Loi mobilités : censure du Conseil constitutionnel de l’interdiction de requalification judiciaire

Loi mobilités : le Conseil constitutionnel censure l’interdiction de requalifier en salarié devant le juge le statut du travailleur indépendant mobile d’une plateforme numérique

Voir la décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2019 - points 8 à 33

Présentation

Le Conseil constitutionnel a censuré en partie, mais sur une disposition centrale, l’article 44 (longtemps identifié article 20) de la loi d’orientation des mobilités, dite loi LOM, relatif au statut et aux conditions d’emploi des travailleurs mobiles (utilisant certains moyens de locomotion terrestre motorisés ou non) exerçant leur activité professionnelle pour le compte de plateformes numériques de mise en relation en ligne.
Cette disposition du projet de loi a fait l’objet le 8 décembre 2018 d’une présentation et d’un commentaire de l’auteur (voir l’article).

Le Conseil constitutionnel était saisi par des députés et des sénateurs qui contestaient la conformité à la Constitution de plusieurs articles de la loi, dont certaines dispositions de l’article 44 portant dispositions spécifiques à la mise en relation de travailleurs ayant recours à des plateformes pour exercer une activité de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues.
Plus précisément, le recours des parlementaires visait la possibilité offerte au responsable d’une plateforme numérique d’élaborer de façon unilatérale une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation.

Si le Conseil constitutionnel a rejeté la plupart des arguments présentés par les parlementaires pour juger les dispositions contestées conformes à la Constitution, il a en revanche censuré la disposition de l’article 44, qui avait vocation à être codifiée à l’article L.7342-9 du code du travail, qui interdisait au juge de requalifier en salarié le statut d’un travailleur exerçant officiellement son activité en qualité de travailleur indépendant pour le compte de la plateforme.

Le Conseil constitutionnel a jugé l’article 44 conforme à la Constitution sur les trois points suivants, objet du recours en conformité :
. – les modalités d’établissement de la charte
Le Conseil constitutionnel considère que l’élaboration de la charte par la plateforme n’est pas contraire au principe de participation des travailleurs, via leurs représentants, à la détermination de leurs conditions de travail, dès lors qu’il s’agit de travailleurs indépendants, sans relation exclusive avec la plateforme. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel note que l’élaboration de la charte est facultative, que son contenu mentionné dans la loi est indicatif et que la notion de prix décent est suffisamment explicite.

.- la détermination des plateformes pouvant conclure la charte
Le Conseil constitutionnel déclare que l’article 44 de la loi n’introduit pas une rupture du principe d’égalité devant la loi, ni entre les plateformes, ni entre les travailleurs de ces plateformes. Il considère que la charte permet à la plateforme visée par la loi de prendre en compte les spécificités du secteur d’activité qu’elle couvre, notamment en ce qui concerne le risque d’accident ; il constate par ailleurs que la charte n’est pas obligatoire et que les travailleurs ont le choix de la plateforme pour laquelle ils exercent leur activité professionnelle.

.- la juridiction compétente pour connaître des contestations relatives à la charte
Le Conseil constitutionnel valide l’attribution de compétence au juge judiciaire, et non pas au juge administratif, pour examiner le contentieux portant sur la décision de l’autorité administrative d’homologuer, ou non, la charte élaborée par une plateforme, lorsqu’elle est saisie d’une telle demande. Il considère, au nom d’une bonne administration de la justice, que le législateur pouvait confier à un seul ordre juridictionnel l’examen de la totalité du contentieux portant sur les relations entre la plateforme et le travailleur.

Mais le Conseil constitutionnel a déclaré non conforme à la Constitution le fait que la plateforme puisse de façon unilatérale, et sans recours possible devant le juge, insérer dans la charte des éléments excluant la relation contractuelle avec le travailleur de la définition du contrat de travail, et donc de son existence, alors que la détermination des critères de définition du contrat de travail ne peut relever que de la compétence du législateur au titre des principes fondamentaux du droit du travail.
Le fait que la charte puisse faire l’objet d’une homologation par l’administration ne modifie pas cette méconnaissance de ce principe fondamental du droit du travail, dès lors que l’administration se limite à vérifier de façon formelle la conformité du contenu de la charte à ce que prescrit la loi.

Commentaire

.1 La décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2019 met un terme à un feuilleton politico-juridique, initié par le Conseil constitutionnel lui-même, lorsque d’initiative, il avait invalidé, dans sa décision du 4 septembre 2018, pour cause de cavalier législatif, une disposition à objectif identique insérée dans la loi Avenir professionnel.
La disposition censurée par le Conseil constitutionnel avait suscité dès l’origine les réserves et l’opposition du Conseil économique, social et environnemental (CESE voir l’avis p.36-37), puis du Conseil national du numérique et du Sénat.

.2 Le Conseil constitutionnel n’a pas cependant censuré le principe de la charte sociale (voir le point 29 de sa décision), mais uniquement les effets attachés à son contenu qui ne permettait plus d’être invoqué devant le juge pour requalifier la situation contractuelle du travailleur. La charte redevient ainsi un simple document, purement formel, à l’instar d’un contrat de sous-traitance, qui ne pourra pas faire obstacle en tant que tel à la requalification du prétendu travailleur indépendant en salarié, en référence notamment à la jurisprudence Barrat (voir la décision), Guégan (voir la décision) et Société Générale (voir la décision), ainsi qu’à la décision Take Eat Easy, spécifique à ce secteur d’activité (voir la décision et sa présentation).

Compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel, le juge ne voit donc pas sa grille d’analyse et son environnement juridique corsetés par la loi LOM, lorsque le contentieux de la requalification visera le statut d’un travailleur mobile d’une plateforme numérique.

.3 Il s’agit du second échec du législateur à vouloir, selon le point de vue auquel on se place, soit sécuriser des relations contractuelles de travail indépendant contestées face aux requalifications du juge, soit à priver le travailleur, les organismes de protection sociale et le juge de la possibilité de faire prévaloir la réalité des conditions de travail et du statut social sur l’apparence.
En effet, les articles 35, 49 et 50 de la loi du 11 février 1994, dite loi Madelin (voir la loi), avaient pour objectif de limiter les requalifications de travailleur indépendant en salarié, en introduisant pour la première fois dans le code du travail une présomption, très contestée par la doctrine notamment, de non salariat fondée sur l’absence d’un lien de subordination juridique permanente.
Cette modification du code du travail était demeurée vaine, puisque dès sa première saisine sur les effets de cette évolution législative, la Cour de cassation avait procédé à une analyse classique et orthodoxe, conforme à sa jurisprudence de requalification en la matière, qui l’avait d’ailleurs conduit à confirmer une condamnation pénale d’une entreprise pour de la dissimulation d’emploi salarié (voir la décision).

.4 Reste à savoir ce que les plateformes numériques intéressées par cette charte sociale fragilisée par la décision du Conseil constitutionnel vont adopter comme attitude, dès lors que l’élaboration et la mise en œuvre opérationnelle de cette démarche nécessite en interne un investissement humain relativement important, sans retour garanti sur cet investissement.
Se pose aussi désormais la question de l’utilité pour l’administration d’intervenir pour homologuer un document qui a perdu l’essentiel de son intérêt originel.