Salariés intérimaires détachés - bénéfice de la solidarité financière reconnu

Des salariés intérimaires détachés en France dans une affaire de travail dissimulé obtiennent le droit de réclamer, dans le cadre de la solidarité financière, le paiement de leurs droits sociaux à l’entreprise utilisatrice

Arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation n° 18-24451 (et quinze autres affaires jointes), n° 18-25596 et n° 19-22460 (et quarante trois autres affaires jointes) du 4 novembre 2020

Voir la décision (première affaire)
Voir la décision (deuxième affaire)
Voir la décision (troisième affaire)

Voir la note explicative de la Cour de cassation
Voir le rapport du conseiller
Voir l’avis de l’avocat général

Présentation
.1. Les décisions rendues le 4 novembre 2020 par la chambre sociale de la Cour de cassation sont une partie du contentieux judiciaire relatif aux conditions d’emploi et de travail de salariés intérimaires détachés par deux entreprises de travail temporaire roumaine et chypriote auprès d’entreprises françaises du BTP sur le chantier de l’EPR de Flamanville dans la Manche.
La chambre criminelle de la Cour de cassation est saisie, par ailleurs, d’un volet pénal de ces conditions d’emploi et de travail toujours en relation avec du travail dissimulé, mettant en cause sensiblement les mêmes entreprises. Cette procédure pénale a donné lieu à une question préjudicielle adressée par la Cour de cassation à la CJUE, qui a répondu le 14 mai 2020.

.2. Dans les affaires jugées le 4 novembre 2020 par la chambre sociale de la Cour de cassation, soixante deux salariés intérimaires détachés avaient engagé une procédure prud’homale portant notamment sur le fondement des dispositions du code du travail relatives à la solidarité financière, en assignant l’entreprise de travail temporaire chypriote et deux entreprises utilisatrices.

La cour d’appel, dans ses décisions du 26 juillet 2018, avait constaté l’existence d’un travail dissimulé du fait de l’entreprise de travail temporaire chypriote, pour défaut de déclarations sociales en France. En effet, sur demande du Cleiss, l’institution de sécurité sociale chypriote avait retiré des certificats de détachement qu’elle avait délivrés à ces salariés. Ces retraits auraient dû conduire l’entreprise de travail temporaire chypriote à s’immatriculer au CNFE, auprès de l’Urssaf de Strasbourg, à y procéder à ses déclarations sociales et à y verser ses cotisations sociales pour les salariés dépourvus de ce formulaire, ce qu’elle n’avait pas fait.

Par ailleurs, les entreprises utilisatrices, informées de cette situation par les agents de l’ASN, faisant fonction d’inspecteur du travail, et par les agents de l’Urssaf, n’avaient pas enjoint à l’entreprise de travail temporaire de régulariser cette situation et avaient continué de recourir à ses services.

La cour d’appel, constatant du travail dissimulé par défaut de déclarations sociales du fait de l’entreprise de travail temporaire et l’absence de mise en œuvre des dispositions de l’article L.8222-5 du code du travail relatives à la solidarité financière par les deux entreprises utilisatrices, a fait droit à la demande des salariés détachés d’obtenir auprès de ces deux entreprises le paiement de leurs droits sociaux mentionnés à l’article L.8222-2 de ce même code, et plus particulièrement de l’indemnité forfaitaire équivalent à six mois de salaire pour emploi dissimulé visée à l’article L.8223-1 de ce code.

.3. Les deux entreprises utilisatrices condamnées se sont pourvues en cassation, en développant sensiblement la même argumentation.
A titre principal, elles considéraient que le retrait des certificats de détachement ne signifiait pas que les salariés détachés n’étaient plus couverts par la législation chypriote de sécurité sociale et que la législation française s’appliquait. Elles soutenaient avoir fait les démarches nécessaires auprès de l’entreprise de travail temporaire pour obtenir la régularisation et avoir respecté les dispositions de l’article L.8222-5 du code du travail.

La Cour de cassation rejette ces arguments et valide la décision de la cour d’appel.
Elle juge qu’en l’absence de certificat de détachement résultant d’un refus ou d’un retrait par l’institution compétente de sécurité sociale, seule trouve à s’appliquer la législation de sécurité sociale de l’Etat membre où est exercé l’activité salariée. Il en résulte que l’entreprise de travail temporaire chypriote aurait dû procéder à des déclarations sociales en France ; à défaut, elle comment le délit de travail dissimulé permettant la mise en œuvre de la solidarité financière par les créanciers sociaux que sont les salariés intérimaires détachés.

Elle considère que toutes les conditions mentionnées à l’article L.8222-5 du code du travail étaient réunies pour mettre en œuvre la solidarité financière et en faire application.
Enfin, elle précise que l’indemnité forfaitaire équivalente à six mois de salaire prévue à l’article L.8223-1 du code du travail relève des créances garanties par la solidarité financière de l’article L.8222-2 du code du travail.

La Cour de cassation juge que les salariés intérimaires détachés par l’entreprise de travail temporaire chypriote sont fondés à réclamer à ces deux entreprises utilisatrices, donneurs d’ordre français de leur employeur chypriote, le montant de l’indemnité forfaitaire équivalent à six mois de salaire pour emploi dissimulé.

Commentaire
.1. Il s’agit de la première décision de la Cour de cassation, près de trente ans après le vote de la loi du 31 décembre 1991 qui a créé la solidarité financière (voir son article 7), à examiner un contentieux relatif à la mise en œuvre de la solidarité financière par des salariés, de surcroît intérimaires et détachés.
La Cour de cassation s’était prononcée à plusieurs reprises sur la mise en œuvre de la solidarité financière par les organismes de protection sociale ou par les services fiscaux, mais n’avait jamais été saisie d’une telle instance par ces créanciers sociaux.
Cette décision exceptionnelle et rarissime de la Cour de cassation montre la nécessité impérieuse de modifier le code du travail pour faciliter la mise en œuvre de la solidarité financière par un salarié dissimulé. Voir à cet égard les propositions de l’auteur (propositions 12 et 16).

.2. Encore une fois, en présence d’une mobilité internationale de salarié, l’enjeu juridique de cette affaire s’est focalisé autour des obligations de sécurité sociale de l’employeur domicilié à l’étranger et leur impact sur l’incrimination de travail dissimulé.
Les entreprises utilisatrices, pour échapper à la solidarité financière, avaient tenté de faire valoir qu’en dépit d’un refus ou d’un retrait d’un certificat de détachement, c’est-à-dire en présence d’un salarié détaché non muni d’un certificat de détachement, la législation française de sécurité sociale ne s’appliquait pas de plein droit et que le salarié pouvait continuer à être assujetti à la législation chypriote. La Cour de cassation n’a pas repris à son compte cette analyse particulièrement hardie et audacieuse ; dans une pétition de principe sans ambigüité, elle précise que, dans seule s’applique la législation de l’Etat dans lequel travaille le salarié, c’est-à-dire la législation française.

Les entreprises utilisatrices avaient tenté également de faire valoir que les salariés détachés relevaient du régime de sécurité sociale communautaire de l’alternance, au titre de la pluriactivité, et non de celui du détachement, régime qui est désormais régulièrement invoqué pour écarter un peu plus le régime français de sécurité sociale. La Cour de cassation n’a pas répondu directement à cet argument puisque, sans remettre en cause la situation de détaché des salariés, elle a considérée, qu’à défaut de certificat de détachement, la loi française s’appliquait.
Dans le présent dossier, soutenir que les salariés intérimaires détachés pouvaient relever du régime de la pluriactivité était particulièrement osé, puisque ces salariés, tous de nationalité polonaise, n’avaient jamais travaillé à Chypre et résidaient en Pologne.

.3. Sans trop d’hésitation possible, compte tenu de la rédaction large de l’article L.8222-2 du code du travail, la Cour de cassation a jugé que l’indemnité forfaitaire équivalente à six mois de salaire entrait dans le champ des créances sociales couvertes par la solidarité financière.

.4. La mise en œuvre réussie de la solidarité financière par les salariés détachés de cette entreprise de travail temporaire chypriote aurait pu être reprise à son compte par l’Urssaf locale puisque cette entreprise défaillante a laissé derrière elle une très grosse ardoise sociale. Or rien n’est dit et rien n’est su sur l’attitude de l’Urssaf, ni sur le recouvrement des cotisations sociales dues par cette entreprise de travail temporaire, d’autant que l’Urssaf, pourtant auteur de contrôles sur ce chantier, ne s’est pas constituée partie civile au procès pénal. Ce manque de transparence interpelle, dès lors que les certificats de détachement ont été retirés.

.5. Cette décision, fort heureuse de la Cour de cassation, ne clôt pas le feuilleton judiciaire du contentieux social transnational sur le chantier de l’EPR de Flamanville, sur lequel le recours débridé à l’intérim international a suscité des fraudes marquées à la loi, portant préjudice aux salariés et aux organismes de recouvrement.
Prochaine épisode de ce feuilleton, le 17 novembre 2020 devant la chambre criminelle de la Cour de cassation.