Le non retrait du certificat de détachement n’a pas d’incidence sur l’obligation d’effectuer la DPAE - arrêt Bouygues et autres du 14 mai 2020 de la CJUE

L’opposabilité du certificat de détachement ne s’étend pas à l’obligation d’effectuer la DPAE – CJUE – affaire Bouygues et autres

Affaire C-17/19 Bouygues Travaux Publics et autres du 14 mai 2020

Voir l’arrêt Bouygues Travaux Publics et autres de la CJUE

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 14 mai 2020 une nouvelle décision relative à la portée de l’opposabilité du certificat de détachement dans l’Etat d’accueil et d’emploi du salarié détaché par son entreprise. Cette décision précise que l’opposabilité du certificat de détachement, délivré à un salarié en mobilité transnationale, en application de textes communautaires spécifiques à la sécurité sociale, n’a pas d’incidence et de conséquence sur les obligations sociales de l’employeur de ce salarié qui résultent du droit du travail, telle la déclaration préalable à l’embauche (DPAE).

Présentation

.1) La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) était saisie, pour la troisième fois, d’une question préjudicielle posée le 8 janvier 2019 par la Cour de cassation chambre criminelle (voir la décision et son commentaire), relative à la portée de l’opposabilité du certificat de détachement à l’égard des obligations sociales de l’employeur prévues par le code du travail, et notamment de la DPAE, dans une affaire de travail dissimulé constaté sur le chantier de construction de l’EPR de Flamanville dans la Manche.

Dans cette affaire, la cour d’appel avait condamné deux entreprises étrangères, dont une entreprise de travail temporaire, pour travail dissimulé et deux entreprises françaises du BTP, donneurs d’ordre, pour recours à du travail dissimulé pratiqué sur le territoire français par les deux entreprises étrangères.

Les deux entreprises étrangères avaient été condamnées à la fois pour dissimulation d’activité (fraude à l’établissement) et pour dissimulation d’emploi salarié pour n’avoir pas effectué la DPAE des prétendus salariés détachés qu’elles faisaient travailler sur le territoire français et pour n’avoir pas procédé aux déclarations sociales relatives à ces prétendus salariés détachés dont tous n’étaient pas munis d’un certificat de détachement.

C’est donc par le biais de la technique de la requalification de l’activité économique et du statut des salariés que la cour d’appel avait constaté l’absence de DPAE qui aurait dû être effectuée en France par l’établissement de fait de ces deux entreprises étrangères, qui y déployaient une activité stable et continue nécessitant, en outre, une inscription au registre du commerce et des sociétés.

Les deux entreprises françaises donneurs d’ordre avaient été condamnées pour recours à travail dissimulé par l’intermédiaire de ces deux entreprises étrangères, car la cour d’appel avait considéré qu’il existait dans le dossier suffisamment d’éléments démontrant le caractère intentionnel de cette infraction imputable à leur encontre.

.2) Trois des quatre entreprises condamnées avaient saisi la Cour de cassation d’un pourvoi dans lequel elles soutenaient que l’opposabilité du certificat de détachement, détenu par certains des salariés prétendument détachés et visés par la requalification, s’étendait au bien fondé des obligations sociales fixées par le code du travail de l’employeur de ces salariés, lui-même requalifié en employeur de fait établi en France, et notamment de la DPAE, puisque celle-ci est adressée à la sécurité sociale française à des fins, selon les requérants, de vérification de l’affiliation et de paiement des cotisations sociales.

Sensible à cette analyse juridiquement hardie, la Cour de cassation avait saisi le 8 janvier 2019 la CJUE d’une question préjudicielle ainsi libellée :
« Les articles 11 du règlement (CEE) n° 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d’application du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non-salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996, tel que modifié par le règlement (CE) n° 647/2005 du Parlement européen et du Conseil, du 13 avril 2005, et 19 du règlement (CE) n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale doivent-ils être interprétés en ce sens qu’un certificat E 101 délivré par l’institution désignée par l’autorité compétente d’un État membre, au titre de l’article 14, paragraphe 1 et paragraphe 2, sous b), du règlement n° 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement n° 118/97, tel que modifié par le règlement (CE) n° 647/2005 du Parlement européen et du Conseil, du 13 avril 2005, ou A 1 délivré au titre de l’article 13, paragraphe 1, du règlement, n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale lie les juridictions de l’Etat membre dans lequel le travail est effectué pour déterminer la législation applicable, non seulement au régime de sécurité sociale, mais aussi au droit du travail, lorsque cette législation définit les obligations des employeurs et les droits des salariés, de sorte qu’à l’issue du débat contradictoire, elles ne peuvent écarter lesdits certificats que si, sur la base de l’examen des éléments concrets recueillis au cours de l’enquête judiciaire ayant permis de constater que ces certificats avaient été obtenus ou invoqués frauduleusement et que l’institution émettrice saisie s’était abstenue de prendre en compte, dans un délai raisonnable, ces juridictions caractérisent une fraude constituée, dans son élément objectif par l’absence de respect de conditions prévues à l’une ou l’autre des dispositions précitées des règlements (CEE) n° 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d’application du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971 et (CE) n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 et, dans son élément subjectif, par l’intention de la personne poursuivie de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance dudit certificat pour obtenir l’avantage qui y est attaché ? ».

.3) Dans son arrêt Bouygues et autres, la CJUE précise que la législation communautaire, c’est-à-dire les règlements de coordination de sécurité sociale, en application de laquelle est délivré le certificat de détachement, ne s’impose aux Etats membres qu’en matière de sécurité sociale, au sens de ces règlements ; le certificat de détachement ne produit donc pas d’effet contraignant dans l’Etat d’accueil et d’emploi à l’égard des obligations imposées par le droit national dans des matières autres que la sécurité sociale.

Ainsi, l’opposabilité du certificat de détachement ne peut s’étendre a priori à l’obligation d’effectuer la DPAE, qui est prévue par le code du travail.
Cependant, la CJUE, peu ou mal informée de la raison d’être de la DPAE, de sa nature, de son objet et de son mode de fonctionnement, a demandé par précaution dans son arrêt à la juridiction de renvoi, donc à la Cour de cassation, de déterminer si la DPAE a pour unique objet d’assurer l’affiliation des salariés à la sécurité sociale française, auquel cas le certificat de détachement ferait obstacle à l’accomplissement de la DPAE ou si la DPAE vise également, fût-ce en partie, à garantir l’efficacité des contrôles opérés par les autorités nationales compétentes afin de d’assurer le respect des conditions d’emploi et de travail imposées par le droit du travail, auquel cas le certificat de détachement n’aurait aucune incidence sur l’accomplissement de la DPAE.

.4) L’affaire dite de l’EPR de Flamanville, avec ses 53 parties civiles, revient donc devant la Cour de cassation qui va se prononcer sur la validité de la condamnation des deux entreprises étrangères pour dissimulation d’emploi salarié par défaut de DPAE et, par suite, sur la validité de la condamnation des deux donneurs français, Bouygues et Welbond, pour recours à deux entreprises qui pratiquaient notamment de la dissimulation d’emploi salarié par défaut de DPAE.

Commentaire

L’auteur, qui a pleinement contribué à la conception et à mise en place de la DPAE à partir de 1991 lorsqu’il était en poste à la MILUTMO (mission interministérielle de lutte contre le travail clandestin, l’emploi non déclaré et les trafics de main d’oeuvre), est particulièrement légitime et bien informé pour présenter la DPAE et son statut juridique, obligation déclarative qui est effectivement étrangère à l’affiliation du salarié à la sécurité sociale et au paiement des cotisations sociales par l’employeur, établi ou non en France.
La réponse de la CJUE est rassurante à cet égard sur ce point précis de contentieux, puisque cette décision n’ajoute pas à la fragilisation du dispositif juridique de lutte contre le travail illégal et le dumping social sensiblement obéré par sa jurisprudence A-Rosa, Altun et Vueling sur l’opposabilité erga omnes du certificat de détachement.

.1) Pour comprendre la nature et le statut de la DPAE, sans lien avec l’affiliation et le paiement des cotisations sociales, il est nécessaire de rappeler quelques éléments de contexte.

.a) L’infraction de dissimulation d’emploi salarié est entrée dans le périmètre du travail dissimulé (à l’époque dénommé le travail clandestin) par l’article 32 de la loi n° 87-39 du 27 janvier 1987 (voir la loi), via une reformulation et une extension du champ de l’article L.324-10 du code du travail qui définissait cette infraction.
A l’époque, la loi du 27 mars 1987 mentionnait que l’infraction de dissimulation d’emploi salarié était caractérisée lorsque deux manquements (sur les quatre suivants : défaut de déclaration d’intention d’embauche du premier salarié, défaut d’inscription du salarié sur le registre unique du personnel, défaut de remise de bulletin de paie et défaut de livre de paie) étaient constatés, à savoir essentiellement le défaut d’inscription du salarié sur le registre unique du personnel et le défaut de remise de bulletin de paie à l’intéressé. Mais, concrètement et juridiquement, il fallait attendre un mois avant de pouvoir éventuellement constater l’infraction, ce qui n’était guère opérationnel et efficace pour les contrôles, alors que la fraude était patente ; par ailleurs, dans de nombreuses situations, le registre unique du personnel n’était pas consultable en temps réel, ce qui permettait à l’employeur de régulariser l’inscription du salarié a posteriori.

Pour rendre les contrôles de la dissimulation d’emploi salarié plus efficients, la loi n° 91-1383 du 31 décembre 1991 a opéré une double évolution substantielle du code du travail (voir la loi).
D’une part, l’article 2 de la loi a modifié les éléments constitutifs de cette infraction désormais formalisée par l’omission de deux des quatre formalités suivantes ; le défaut de remise de l’attestation d’emploi au salarié, le défaut d’inscription du salarié sur le registre unique du personnel, le défaut de remise de bulletin de paie et le défaut de livre de paie. D’autre part, et essentiellement, l’article 1er de la loi a créé la DPAE, dans un premier temps à titre expérimental et limitée à certains départements.

Compte tenu de l’efficacité et du succès technique de ce dispositif pendant son expérimentation, confortés par une très large adhésion des services de contrôle et des organisations professionnelles, la DPAE a été pérennisée, généralisée et rendue obligatoire à compter du 1er septembre 1993, par l’article 21 de la loi n° 92-1446 du 31 décembre 1992 (voir la loi). Elle devient à cette occasion l’un des deux éléments (au lieu des quatre) constitutifs de l’infraction de dissimulation d’emploi salarié, en substitution de l’attestation d’emploi.

Enfin, dernière évolution législative afin de ne pas pénaliser l’efficacité de la DPAE par la consultation obligatoire, mais aléatoire, du registre unique du personnel toujours nécessaire à la caractérisation de la dissimulation d’emploi salarié, l’article 6 de la loi n° 97-210 du 11 mars 1997 (voir la loi) redéfinit de façon radicale cette infraction. Désormais un seul manquement suffit à matérialiser l’infraction, soit le défaut de DPAE, soit le défaut de remise de bulletin de paie au salarié ; la consultation du registre unique du personnel est écartée.

.b) L’idée de la DPAE comme outil déterminant de lutte contre la dissimulation d’emploi salarié vient du conseiller Fau (en 1981), magistrat à la Cour de cassation, et du professeur Jean-Jacques Dupeyroux (en 1983) ; voir à cet égard l’article de l’auteur « Quarante ans de lutte contre le travail illégal ». La MILUTMO a repris cette suggestion en 1991 et l’a traduite et concrétisée dans les lois de 1991, 1992 et 1997.

Le principe de la DPAE est relativement simple : pour avoir la certitude lors d’un contrôle de la transparence de l’emploi d’un salarié en activité, l’employeur doit apporter la preuve qu’il l’a déjà déclaré de façon irréfutable auprès d’un tiers de confiance. La question de la détermination du tiers de confiance s’est immédiatement posée : soit un tiers ad hoc, soit le ministère du travail, soit l’Unedic, soit un organisme de sécurité sociale. Il se trouve que le directeur de l’Urssaf de Haute-Garonne, fervent partisan de cette mesure, s’est déclaré disposé à ce que son organisme soit le support d’une expérimentation et devienne donc tiers de confiance et destinataire de la DPAE, dispositif novateur et d’envergure qui exigeait des moyens informatiques, logistiques et humains très importants et qui nécessitait une forte implication managériale.
C’est dans ces conditions que le choix d’adresser la DPAE pour le régime général à l’Urssaf de la Haute Garonne et au CIRSO (centre informatique du recouvrement du Sud Ouest) basé à Toulouse, et qui disposait d’une imprimerie conséquente, a été arrêté et ensuite pérennisé et généralisé pour l’ensemble du territoire français ; par voie de conséquence, dans la même logique et cohérence d’organisation et de gestion, lors de la généralisation, il a été décidé d’adresser la DPAE du secteur agricole à la MSA et la DPAE du secteur maritime à l’ENIM.

.c) La DPAE n’a pas été créée à des fins d’affiliation du salarié et du paiement des cotisations sociales ; elle sert uniquement aux services de contrôle habilités à s’assurer avec certitude de la transparence de l’emploi d’un salarié en activité et de son caractère officiel, afin de pouvoir constater par défaut, de façon simple et probante pour le juge, l’infraction de dissimulation d’emploi salarié.

La base nationale qui reçoit et traite la DPAE n’est connectée à aucune autre base ou traitement informatique tenu par un organisme de sécurité sociale, de recouvrement ou prestataire, ou par l’inspection du travail, par la gendarmerie ou la police. Il s’agissait d’une condition essentielle posée par la CNIL, tant au titre de l’expérimentation qu’au titre de la généralisation, que la base de la DPAE soit étanche et indépendante, sans interconnexion, interface ou rapprochement informatique avec d’autres traitements, concernant les employeurs, les travailleurs indépendants ou les salariés.

Seuls les agents habilités de façon nominative, personnes physiques, mentionnés à l’article L.8271-1-2 du code du travail et les magistrats ont accès à cette base. Cette base ne peut pas être consultée par les agents des organismes de sécurité sociale qui ne sont pas habilités à rechercher et à constater l’infraction de travail dissimulé au sens de cet article du code du travail, et notamment les agents qui sont en poste dans les organismes d’affiliation, de prestation ou de recouvrement.
La seule conséquence à caractère social de l’existence de la base nationale de la DPAE est de permettre à tout salarié d’actionner auprès d’un agent de contrôle habilité le droit d’information qu’il tient des articles D.8223-1 et suivants du code du travail, afin de faire valoir ses droits auprès du conseil de prud’hommes, notamment aux fins d’obtenir l’indemnité forfaitaire équivalente à six mois de salaire mentionnée à l’article L.8223-1 du code du travail.

Il est donc erroné de soutenir que la DPAE, codifiée dans le code du travail et non dans le code de la sécurité sociale, a été créée dans la perspective d’affiliation et de paiement des cotisations, qu’il s’agisse d’un salarié ainsi présenté lors d’un contrôle ou d’un salarié employé sous un statut indu (prétendu stagiaire, bénévole, travailleur indépendant ou détaché sur le territoire français).

.2) On peut se féliciter que la décision Bouygues et autres de la CJUE n’ajoute pas à la fragilisation du dispositif juridique de lutte contre le travail illégal et le dumping social, déjà fortement ébranlé par sa jurisprudence A-Rosa, Altun et Vueling sur le certificat de détachement.

Sous réserve de l’analyse que fera la Cour de cassation sur la nature et l’objet de la DPAE, le juge français pourra donc, dans les cas de fraude à l’établissement et/ou à l’emploi d’un prétendu salarié détaché sur le territoire français, continuer à requalifier ces situations d’activité, d’emploi et de travail pour constater l’infraction de travail dissimulé par défaut de DPAE, par défaut de remise d’un bulletin de paie ou par la remise d’un bulletin de paie ne comportant pas toutes les heures de travail effectuées, sans risque de censure.
Si la CJUE avait suivi l’analyse des entreprises requérantes, elle aurait interdit au juge français de constater également d’office l’infraction de travail dissimulé par défaut de DPAE, et de condamner à ce titre, ce qui aurait ajouté à la neutralisation, déjà conséquente, de l’appréciation du juge sur l’existence de l’infraction de travail dissimulé.

Mais il est vrai qu’une telle condamnation n’a pas d’effet sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la fraude au paiement des cotisations et contributions sociales par le dévoiement du détachement, qui est protégé par le certificat de détachement, ni sur la reconstitution des droits sociaux du salarié victime de ce dévoiement.