CJUE Peter Bosworth (points 21 et suivants)
ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
11 avril 2019 (*)
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile – Convention de Lugano II – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Titre II, section 5 (articles 18 à 21) – Compétence en matière de contrats individuels de travail »
Dans l’affaire C‑603/17,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni), par décision du 20 octobre 2017, parvenue à la Cour le 20 octobre 2017, dans la procédure
Peter Bosworth,
Colin Hurley
contre
Arcadia Petroleum Limited e.a.,
LA COUR (première chambre),
composée de Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteure), vice‑présidente de la Cour, faisant fonction de président de la première chambre, MM. A. Arabadjiev, E. Regan, C. G. Fernlund et S. Rodin, juges,
avocat général : M. H. Saugmandsgaard Øe,
greffier : Mme L. Hewlett, administratrice principale,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 13 septembre 2018,
considérant les observations présentées :
– pour MM. Bosworth et Hurley, par MM. A. Briggs et D. Foxton, QC, M. R. Eschwege, barrister, ainsi que par MM. T. Greeno et A. Forster, solicitors,
– pour Arcadia Petroleum Limited e.a., par M. M. Howard, QC, par MM. F. Pilbrow et N. Venkatesan, barristers, par Mme S. Trevan ainsi que par MM. J. Kelly et T. Snelling, solicitors,
– pour la Commission européenne, par Mme M. Heller et M. M. Wilderspin, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement suisse, par M. M. Schöll, en qualité d’agent,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 24 janvier 2019,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée le 30 octobre 2007, dont la conclusion a été approuvée au nom de la Communauté par la décision 2009/430/CE du Conseil, du 27 novembre 2008 (JO 2009, L 147, p. 1, ci‑après la « convention de Lugano II »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant MM. Peter Bosworth et Colin Hurley à Arcadia Petroleum Limited et à d’autres sociétés au sujet d’une demande d’indemnisation du préjudice que ces sociétés auraient subi en raison de prétendus agissements frauduleux de MM. Bosworth et Hurley.
Le cadre juridique
3 L’article 5 de la convention de Lugano II dispose :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État lié par la présente convention peut être attraite, dans un autre État lié par la présente convention :
1. a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée,
b) aux fins de l’application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande est :
– pour la vente de marchandises, le lieu d’un État lié par la présente convention où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées,
– pour la fourniture de services, le lieu d’un État lié par la présente convention où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis,
c) le point a) s’applique si le point b) ne s’applique pas ;
[...]
3. en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ;
[...] »
4 Aux termes de l’article 18, paragraphe 1, de cette convention :
« En matière de contrat individuel de travail, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 4 et de l’article 5, paragraphe 5. »
5 L’article 20, paragraphe 1, de ladite convention énonce :
« L’action de l’employeur ne peut être portée que devant les tribunaux de l’État lié par la présente convention sur le territoire duquel le travailleur a son domicile. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
6 Arcadia London, Arcadia Singapore et Arcadia Switzerland sont des sociétés exerçant des activités de commerce de pétrole brut et de produits dérivés du pétrole. Ces sociétés appartiennent au groupe Arcadia, qui est détenu à 100 % par Farahead Holdings Ltd.
7 MM. Bosworth et Hurley sont des ressortissants britanniques domiciliés en Suisse, qui, à la date des faits en cause au principal, étaient, respectivement, chief executive officer et chief financial officer du groupe Arcadia. Par ailleurs, ils étaient les dirigeants d’Arcadia London, d’Arcadia Singapore et d’Arcadia Switzerland et étaient liés à l’une de ces sociétés par un contrat de travail établi par eux-mêmes ou conformément à leurs propres instructions.
8 Par une requête déposée le 12 février 2015, Arcadia London, Arcadia Singapore, Arcadia Switzerland et Farahead Holdings (ci-après, ensemble, « Arcadia ») ont introduit des demandes auprès de la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale), Royaume-Uni], contre plusieurs personnes, dont MM. Bosworth et Hurley. Ces demandes tendaient à obtenir réparation du préjudice que le groupe Arcadia aurait subi du fait d’opérations frauduleuses impliquant les sociétés de ce groupe.
9 La requête d’Arcadia était fondée sur les griefs de collusion par usage de moyens illicites (unlawful means conspiracy), de violation des obligations fiduciaires de loyauté et de bonne foi (breach of fiduciary duty) et de violation des obligations contractuelles expresses ou implicites (breach of express and/or implied contractual duties) découlant de leurs contrats de travail.
10 Par un acte du 9 mars 2015, MM. Bosworth et Hurley ont contesté la compétence des juridictions du Royaume-Uni pour connaître des demandes indemnitaires d’Arcadia les concernant, au motif que celles-ci relevaient des dispositions du titre II, section 5, de la convention de Lugano II, relatives aux règles de compétence en matière de contrats individuels de travail, et que, en application de ces dernières, ces demandes devaient être portées devant les juridictions de l’État sur le territoire duquel ils ont leur domicile, à savoir les juridictions suisses.
11 À la suite de cette contestation, Arcadia a modifié sa requête. Elle a renoncé à ses allégations tirées d’une violation des obligations contractuelles ainsi que d’une violation de ces obligations en tant que moyen illicite utilisé dans le cadre du délit de collusion.
12 Par un arrêt du 1er avril 2015, la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale)] s’est déclarée compétente pour examiner les griefs d’association de malfaiteurs usant de moyens illicites (unlawful means conspiracy) et d’abus de confiance (breach of fiduciary duty), invoqués à l’appui de ladite demande indemnitaire, à l’exception, s’agissant de ce dernier grief, des faits qui se seraient produits à l’époque où MM. Bosworth et Hurley étaient liés par un contrat de travail à l’une des sociétés du groupe Arcadia, puisque, selon cette juridiction, de tels faits se rapportent à la matière des contrats individuels de travail et relèvent, en application de l’article 20, paragraphe 1, de la convention de Lugano II, de la compétence des juridictions suisses.
13 MM. Bosworth et Hurley ont fait appel de cet arrêt devant la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) [Cour d’appel (Angleterre et pays de Galles) (division civile), Royaume-Uni].
14 Cette juridiction a, par un arrêt du 19 août 2016, rejeté cet appel. MM. Bosworth et Hurley ont formé un pourvoi contre cet arrêt devant la juridiction de renvoi.
15 C’est dans ces conditions que la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume-Uni) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Quels sont les justes critères pour déterminer si une action exercée par un employeur contre un travailleur ou un ancien travailleur (ci-après un “travailleur”) est “en matière de” contrat individuel de travail, au sens des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano [II] ?
a) Pour qu’une action exercée par un employeur à l’encontre d’un travailleur relève des dispositions des articles 18 à 21 [de la convention de Lugano II], suffit-il que l’employeur ait pu également alléguer que les comportements reprochés sont constitutifs d’une violation par ce travailleur des obligations résultant de son contrat individuel de travail, même si, dans le cadre de l’action qu’il exerce effectivement, l’employeur ne se prévaut pas, ne reproche pas et n’invoque pas de violations de ce contrat, mais fait valoir (par exemple) un ou plusieurs des griefs rapportés aux points 26 et 27 de l’exposé des faits et des questions ?
b) Ou bien, le juste critère est-il qu’une action exercée par un employeur à l’encontre d’un travailleur ne relève des dispositions des articles 18 à 21 [de la convention de Lugano II] que si l’obligation sur laquelle elle est fondée est effectivement une obligation résultant du contrat de travail ? Dans l’affirmative, est-ce qu’il s’ensuit qu’une action fondée uniquement sur la violation d’une obligation née indépendamment du contrat de travail (et qui, le cas échéant, n’est pas une obligation “librement consentie” par le travailleur) tombe en dehors des dispositions de cette section 5 ?
c) Si aucun de ces critères n’est juste, quel est alors le juste critère ?
2) Si une société et une personne physique concluent un “contrat” (au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la convention [de Lugano II]), dans quelle mesure faut-il qu’existe un lien de subordination entre cette société et cette personne physique pour que ledit contrat soit un “contrat individuel de travail” pour les besoins de la section 5 [de cette convention] ? Une telle relation peut-elle exister lorsque cette personne physique est en mesure de décider (et décide effectivement) des clauses de son contrat avec cette société, exerce un contrôle autonome sur les opérations de gestion quotidienne de la société et l’exercice de ses propres fonctions, mais que l’actionnaire ou les actionnaires de cette société ont le pouvoir de mettre fin à cette relation ?
3) Si les dispositions du titre II, section 5, de la convention de Lugano [II] ne sont applicables qu’aux seules actions qui, en l’absence de ces dispositions, relèveraient de l’article 5, paragraphe 1, de cette convention, quels sont les justes critères pour déterminer si une action relève de cet article 5, paragraphe 1 ?
a) Le juste critère est-il qu’une action relève de l’article 5, paragraphe 1, lorsque l’employeur pourrait alléguer que le comportement litigieux est constitutif d’une violation d’une obligation contractuelle, même si, dans le cadre de l’action qu’il exerce effectivement, l’employeur ne se prévaut pas, ne reproche pas et n’invoque pas de violations du contrat en cause ?
b) Ou bien, le juste critère est-il qu’une action ne relève de l’article 5, paragraphe 1, [de la convention de Lugano II] que si l’obligation sur laquelle elle est effectivement fondée est une obligation contractuelle ? Dans l’affirmative, est-ce qu’il s’ensuit qu’une action uniquement fondée sur la violation d’une obligation née indépendamment du contrat (et qui, le cas échéant, n’est pas une obligation “librement consentie” par le défendeur) ne relève pas de l’article 5, paragraphe 1 ?
c) Si aucun de ces critères n’est juste, quel est alors le juste critère ?
4) Dans des circonstances où :
– les sociétés A et B font partie d’un même groupe de sociétés ;
– le défendeur X exerce de fait les fonctions de mandataire social de ce groupe de sociétés (comme le faisait M. Bosworth pour le groupe Arcadia : exposé des faits et des questions, point 14) ; X est employé par une société du groupe, la société A (et est donc un travailleur de la société A) (comme c’était parfois le cas de M. Bosworth dans les conditions rapportées dans l’exposé des faits et des questions, point 15), et n’est pas, du point de vue du droit national, un employé de la société B ;
– la société A exerce une action contre X, action relevant des articles 18 à 21 [de la convention de Lugano II], et
– l’autre société du même groupe, la société B, exerce également une action contre X pour les mêmes griefs que ceux servant de base à l’action de la société A,
quels sont les justes critères pour déterminer si l’action exercée par la société B relève de la section 5 [de la convention de Lugano II] ? Notamment :
a) la réponse à la question est-elle fonction du point de savoir s’il existait un “contrat individuel de travail”, au sens de la section 5 [de la convention de Lugano II], entre X et la société B, et, dans l’affirmative, quels sont les justes critères permettant de constater qu’il existait un tel contrat de travail ?
b) la société B doit-elle être considérée comme étant l’“employeur” de X pour les besoins du titre II, section 5, de la convention [de Lugano II] ou est-ce que l’action qu’elle a exercée contre X [voir point 4, quatrième tiret, ci-dessus] relève des articles 18 à 21 [de la convention de Lugano II] de la même manière que celle exercée par la société A contre X relève de ces mêmes dispositions ? Notamment :
i) l’action exercée par la société B relève-t-elle de l’article 18 [de la convention de Lugano II] uniquement si l’obligation sur laquelle elle se fonde est une obligation résultant du contrat de travail conclu entre la société B et X ?
ii) Ou bien, cette action relève-t-elle de l’article 18 [de la convention de Lugano II] si les griefs allégués dans la demande auraient été constitutifs à une violation d’une obligation résultant du contrat de travail entre la société A et X ?
c) Si aucun de ces critères n’est juste, quel est alors le juste critère ? »
Sur la demande de réouverture de la procédure orale
16 À la suite du prononcé des conclusions de M. l’avocat général, MM. Bosworth et Hurley ont, par acte déposé au greffe de la Cour, demandé que soit ordonnée la réouverture de la phase orale de la procédure, en application de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour. À l’appui de leur demande, ils font valoir, en substance, que M. l’avocat général a, au point 45 de ses conclusions, fondé son appréciation sur des éléments de fait erronés, qui ne correspondent pas à ceux établis par la juridiction de renvoi.
17 Conformément à cet article 83, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner l’ouverture ou la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée, ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour, ou encore lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.
18 Tel n’est pas le cas en l’espèce. En effet, la Cour, l’avocat général entendu, considère qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer et que l’affaire ne doit pas être examinée au regard d’un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur sa décision ou d’un argument qui n’a pas été débattu devant elle.
19 Par conséquent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure.
Sur les questions préjudicielles
20 Les première, troisième et quatrième questions reposant sur l’hypothèse selon laquelle les contrats qui liaient MM. Bosworth et Hurley à certaines sociétés du groupe Arcadia constituaient des « contrats individuels de travail », au sens des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II, la Cour considère qu’il convient d’examiner en premier lieu la deuxième question.
Sur la deuxième question
21 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II doivent être interprétées en ce sens qu’un contrat liant une société à une personne physique peut être qualifié de « contrat individuel de travail », au sens de ces dispositions, lorsque cette personne est en mesure de décider ou décide effectivement des termes de ce contrat et qu’elle dispose d’un pouvoir de contrôle autonome sur la gestion quotidienne des affaires de cette société ainsi que sur l’exercice de ses propres fonctions, mais que l’actionnaire ou les actionnaires de ladite société ont le pouvoir de mettre fin audit contrat.
22 Eu égard à l’identité du libellé de ces dispositions et de celles du chapitre II, section 5 (articles 18 à 21), du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne ces dernières dispositions est transposable à celle des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II (voir, en ce sens, arrêt du 4 décembre 2014, H, C‑295/13, EU:C:2014:2410, points 31 et 32).
23 Afin de déterminer si les dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II sont applicables à une situation telle que celle en cause au principal, il y a lieu d’examiner le point de savoir si MM. Bosworth et Hurley peuvent être considérés comme ayant été liés par un « contrat individuel de travail », au sens de l’article 18, paragraphe 1, de cette convention, à l’une des sociétés du groupe Arcadia et s’ils peuvent ainsi être qualifiés de « travailleurs », au sens de l’article 18, paragraphe 2, de ladite convention (voir, en ce sens, arrêt du 10 septembre 2015, Holterman Ferho Exploitatie e.a., C‑47/14, EU:C:2015:574, point 34).
24 À cet égard, il convient de rappeler qu’une telle qualification ne saurait être établie sur le fondement du droit national (arrêt du 10 septembre 2015, Holterman Ferho Exploitatie e.a., C‑47/14, EU:C:2015:574, point 36) et que, pour assurer la pleine efficacité de la convention de Lugano II, notamment de son article 18, les notions juridiques que celui-ci contient doivent être interprétées d’une manière autonome qui soit commune à l’ensemble des parties contractantes (voir, en ce sens, arrêts du 19 juillet 2012, Mahamdia, C‑154/11, EU:C:2012:491, point 42, ainsi que du 10 septembre 2015, Holterman Ferho Exploitatie e.a., C‑47/14, EU:C:2015:574, point 37).
25 S’agissant de la notion de « travailleur », il y a lieu de rappeler également que, selon une jurisprudence constante de la Cour, cette notion doit être définie selon des critères objectifs qui caractérisent la relation de travail en considération des droits et des devoirs des personnes concernées. Or, la caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous la direction de celle‑ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération (voir, notamment, arrêt du 20 septembre 2007, Kiiski, C‑116/06, EU:C:2007:536, point 25 et jurisprudence citée).
26 Il s’ensuit qu’une relation de travail suppose l’existence d’un lien de subordination entre le travailleur et son employeur et que l’existence d’un tel lien doit être appréciée dans chaque cas particulier, en fonction de tous les éléments et de toutes les circonstances caractérisant les relations entre les parties (arrêts du 10 septembre 2015, Holterman Ferho Exploitatie e.a., C‑47/14, EU:C:2015:574, point 46, ainsi que du 20 novembre 2018, Sindicatul Familia Constanţa e.a., C‑147/17, EU:C:2018:926, point 42).
27 Par ailleurs, il convient de relever que, selon le libellé des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II, la conclusion d’un contrat ne constitue pas une condition d’application des règles de compétence spéciale prévues à ces dispositions, de telle sorte que, ainsi que l’a, en substance, indiqué M. l’avocat général aux points 34 à 36 de ses conclusions, l’absence d’un contrat formel ne fait pas obstacle à l’existence d’une relation de travail relevant de la notion de « contrat individuel de travail », au sens desdites dispositions.
28 Toutefois, une telle relation ne peut être qualifiée de « contrat individuel de travail », au sens des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II, que s’il existe un lien de subordination entre la société et le dirigeant social concernés.
29 En l’occurrence, il convient de rappeler que, selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, MM. Bosworth et Hurley étaient, respectivement, chief executive officer et chief financial officer du groupe Arcadia, qu’ils étaient les dirigeants des sociétés Arcadia London, Arcadia Singapore ainsi qu’Arcadia Switzerland, qu’ils étaient liés à l’une de ces sociétés par un contrat de travail établi par eux-mêmes ou conformément à leurs instructions et qu’ils ont toujours agi au nom et pour le compte de toutes les sociétés du groupe Arcadia.
30 Il ressort également de la décision de renvoi que MM. Bosworth et Hurley exerçaient un contrôle sur la personne qui les employait ainsi que sur le lieu où ils étaient employés et sur les conditions dans lesquelles ils l’étaient.
31 Dans ces circonstances, il apparaît que MM. Bosworth et Hurley disposaient d’une capacité d’influence non négligeable à l’égard d’Arcadia et que, par conséquent, il convient de conclure à l’absence d’un lien de subordination (voir, en ce sens, arrêt du 10 septembre 2015, Holterman Ferho Exploitatie e.a., C‑47/14, EU:C:2015:574, point 47), cela indépendamment du fait qu’ils détenaient ou non une partie du capital social d’Arcadia.
32 Est sans incidence à cet égard la circonstance que MM. Bosworth et Hurley étaient responsables devant les actionnaires du groupe Arcadia, qui avaient, par l’intermédiaire de Farahead Holdings, le pouvoir de les engager et de les licencier.
33 En effet, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 46 de ses conclusions, pas plus que les directives générales que reçoit un dirigeant social de la part des actionnaires de la société qu’il dirige quant à l’orientation des affaires de cette société, les mécanismes légaux de contrôle par les actionnaires ne caractérisent, en eux-mêmes, l’existence d’un lien de subordination, de telle sorte que la seule circonstance que des actionnaires ont le pouvoir de révoquer un dirigeant social ne saurait suffire aux fins de conclure à l’existence d’un tel lien.
34 Il en résulte qu’un contrat conclu entre une société et le dirigeant social de celle-ci ne constitue pas, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, un « contrat individuel de travail », au sens des dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II.
35 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la deuxième question que les dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention de Lugano II doivent être interprétées en ce sens qu’un contrat liant une société à une personne physique exerçant les fonctions de dirigeant de celle-ci ne crée pas un lien de subordination entre ceux-ci et ne peut, dès lors, être qualifié de « contrat individuel de travail », au sens de ces dispositions, lorsque, même si l’actionnaire ou les actionnaires de cette société ont le pouvoir de mettre fin à ce contrat, cette personne est en mesure de décider ou décide effectivement des termes dudit contrat et dispose d’un pouvoir de contrôle autonome sur la gestion quotidienne des affaires de ladite société ainsi que sur l’exercice de ses propres fonctions.
Sur les première, troisième et quatrième questions
36 Compte tenu de la réponse apportée à la deuxième question, il n’y a pas lieu de répondre aux première, troisième et quatrième questions.
Sur les dépens
37 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
Les dispositions du titre II, section 5 (articles 18 à 21), de la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée le 30 octobre 2007, dont la conclusion a été approuvée au nom de la Communauté par la décision 2009/430/CE du Conseil, du 27 novembre 2008, doivent être interprétées en ce sens qu’un contrat liant une société à une personne physique exerçant les fonctions de dirigeant de celle-ci ne crée pas un lien de subordination entre ceux-ci et ne peut, dès lors, être qualifié de « contrat individuel de travail », au sens de ces dispositions, lorsque, même si l’actionnaire ou les actionnaires de cette société ont le pouvoir de mettre fin à ce contrat, cette personne est en mesure de décider ou décide effectivement des termes dudit contrat et dispose d’un pouvoir de contrôle autonome sur la gestion quotidienne des affaires de ladite société ainsi que sur l’exercice de ses propres fonctions.