Dissimulation d’emploi salarié et économie du numérique

La cour d’appel de Douai condamne l’entreprise Click and Walk pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié de vingt-huit contributeurs « clickwalkers », présentés comme des bénévoles

Arrêt de la cour d’appel de Douai n° RG 19/000137 du 10 février 2020

Voir la décision

Présentation

.1. L’entreprise Click and Walk déclare un objet social consacré à la réalisation et au traitement de collecte de données portant sur des photographies et des vidéos et autres données qui y sont rattachées, à la vente sous forme de fichiers ou d’analyses du résultat des données assorties ou non d’études de marchés, et à la réalisation de publicités via tous types de smartphones.
Sur son site, l’entreprise se présente comme le leader européen de collectes de données via une communauté de possesseurs de smartphones.
Pour réaliser ces collectes de données pour le compte de clients qui peuvent être de grandes enseignes commerciales, l’entreprise fait appel à des collaborateurs bénévoles, appelés la communauté des clickwalkers constituée de contributeurs/consommateurs.
Le consommateur lambda qui souhaite intégrer cette communauté pour collecter des données et des informations pour le compte de l’entreprise Click and Walk télécharge une application gratuite sur son smartphone.
Dès lors, l’entreprise lui propose, via son smartphone, des missions dont les modalités et les prescriptions lui sont détaillées dès lors qu’il les accepte. La mission est alors réalisée, soit à partir du domicile du contributeur, sot à l’extérieur, dans la rue ou sur les points de vente et magasins.
Le contributeur transmet le résultat de sa mission à l’entreprise, qui la contrôle et la valide ou pas ; si la mission est validée, l’entreprise rémunère le contributeur en points cadeaux ou en euros. L’entreprise transmet ensuite le résultat au client et facture la prestation.

.2. L’entreprise Click and Walk, qui ne se considère pas un institut de sondage, exclut tout lien de subordination avec les « clickwalkers », qui prêtent occasionnellement leur concours, dont elle ne vérifie pas les aptitudes et la compétence, qui sont libres d’accepter ou de refuser la mission, voire de l’abandonner, qui gèrent librement leur emploi du temps et qui perçoivent uniquement quelques euros en contrepartie. Elle fait remarquer par ailleurs qu’il existe de très nombreuses applications rémunératrices, en numéraire ou en cadeaux. Pour l’entreprise Click and Walk, ces contributeurs relèvent de la catégorie des personnes employées de façon bénévole.
Les agents de contrôle et le procureur de la République n’ont pas partagé cette analyse et ont considéré, au moins pour les vingt-huit contributeurs mentionnés dans la prévention, que l’entreprise Click and Walk se comportait à leur endroit comme un employeur et aurait dû à ce titre remplir toutes les obligations sociales inhérentes à cette qualité ; à cet égard, il en résultait que l’entreprise pratiquait, selon eux, du travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié.

.3. Renvoyée devant le tribunal correctionnel pour la commission de cette infraction, l’entreprise avait bénéficié d’une décision de relaxe. Sur appel du parquet, l’affaire a été rejugée par la cour d’appel de Douai. Dans sa décision du 10 février 2020, la cour d’appel considère que les vingt-huit contributeurs mentionnés dans la procédure sont des salariés de l’entreprise Click and Walk et qu’à ce titre celle-ci a commis l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, selon ses trois modalités : défaut de déclaration préalable à l’embauche, défaut de remise de bulletin de paie et défaut de déclaration sociale.
Pour asseoir sa décision de requalification et de condamnation, la cour d’appel considère tout d’abord que l’activité de l’entreprise Click and Walk ne relève pas de l’économie collaborative, puisqu’il n’existe aucune relation entre le contributeur et le client final qui a commandé la prestation à l’entreprise. Elle estime également que l’activité de l’entreprise n’est pas assimilable à un institut de sondage classique : pas d’enquête statistique, pas d’échantillon représentatif et appréciation qualitatives et non quantitatives.
La cour d’appel constate l’existence d’une rémunération, qui est déterminante de leur particpation pour nombre de contributeurs. Elle constate également que l’entreprise Click and Walk donne des consignes et des directives qui peuvent être extrêmement précises ; l’entreprise contrôle ensuite l’exécution de la mission. Elle dispose d’un pouvoir de sanction, puisque, si la mission n’est pas validée, le contributeur n’est pas rémunéré et ses frais ne sont pas remboursés. De plus, un contributeur peut être « banni » et son compte fermé.
La cour d’appel ajoute que le succès de ce modèle économique était lié à l’utilisation d’un personnel non déclaré et peu rémunéré, ajoutant que l’entreprise Click and Walk facturait la prestation à ses clients à un prix relativement conséquent (jusqu’à 15 000 euros).

La décision de la cour d’appel de Douai a fait l’objet d’un pourvoi en cassation ; elle n’est pas définitive.

Commentaire

.1. L’économie du numérique s’est organisée autour de deux modèles, l’un via la mise en place de plateformes qui offrent des services, le second par l’utilisation d’applications à partir d’ordinateurs, de tablettes ou de smartphones. Dans les deux cas, ces deux modèles économiques recourent à des ressources humaines, qu’on appellera, par convention, des travailleurs (euses).
A l’aune de la lutte contre le travail illégal, le statut du travailleur dont le recours est nécessaire au fonctionnement de l’économie du numérique, et, par suite, l’obligation de verser à cet égard des cotisations et contributions sociales, sont deux sujets centraux et structurants de ce vaste secteur d’activité diffus.
A ce jour, seul le statut du travailleur utilisant une plateforme en ligne pour exercer son activité professionnelle avait donné lieu à contentieux et à plusieurs décisions de justice. En effet, certaines plateformes, et non des moindres, ont fait le choix de recourir à des travailleurs indépendants pour assurer l’exécution des prestations qu’elles proposent en ligne à leur clientèle. Ce statut, lorsqu’il a été contesté en justice, a donné lieu à une jurisprudence qui, dans sa majorité, a requalifié le travailleur indépendant en salarié et la plateforme en employeur de celui-ci.
S’agissant du statut du travailleur qui exerce une activité en utilisant uniquement une application mise à sa disposition par une entreprise, voire une association, la décision de la cour d’appel de Douai constitue sans doute la première décision, et donc la première requalification et condamnation pour dissimulation d’emploi salarié d’un opérateur relevant de l’économie du numérique.
Dans le cas présent, le travailleur n’était pas présenté comme un travailleur indépendant, mais comme un bénévole, étant précisé que ce vocable, lorsqu’il est utilisé dans le monde du travail, renvoie à des situations d’activité très hétérogènes.

.2. Pour requalifier les « petites fourmis » de l’entreprise Click and Walk de contributeurs bénévoles en contributeurs salariés, le juge d’appel a utilisé la grille de lecture traditionnellement appliquée, au regard des critères jurisprudentiels, et notamment de la décision Société Générale du 13 novembre 1996 de la Cour de cassation (voir la décision).
Il a constaté que l’entreprise Click and Walk fournissait le travail, donnait des consignes et des directives, contrôlait le travail effectué et disposait d’un pouvoir de sanction ; il a également noté le versement d’une rémunération en espèce ou en nature en contrepartie de la prestation du contributeur et que cette rémunération était déterminante de la participation de nombre de contributeurs, ce qui est peu compatible avec l’esprit du bénévolat et d’un concours a priori désintéressé.

.3. Sous réserve de la décision qui sera prise par la Cour de cassation, on peut noter que l’économie du numérique, qui crée de nouvelles formes d’emploi, y compris dématérialisées, n’échappe pas aux règles qui ressortent de l’ordre public social, dont le droit du travail. De façon pragmatique, et quelle que soit l’originalité du modèle économique numérique, le juge examine, au prisme du lien de subordination juridique, les conditions d’activité de celui à qui l’entreprise numérique fait appel pour développer et faire prospérer son activité.
Dans cette affaire, le juge d’appel n’a pas été dupe puisqu’il mentionne que la dirigeante de l’entreprise ne pouvait ignorer que le succès et la forte croissance de son entreprise étaient liés à l’utilisation du personnel non déclaré et peu rémunéré, ajoutant que le fait qu’il existe d’autres applications rémunératrices ne l’exonère pas de sa responsabilité.
De façon plus générale, on fera remarquer que le juge reconnaît assez peu souvent l’existence du bénévolat dans le secteur concurrentiel et marchand.

.4. Il existe de nombreuses formes d’organisation de l’économie du numérique qui recourent à des travailleurs pour exister (se reporter à cet égard à l’ouvrage de Sarah Abdenour et Dominique Méda Les nouveaux travailleurs des applis Editions PUF Collection La vie des idées ; voir également le rapport de l’OIT Les plateformes de travail numérique et l’avenir du travail. Pour un travail décent dans le monde en ligne 2019).
Chaque entreprise ou chaque association de ce secteur qui veut se valoriser et attirer des clients fait preuve d’originalité pour se démarquer et se faire identifier. Cette envie d’entreprendre et cette originalité ne peuvent pas se faire au détriment des fondamentaux et des basiques, dont le respect de la législation sociale. C’est ce que vient de rappeler l’arrêt de la cour d’appel de Douai du 10 février 2020.