Solidarité financière du donneur d’ordre

Solidarité financière du donneur d’ordre : état de la jurisprudence récente

Mise à jour le 14 juin 2022

Plusieurs décisions, rendues par le juge judiciaire et le juge administratif, apportent des précisions sur le cadre juridique applicable à l’un des dispositifs majeurs de la lutte contre le travail dissimulé, créé par l’article 7 de la loi du 31 décembre 1991, puisqu’il permet de mettre en cause financièrement le donneur d’ordre qui bénéficie de la prestation réalisée par le recours à du travail dissimulé, que son sous-traitant soit une entreprise établie en France ou à l’étranger.

A. Remise des documents au donneur d’ordre : effet exonératoire limité

Cour de cassation 2ème chambre civile du 2 juin 2022

.1. Présentation
La Cour de cassation confirme une décision d’une cour d’appel qui valide la mise en œuvre de la solidarité financière à l’encontre d(un donneur d’ordre qui s’était fait remettre les documents prévus par l’article D.8222-5 du code du travail, au motif que le contenu de ces documents faisait apparaître d’évidentes discordance avec l’effectif salarié réellement employé par le sous-traitant et la quantité de travail confié par le donneur d’ordre.
La Cour de cassation juge que le donneur d’ordre aurait dû procéder à des vérifications et à des investigations complémentaires pour s’assurer que son cocontractant ne pratiquait pas du travail dissimulé. La remise des documents ne vaut que présomption de bonne vérification de la régularité de la situation du cocontractant.

.2. Commentaire

La décision du 2 juin 2022 de la Cour de cassation élargit sensiblement le champ d’application de la solidarité financière. Elle juge que les documents remis par le sous-traitant au donneur d’ordre ne suffisent pas pour l’exonérer de la solidarité financière, dès lors que le contenu de ces documents fait apparaître des discordances évidentes avec la réalité du nombre des salariés employés eu égard au volume de travail confié au sous-traitant. La Cour de cassation considère que le devoir de vigilance mentionné dans le code du travail n’est pas de pure forme.

Ainsi, le donneur d’ordre peut être tenu, le cas échéant, de justifier de vérifications et d’investigations complémentaires, en sus de la remise des documents.

B. Responsabilité de l’Etat
Cour administrative d’appel de Nancy du 23 juillet 2019

Présentation
.1 Une entreprise située dans l’Est de la France, qui se présentait comme un prestataire de services dans le secteur viticole, notamment au bénéfice d’exploitants agricoles à l’occasion des vendanges, avait assigné l’Etat, et plus précisément le ministère du travail, en plein contentieux de responsabilité, au motif que l’initiative prise par un contrôleur du travail d’informer ses clients qu’il pratiquait du travail dissimulé lui avait fait perdre du chiffre d’affaires ; l’entreprise affirmait que le courrier adressé par le contrôleur du travail contenait des informations erronées sur sa situation.
La cour administrative d’appel déboute l’entreprise, en considérant que le contrôleur du travail, eu égard au fait qu’elle ne lui avait pas communiqué les documents demandés permettant de vérifier la régularité de sa situation sociale, avait pu légitimement considérer qu’il pratiquait du travail dissimulé et adresser à ses clients, au titre de la vigilance et de de la solidarité financière, le courrier d’information et de régularisation mentionné à l’article L.8222-5 du code du travail.
La cour administrative d’appel ajoute que, dès lors que l’initiative du contrôleur s’inscrivait dans le cadre de l’article L.8222-5 du code du travail, celle-ci n’était pas constitutive d’une faute, alors même que le contrôleur n’avait pas envoyé à l’entreprise de lettre d’observation, de mise en demeure ou n’avait pas relevé un procès-verbal à son encontre.
L’article L.8222-5 du code du travail précise que le maître de l’ouvrage ou le donneur d’ordre, informé par écrit par un agent de contrôle habilité en matière de travail dissimulé, par un syndicat ou une association professionnels ou une institution représentative du personnel, de l’intervention du cocontractant, d’un sous-traitant ou d’un subdélégataire en situation irrégulière au regard des formalités mentionnées aux articles L.8221-3 et L.8221-5 de ce même code, enjoint aussitôt à son cocontractant de faire cesser sans délai cette situation.
A défaut, il est tenu solidairement avec son cocontractant au paiement des impôts, taxes, cotisations, rémunérations et charges dus par celui-ci.
Le courrier du contrôleur du travail avait conduit des exploitants viticoles à ne plus recourir à cette entreprise ou à rompre leur relation commerciale, ce qui avait provoqué une perte de chiffre d’affaires dont il demandait réparation à l’Etat.

.2 L’entreprise reprochait également au contrôleur du travail d’avoir mentionné à tort dans le courrier qu’elle était en procédure de liquidation judiciaire, alors qu’en réalité elle faisait l’objet d’une procédure de redressement judiciaire. La cour administrative d’appel, tout en reconnaissant l’erreur fautive du fonctionnaire, considère que cette erreur n’est pas de nature à engager la responsabilité de l’Etat dès lors que le contrôleur du travail a adressé très rapidement un second courrier rectifiant le premier et que les exploitants viticoles avait eu la faculté de saisir le le mandataire judiciaire de la situation exacte de l’entreprise.

Commentaire
Il s’agit sans doute de la première décision rendue en France sur la légitimité et la légalité de la mise en œuvre de l’article L.8222-5 du code du travail.
La démarche du contrôleur du travail visant à informer les clients d’un professionnel que celui-ci pratique du travail dissimulé, validée par la cour administrative d’appel, est parfaitement conforme à la lettre et à l’esprit du code du travail qui a souhaité, par le biais du mécanisme de la solidarité financière, sensibiliser aux risques du travail dissimulé le client qui recourt à un professionnel pour effectuer un travail ou fournir un service.
Deux mécanismes de vigilance à la disposition du client sont prévus par le code du travail : la vérification spontanée du professionnel de l’article L.8222-1 du code du travail ou la régularisation de sa relation commerciale avec le professionnel dès lors qu’il apprend, en application de l’article L.8222-5 du code du travail, notamment par un agent de contrôle habilité, que son cocontractant pratique du travail dissimulé.
La solidarité financière est une pièce maîtresse du dispositif juridique de lutte contre le travail dissimulé et l’usage de l’article L.8222-5 ne peut être qu’encouragée. D’autant que le client dûment informé par un courrier d’un agent de contrôle peut voir également sa responsabilité pénale engagée pour recours sciemment à du travail dissimulé, s’il ne régularise pas sa relation commerciale après la réception de ce courrier.

C. Détermination du montant des cotisations et contributions sociales dues par le donneur d’ordre
1ère espèce Cour de cassation 2ème chambre civile du 24 janvier 2019

Présentation
La MSA avait engagé un recouvrement de cotisations et de contributions sociales fondé sur la solidarité financière des articles L.8222-1 et suivants du code du travail à l’encontre d’un donneur d’ordre qui recourait à une entreprise étrangère établie en Roumanie qui pratiquait du travail dissimulé sur le territoire français.
Le donneur d’ordre avait contesté la régularité de la procédure pour plusieurs motifs, dont celui tiré du non respect de la règle du contradictoire et du non respect des droits de la défense. Il arguait du fait que la lettre d’observations, préalable à la mise en demeure de payer, que lui avait adressée la MSA, en application de l’article D.724-9 du code rural (devenu l’article R.724-9), ne mentionnait pas le détail des sommes dues pour chaque année visée par la solidarité financière.
La cour d’appel avait validé la procédure estimant que l’indication du montant global des cotisations et contributions sociales dû suffisait.
La Cour de cassation, par une lecture stricte de l’article D.724-9 du code rural, casse la décision de la cour d’appel ; elle considère que la mention dans la lettre d’observations des sommes dues, ventilées année par année, est une condition substantielle de la procédure garantissant son caractère contradictoire.

Commentaire
La décision de la Cour de cassation illustre une nouvelle fois la particulière attention à respecter le formalisme du recouvrement des cotisations et contributions sociales, y compris à l’occasion de la mise en œuvre de la solidarité financière. Dans le cas présent, le respect de ce formalisme n’impliquait pour la MSA que la mention d’informations relativement banales et disponibles, mais dont l’absence a obéré une procédure qui aurait permis de récupérer des sommes dues par une entreprise étrangère.
Dans le cas d’espèce, il s’agissait donc d’une très bonne illustration de l’intérêt et de l’efficacité de la solidarité financière, mise à mal par une erreur de procédure.

2ème espèce Cour de cassation 2ème chambre civile du 10 octobre 2019

Présentation
Une entreprise donneur d’ordre, qui recourait à un sous-traitant verbalisé pour travail dissimulé, contestait le fait que l’Urssaf lui ait réclamé de payer au titre de la solidarité financière la totalité des sommes dues par ce sous-traitant, sans appliquer la règle du prorata prévue par l’article L.8222-3 du code du travail.
La Cour de cassation rejette le pourvoi de l’entreprise et confirme la décision de la cour d’appel qui valide la procédure engagée par l’Urssaf.
La Cour de cassation constate que le sous-traitant travaillait exclusivement pour ce donneur d’ordre, ce qui excluait toute proratisation. Ainsi, l’Urssaf était fondée à réclamer à l’entreprise donneur d’ordre la totalité des cotisations et contributions sociales éludées par son sous-traitant.

Commentaire
Le juge fait une juste application du mécanisme de la solidarité financière puisque, dans le cas d’espèce, la règle de la proratisation n’avait pas à s’appliquer. On voit mal pour quelle raison le juge aurait décidé d’exclure certaines sommes du périmètre de la solidarité financière puis qu’il s’agissait d’un sous-traitant exclusif.

D. Mise en œuvre de la solidarité financière par les services fiscaux
1ère espèce Cour administrative d’appel de Bordeaux du 25 juillet 2019

Présentation
Une entreprise donneur d’ordre contestait devant la juridiction administrative des rappels de TVA et majorations, ainsi que des rappels d’impôt sur les sociétés et majorations dus par un sous-traitant qui pratiquait du travail dissimulé qui lui étaient réclamés par les services fiscaux au titre de la solidarité financière.
L’entreprise reprochait à l’administration fiscale de ne pas à lui avoir communiqué un avis de rectification d’imposition adressé à son sous-traitant et de ne pas avoir expliqué les modalités de calcul de la proratisation de la TVA et de l’impôt sur les sociétés qui lui étaient réclamés. Elle considèrait que ces irrégularités l’ont empêché de contester utilement le bien fondé de la procédure de paiement solidaire engagée par les services fiscaux.
La cour administrative d’appel constate l’existence de ces deux irrégularités et fait droit à la demande de l’entreprise ; elle annule la procédure fiscale, estimant que ces deux irrégularités n’ont pas permis à l’entreprise de se défendre et de faire valoir tous ses droits.

Commentaire
La mise en œuvre de la solidarité financière par les services fiscaux exige de respecter à la fois leurs propres règles de procédure pour recouvrer l’impôt, les contributions et les taxes et le principe de la proratisation prévue par le code du travail. Le donneur d’ordre n’est en effet tenu que pour les dettes fiscales (ou sociales) en relation avec le travail ou le service dont il a bénéficié de la part de son sous-traitant qui pratique du travail dissimulé. Le donneur d’ordre est donc en droit de connaître et de vérifier le mode de calcul appliqué par les services fiscaux pour fixer le montant de sa dette solidaire.
A défaut, la procédure de recouvrement court le risque d’être annulée.

2ème espèce Cour administrative d’appel de Versailles du 18 juin 2019

Présentation
La cour administrative d’appel de Versailles a rendu le 18 juin 2019 six décisions relatives à la solidarité financière portant sur des rappels de TVA et d’impôts sur les sociétés concernant six donneurs différents qui avaient recouru au même sous-traitant qui pratiquait du travail dissimulé. Ces décisions sont identiques et déboutent les différents donneurs d’ordre qui contestaient la régularité de la procédure fiscale.
Les donneurs d’ordre affirmaient avoir procédé aux vérifications exigées par le code du travail ; ils faisaient état par ailleurs du fait que le procès verbal pour travail dissimulé avait été dressé après l’engagement de la procédure de recouvrement et que la règle de la proratisation n’était pas respectée.
La cour administrative d’appel rejette ces trois arguments. S’agissant plus particulièrement de la proratisation, la cour administrative d’appel note que les services fiscaux se sont fondés sur le volume des commandes passés avec chaque donneur d’ordre, attesté par des factures.

Commentaire
Le respect de la règle de la proratisation, dont la violation est souvent invoquée par le donneur d’ordre, est reconnue par le juge administratif au regard de la méthode de calcul utilisée par les services fiscaux.
Par ailleurs, on notera la démarche collective des services fiscaux qui ont mis en cause six donneurs d’ordre différents. L’initiative est assez rare pour être soulignée.

Pour un état plus complet de la jurisprudence relative à la solidarité financière, voir également la rubrique Solidarité financière.

Voir également le Mode d’emploi pour la mise en cause du donneur d’ordre, du maître d’ouvrage et de tous autres dans le cadre du travail illégal et du dumping social 3ème édition Juillet 2019 p.39 et suivantes et p.98 et suivantes.