Distribution de prospectus - quantification préalable du temps de travail - dissimulation d’heures de travail

Distribution de prospectus, quantification a priori des heures de travail et dissimulation d’heures de travail : la chambre sociale de la Cour de cassation reconnaît le travail dissimulé par dissimulation d’heures de travail.

Arrêt de la Cour de cassation n° 17-23228 du 5 juin 2019

Voir la décision

Présentation
.1. Une salariée avait été engagée par une entreprise spécialisée pour effectuer de la distribution de prospectus et de journaux, sur la base d’un contrat de travail à temps partiel modulé. Elle avait saisit le conseil de prud’hommes pour obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail pour manquements graves de son employeur à ses obligations contractuelles, ainsi que le paiement de diverses sommes, dont l’indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire prévue par l’article L.8223-1 du code du travail, en qualité de victime de travail dissimulé par dissimulation d’heures de travail.
La salariée réclamait notamment le paiement d’heures de travail effectuées, et constatées par huissier de justice, que son employeur refusait de lui payer, malgré ses demandes, en invoquant les dispositions de l’article 2.2.1.2 du chapitre 4 de la convention collective nationale de la distribution directe qui prévoit, en dérogation au droit commun, la quantification préalable du temps de travail itinérant des distributeurs de prospectus et de journaux.

.2. Cette quantification forfaitaire a priori du temps de travail nécessaire pour une distribution sur une demi-journée ou une journée sur un territoire et pour un volume de produits déterminés a été admise dans la convention collective, en reconnaissance de la spécificité des contraintes et des aléas liés à cette activité itinérante.
Dans le cas présent, la salariée avait dû effectuer davantage d’heures de travail que celles a priori pré quantifiées et en rapportait la preuve par voie d’huissier ; la salariée avait recouru à un constat d’huissier pour attester de ses heures réelles de travail parce que l’employeur refusait qu’elle mentionne ces heures réelles de travail sur ses feuilles de route. Pour sa part, l’employeur s’en tenait à l’application de la convention collective pour refuser de payer les heures de travail en dépassement de la quantification.

.3. La cour d’appel avait considéré que la résiliation judiciaire du contrat de travail de la salariée avait produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, avec toutes les conséquences de droit. Elle avait par ailleurs condamné l’employeur à payer les heures de travail effectuées en dépassement de la quantification, attestées par voie d’huissier. Elle avait enfin condamné l’employeur à lui verser l’indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire, reconnaissant ainsi une dissimulation volontaire et intentionnelle d’heures de travail non mentionnées sur les bulletins de paie de la salariée, constitutive de l’infraction de travail dissimulé.

.4. Saisie d’un pourvoi par l’employeur, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce plus particulièrement sur le bien fondé du versement de l’indemnité forfaitaire de l’article L.8223-1 du code du travail et confirme la position de la cour d’appel. Elle considère que le mécanisme conventionnel de la quantification des heures de travail ne dispense pas l’employeur de payer les heures de travail accomplies en sus ; elle ajoute cependant que la seule application de ce mécanisme conventionnel par l’employeur ne caractérise pas l’infraction de dissimulation d’heures de travail et qu’il est nécessaire de démontrer le caractère intentionnel de l’absence de mention de ces heures complémentaires sur le bulletin de paie.
Dans le cas d’espèce, l’élément intentionnel est avéré par les éléments suivants :
.- l’employeur avait connaissance de l’accomplissement des heures de travail effectuées en dépassement de la quantification,
.- il avait interdit à la salariée de mentionner ces heures sur les feuilles de route,
.- il avait persisté, malgré la demande de la salariée, à décompter les heures de travail sur la seule quantification a priori des heures de travail.
La chambre sociale considère que la dissimulation d’heures de travail au sens de l’article L.8221-5 2° du code du travail est établie.
Dès lors, la salariée était fondée à obtenir le paiement de toutes ses heures de travail, avec un rappel d’indemnité compensatrice de congés payés, ainsi que le paiement de l’indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire, mentionnée à l’article L.8223-1 du code du travail.

Commentaire
L’arrêt rendu le 5 juin 2019 par la chambre sociale de la Cour de cassation mérite de retenir l’attention à plusieurs titres.

.1. Le secteur de la distribution de prospectus et de journaux gratuits est une branche d’activité exposée de longue date à des pratiques de travail illégal (dissimulation d’emploi salarié, dissimulation d’heures de travail, recours à du faux travail indépendant, emploi de salarié étranger sans titre de travail) et à d’autres comportements en marge de la légalité, notamment relatifs au respect de la législation sur le temps partiel, le travail intermittent, le respect du Smic ou les visites médicales du travail.
L’arrêt rendu par la Cour de cassation ne vise pas un cas isolé ou exceptionnel, mais se rapporte à de nombreuses situations de travail et d’emploi identiques dans la branche.

.2. Les entreprises de cette branche d’activité ont toujours soutenu qu’elles rencontraient les plus grandes difficultés pour gérer et contrôler le temps de travail des distributeurs. Pour cette raison, elles avaient obtenu du ministère du travail le décret n° 2007-12 du 4 janvier 2007 qui, dérogeant au droit commun, permettait de quantifier a priori le temps de travail par le biais d’une convention ou d’un accord collectif étendu. Ce décret, annulé par le Conseil d’Etat, avait été remplacé par le décret n° 2010-778 du 8 juillet 2010, lui-même annulé par le Conseil d’Etat.
Malgré ces avatars juridiques, la profession a formalisé dans sa convention collective étendue du 9 février 2004 le principe de la quantification préalable du temps de travail, acté à l’article 2.2.1.2. du chapitre 4 et à son annexe III.
Très rapidement, s’est posée, pour les salariés et pour l’inspection du travail, la question binaire du statut des heures de travail accomplies au-delà de ce forfait, qui devaient être rémunérées ou non. La profession, qui avait obtenu, non sans mal, ce régime dérogatoire souhaitait l’application purement mécanique de la quantification, sans autre considération, la convention collective étendue faisant loi. Les salariés plaignants et l’inspection du travail s’en tenaient à l’application d’un principe plus prosaïque du paiement de toute heure de travail accomplie.

.3. S’est alors développé un double contentieux : celui, classique, fondé sur le rappel de salaire pour des heures de travail accomplies mais non payées et celui fondé sur le travail dissimulé par dissimulation d’heures de travail.
Le contentieux fondé sur le rappel de salaire a donné lieu à un premier arrêt du 16 juin 2010 de la chambre sociale de la Cour de cassation (voir la décision) confirmant une décision d’un conseil de prud’hommes qui avait ordonné le paiement des heures de travail accomplies au-delà de la quantification. Cette position de la chambre sociale a été confirmée dans un second arrêt du 22 septembre 2011 (voir la décision). Ce contentieux n’a pas donné lieu à décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Le contentieux fondé sur le travail dissimulé par dissimulation d’heures de travail a été porté initialement devant la chambre criminelle de la Cour de cassation, puis devant la chambre sociale par le présent arrêt.
Il en résulte une jurisprudence divergente entre les deux chambres.
Dans un arrêt du 16 avril 2013 (voir la décision et voir son commentaire par l’auteur), la chambre criminelle considère que l’élément légal de l’infraction de dissimulation d’heures de travail n’existe pas au regard de la rédaction du 2° de l’article L.8221-5 du code du travail.
Cette disposition du code du travail indique que la dissimulation d’heures de travail est constituée lorsque le bulletin de paie ne mentionne pas la totalité des heures de travail accomplies dans le mois auquel se réfère le bulletin de paie, si cette mention ne résulte pas d’une convention ou d’un accord collectif d’aménagement du temps de travail conclu en application du titre II du livre Ier de la troisième partie.
La chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt du 5 juin 2019, qui est la première décision qu’elle rend sur ce sujet, considère au contraire, et implicitement, que des faits identiques, dans le même cadre juridique, constituent l’infraction de dissimulation d’heures de travail, dès lors que l’élément intentionnel du défaut de mention de ces heures de travail en sus de la quantification sur le bulletin de paie est établi ; le 2° de l’article L.8221-5 du code du travail trouve à s’appliquer.

.4. Comme plus longuement développé dans le commentaire de l’auteur de l’arrêt du 16 avril 2013, la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est livrée à une analyse qui ne correspond ni à la lettre, ni à l’esprit du texte. La réserve mentionnée dans le 2° de l’article L.8221-5 du code du travail ne vise en effet que les pratiques de lissage d’horaires de travail et de rémunération d’une période de décompte à l’autre, mais avec paiement de toutes les heures de travail. L’intention du législateur n’a pas été de favoriser et de blanchir de la dissimulation d’heures de travail qui résulterait, directement ou indirectement, de l’application d’un texte conventionnel, quel qu’il soit. La position de la chambre sociale de la Cour de cassation est donc parfaitement conforme à la législation du travail ; elle est l’application d’un principe fondamental que toute heure de travail doit être rémunérée.

.5. La divergence d’analyse entre la chambre sociale et la chambre criminelle de la Cour de cassation explique sans doute en partie que certaines entreprises de cette branche d’activité persistent à ne pas payer les heures de travail accomplies par les distributeurs au-delà de la quantification de l’article 2.2.1.2. du chapitre 4 de la convention collective. Dans l’intérêt des salariés de ce secteur, payés au Smic et très souvent à temps partiel, le non paiement de ces heures de travail représente un manque à gagner non négligeable ; par ailleurs, il n’est pas normal qu’une salariée, sous un tel statut, soit obligée de payer sur ses deniers un huissier de justice pour la suivre dans ses tournées (les heures non constatées par huissier ont été rejetées par la cour d’appel), puis d’engager une procédure de cinq ans pour obtenir le paiement de vingt heures de travail.
Une harmonisation de la jurisprudence de la Cour de cassation aurait le mérite de faire cesser ce type de pratiques.