintenant, on obtiendrait sans doute des niveaux de détachement litigieux et de fraude aux cotisations sociales peu imaginables. S’ajoutent le non paiement des heures supplémentaires, la non application du repos compensateur et le non versement de l’indemnité compensatrice de congés payés pour la totalité des salariés détachés.

.4. La neutralisation des certificats de détachement
Le tribunal judiciaire s’est inscrit dans la jurisprudence communautaire relative à l’opposabilité du certificat de détachement et à la procédure de retrait ou d’invalidation d’un formulaire frauduleux :

Voir l’article de l’auteur

Le tribunal a constaté que l’institution de sécurité sociale espagnole n’a pas procédé à un examen loyal et répondu de façon appropriée, comme le stipule la jurisprudence communautaire, à l’Urssaf qui lui demandait le retrait des certificats de détachement. Le tribunal a considéré que l’institution n’a pas répondu de façon suffisamment précise et circonstanciée aux éléments concrets essentiels et factuels présentés à l’origine par l’Urssaf et lors de sa demande de réexamen de son refus initial de retirer les certificats de détachement. Le tribunal s’est ainsi référé à la décision Altun du 6 février 2018 de la CJUE ; il a jugé que la décision de refus insuffisamment motivée et explicite de l’institution espagnole de retirer les certificats de détachement n’était pas conforme aux prescriptions de la CJUE.
Le tribunal a noté par ailleurs que la demande de retrait des certificats de détachement présentée par l’Urssaf n’était pas tardive, compte tenu des échanges informels préalables entre les deux institutions, satisfaisant ainsi à une autre prescription de la CJUE qui prévoit que l’institution émettrice des formulaires doit être saisie promptement d’une telle demande.

.5. La nature et le niveau des sanctions
Le tribunal a prononcé, à titre de peines principales, des sanctions (emprisonnement et amendes) qui peuvent être qualifiées de lourdes, par leur nature, leur cumul et leur niveau ; les amendes maximales prévues par le code du travail ont été infligées.
Il a également ajouté deux peines complémentaires particulièrement significatives : l’interdiction définitive de gérer et l’interdiction définitive de diriger une entreprise de travail temporaire.
De telles sanctions sont rarement infligées dans les affaires de droit du travail, y compris dans le secteur fraudogène des ateliers de confection.
La possible condamnation de l’entreprise Terra Fecundis à payer à l’Urssaf des dommages et intérêts d’un montant de 112 millions d’euros ajouterait sensiblement à ces sanctions.

.6. Le nombre et la diversité des imputations
Il s’agit sans doute de la première affaire de cette nature dans laquelle un nombre si important de personnes est condamné, à la fois en qualité de personnes morales et en qualité de personnes physiques, en qualité d’auteurs et de complices.
C’est aussi une des rares condamnations prononcées à ce jour en droit pénal du travail retenant la qualification de bande organisée.
Ces condamnations attestent du caractère très dense, structuré et organisé du modèle économique frauduleux mis en place par l’entreprise Terra Fecundis sur le territoire français depuis de longues années qui a été bien appréhendé par les juges.

.7. On notera qu’aucune des nombreuses dispositions législatives récemment votées (loi Savary 2014, loi Macron 2015, loi Travail 2016, loi Avenir professionnel 2018 et ordonnance Travail 2019 de transposition de la directive du 28 juin 2018) et leurs 15 décrets et arrêtés d’application ne contiennent pas de mesure permettant, soit de mieux constater, soit de mieux incriminer, soit de mieux sanctionner (sauf pour la bande organisée) le type de fraudes commises par l’entreprise Terra Fecundis ; cet arsenal textuel, pourtant présenté comme améliorant de façon significative la lutte contre le travail illégal et le dumping social, n’est d’aucune utilité pour lutter contre ces fraudes majeures qui sont traitées, avec succès, par la technique de la requalification ou sur le fondement de textes bien plus anciens.

Aucun des exploitants agricoles, bénéficiaires des prestations de l’entreprise Terra Fecundis, n’était cité à comparaître dans le cadre de cette procédure.

L’entreprise Terra Fecundis est également poursuivie pour des faits sensiblement identiques et pour des qualifications similaires devant le tribunal judiciaire de Nîmes, pour la période 2017-2019 ; l’audience, initialement fixée au 19 mars 2021, a été reportée au 18 mars 2022.