CJUE Commission/ Grand Duché du Luxembourg - vraie prestation de services - autorisation de travail non nécessaire (avec réserves)

Affaire C-445/03

Commission des Communautés européennes
contre
Grand-duché de Luxembourg

« Manquement d’État – Libre prestation de services – Exigences imposées par l’État membre d’accueil aux entreprises qui détachent sur son territoire des travailleurs salariés ressortissants d’un État tiers »

Conclusions de l’avocat général M. D. Ruiz-Jarabo Colomer, présentées le 15 juillet 2004

Arrêt de la Cour (première chambre) du 21 octobre 2004

Sommaire de l’arrêt

Libre prestation des services – Restrictions – Exigence de permis individuels de travail ou d’une autorisation collective et obligation de constituer une garantie bancaire pour les entreprises d’un autre État membre détachant des travailleurs ressortissants d’États tiers – Inadmissibilité – Justification – Protection sociale des travailleurs – Stabilité du marché de l’emploi – Caractère disproportionné et inapproprié des exigences en cause
(Art. 49 CE)

Manque aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE un État membre qui impose aux prestataires de services établis dans un autre État membre, souhaitant détacher sur son territoire des travailleurs ressortissants d’un État tiers, une exigence de permis individuels de travail dont la délivrance est subordonnée à des considérations liées au marché de l’emploi ou une exigence d’autorisation de travail collective qui n’est accordée que dans des cas exceptionnels et pour autant que les travailleurs concernés soient liés depuis six mois au moins avant le début de leur détachement à leur entreprise d’origine par des contrats de travail à durée indéterminée, et qui impose à ces prestataires de services l’obligation de fournir une garantie bancaire.

Des motifs de protection sociale ou de stabilité du marché de l’emploi ne sauraient justifier de telles conditions à la libre prestation des services, ces exigences ne constituant pas des moyens appropriés pour atteindre lesdits objectifs. En effet, l’obligation faite à une entreprise prestataire de services de signaler au préalable aux autorités locales la présence d’un ou de plusieurs travailleurs salariés détachés, la durée prévue de cette présence ainsi que les prestations de services justifiant le détachement et de fournir les indications attestant que les travailleurs concernés sont en situation régulière, notamment en termes de résidence, d’autorisation de travail et de couverture sociale, dans l’État membre où cette entreprise les emploie, offrirait auxdites autorités, de manière moins restrictive et aussi efficace que les exigences en cause, des garanties relatives, d’une part, au respect de la réglementation sociale nationale pendant la durée du détachement et, d’autre part, à la régularité de la situation de ces travailleurs et au fait que ceux-ci exercent leur activité principale dans l’État membre où est établie l’entreprise prestataire de services.

(cf. points 27, 31, 36, 46, 48-50 et disp.)

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
21 octobre 2004(1)

« Manquement d’État – Libre prestation de services – Exigences imposées par l’État membre d’accueil aux entreprises qui détachent sur son territoire des travailleurs salariés ressortissants d’un État tiers »

Dans l’affaire C-445/03,ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 226 CE,introduit le 21 octobre 2003,

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme M. Patakia, en qualité d’agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

Grand-duché de Luxembourg, représenté par M. S. Schreiner, en qualité d’agent, assisté de Me A. Rukavina, avocat,

partie défenderesse,

LA COUR (première chambre),,

composée de M. P. Jann, président de chambre, MM. K. Lenaerts (rapporteur), K. Schiemann, E. Juhász et M. Ilešič, juges,

avocat général : M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,
greffier : M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 15 juillet 2004,

rend le présent

Arrêt

1
Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que :


en imposant l’exigence d’un permis individuel de travail ou d’une autorisation collective de travail à un prestataire de services établi dans un autre État membre lorsque ce dernier souhaite détacher son personnel constitué de ressortissants d’États tiers résidant et travaillant régulièrement dans cet autre État membre, permis ou autorisation dont la délivrance est soumise à des considérations liées au marché de l’emploi ainsi qu’à l’existence d’un contrat à durée indéterminée et d’un emploi antérieur auprès du même prestataire de services depuis au moins six mois, et


en imposant à ce prestataire de services une garantie bancaire à concurrence de 60 000 francs luxembourgeois minimum (1 487 euros),

le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE.

Le cadre juridique national

2
Le règlement grand-ducal du 12 mai 1972, déterminant les mesures applicables pour l’emploi des travailleurs étrangers sur le territoire du grand-duché de Luxembourg (Mémorial A 1972, p. 945), tel que modifié par le règlement grand-ducal du 17 juin 1994 (Mémorial A 1994, p. 1034, ci-après le « règlement grand-ducal du 12 mai 1972 »), dispose, à l’article 1er, premier et quatrième alinéas :

« Sans préjudice des dispositions relatives à l’entrée et au séjour au Grand-Duché de Luxembourg, aucun étranger ne peut, sur le territoire luxembourgeois, occuper un emploi, en qualité de travailleur manuel ou intellectuel, sans y être autorisé conformément aux dispositions du présent règlement.

[…]

Les dispositions du présent règlement ne sont pas applicables aux travailleurs ressortissants d’un État membre de l’Union Européenne ou d’un État partie à l’Accord sur l’Espace Économique Européen. »

3
Aux termes de l’article 2 du règlement grand-ducal du 12 mai 1972, l’autorisation visée à l’article 1er du même règlement est constatée par la délivrance au travailleur, par le ministre du Travail ou son délégué, d’un permis de travail relevant de l’une des quatre catégories énumérées à cet article.

4
L’article 4, premier, deuxième, cinquième et sixième alinéas, du règlement grand-ducal du 12 mai 1972 prévoit :

« Aucun employeur ne peut occuper un travailleur étranger non muni d’un permis de travail valable et sans avoir au préalable fait une déclaration à l’Office national du Travail relative au poste de travail à occuper.

Cette déclaration à présenter en double exemplaire, dûment contresignée par le travailleur, vaut comme demande en obtention ou en renouvellement du permis de travail, lorsqu’il s’agit d’un travailleur non encore muni d’un permis de travail ou dont le permis de travail est venu à expiration ou dont le permis de travail ne vaut que pour un employeur et une profession déterminés.

[…]

Un récépissé de la déclaration présentée conformément à l’alinéa 2 du présent article sera délivré par l’Office national du Travail au travailleur intéressé. Ce récépissé vaut autorisation de travail provisoire. Copie en sera adressée à l’employeur.

En cas de refus du permis de travail, l’autorisation de travail provisoire perd automatiquement sa valeur. »

5
L’article 8 du règlement grand-ducal du 12 mai 1972 est libellé comme suit :

« Le permis de travail est délivré, refusé ou retiré par le ministre du travail ou son délégué sur avis de la [commission d’avis spéciale] prévue à l’article 7 bis du présent règlement et sur avis de l’administration de l’emploi. Les deux avis prennent notamment en considération la situation, l’évolution ou l’organisation du marché de l’emploi. »

6
L’article 9, paragraphe 1, du règlement grand-ducal du 12 mai 1972 dispose :

« Une autorisation de travail collective peut être délivrée dans des cas exceptionnels pour les travailleurs étrangers détachés temporairement au Grand-Duché de Luxembourg pour le compte soit d’une entreprise étrangère, soit d’une entreprise luxembourgeoise, à la demande de l’entreprise sous l’autorité de laquelle les travailleurs sont employés.

Ne peuvent faire l’objet d’une autorisation de travail collective au sens de l’alinéa qui précède que les travailleurs liés moyennant contrat de travail à durée indéterminée à leur entreprise d’origine effectuant le détachement, à condition que le début de ce contrat soit antérieur d’au moins six mois au début de l’occupation sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg pour laquelle l’autorisation collective est demandée. »

7
L’article 9 bis, premier et deuxième alinéas, du même règlement prévoit :

« Les permis de travail individuels et les autorisations de travail collectives ne seront délivrés qu’après que l’employeur aura fait état d’une garantie bancaire auprès d’un établissement financier dûment agréé, portant sur les frais de rapatriement éventuels des travailleurs pour lesquels une autorisation de travail est demandée.

Le montant de la garantie bancaire est fixé par la commission spéciale instituée par l’article 7 bis du présent règlement et ne pourra être inférieur à 60 000 francs par travailleur. »

La procédure précontentieuse

8
Considérant que les exigences découlant des articles 1er, 4, 8, 9 et 9 bis du règlement grand-ducal du 12 mai 1972 sont contraires à l’article 49 CE, la Commission a engagé la procédure en manquement.

9
Après avoir mis le grand-duché de Luxembourg en demeure de lui présenter ses observations, la Commission a, le 21 mars 2002, adressé un avis motivé invitant cet État membre à prendre les mesures nécessaires pour s’y conformer dans un délai de deux mois à compter de sa notification. Le grand-duché de Luxembourg n’ayant pas répondu à cet avis, la Commission a introduit le présent recours.

Sur le recours

Argumentation des parties

10
La Commission soutient, en premier lieu, que, en soumettant le détachement temporaire de travailleurs sur le territoire luxembourgeois aux conditions applicables à l’accès de travailleurs au marché local de l’emploi, le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 comporte une discrimination au détriment des entreprises prestataires de services. Elle ajoute que ledit règlement comporte en tout état de cause des restrictions contraires à l’article 49 CE.

11
En second lieu, prenant position sur les différentes conditions prévues par le règlement grand-ducal du 12 mai 1972, elle prétend que l’exigence d’autorisation de travail préalable rend illusoire la libre prestation de services et que l’obtention de cette autorisation relève du pouvoir discrétionnaire de l’administration locale. Elle soutient qu’il est possible d’assurer par des mesures moins contraignantes le respect des règles luxembourgeoises de protection sociale dans l’hypothèse d’un détachement de travailleurs aux fins d’une prestation de services.

12
En ce qui concerne l’exigence d’un contrat de travail à durée indéterminée entré en vigueur au moins six mois avant le détachement, elle indique que celle-ci est contraire au principe de proportionnalité. Elle soutient que, dès lors que les obligations professionnelles prévues par la réglementation de l’État membre de l’établissement du prestataire de services pour l’engagement d’un ressortissant d’un État tiers sont satisfaites, il convient d’admettre que ce ressortissant jouit d’un emploi régulier et habituel. Elle ajoute que l’exigence en cause ne tient pas compte des spécificités de certains secteurs d’activités qui recourent fréquemment à des contrats de travail à durée déterminée, ni des hypothèses de prestations de services occasionnelles et de très courte durée.

13
En ce qui concerne l’exigence de garantie bancaire, elle soutient que celle-ci constitue une charge économique supplémentaire pour les employeurs établis à l’étranger, déjà soumis à des redevances, voire à une exigence de garantie bancaire, dans leur État membre d’origine pour l’obtention d’un permis de travail dans cet État. Elle ajoute que d’autres mesures moins restrictives permettraient d’assurer le retour du travailleur dans l’État membre d’établissement de l’employeur au terme de la prestation de services.

14
Le gouvernement luxembourgeois répond, en premier lieu, que le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 doit être apprécié en tenant compte de la réglementation sociale nationale, qui impose des normes strictes en matière de salaire minimal, de sécurité sur le lieu de travail et de durée du contrat de travail. Il soutient que la seule manière efficace d’assurer le respect de cette réglementation, y compris dans le cadre de prestations de services effectuées par des entreprises étrangères recourant à des ressortissants d’États tiers, réside dans un contrôle fondé sur des autorisations administratives. Il affirme que les exigences en cause, d’une part, servent un objectif d’intérêt général, à savoir la protection sociale des travailleurs, en cherchant à écarter les risques d’exploitation de ceux-ci, notamment ceux en provenance d’États tiers, et, d’autre part, s’appliquent indistinctement aux prestataires de services étrangers et aux entreprises établies au Luxembourg afin d’éviter des discriminations à rebours au détriment de ces dernières.

15
En second lieu, il conteste le bien-fondé des griefs formulés par la Commission à l’égard des différentes exigences imposées par le règlement grand-ducal du 12 mai 1972.

16
En ce qui concerne l’exigence d’autorisation préalable, il soutient que les références à la situation du marché de l’emploi et aux cas exceptionnels, contenues respectivement aux articles 8 et 9 du règlement grand-ducal du 12 mai 1972, constituent seulement l’application du principe de la priorité d’emploi des ressortissants communautaires, consacré par le règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2). Il ajoute que l’exercice du contrôle juridictionnel relatif aux décisions de refus d’autorisation exclut tout pouvoir discrétionnaire des autorités luxembourgeoises.

17
Il conteste par ailleurs que la mesure d’autorisation collective ait pour effet de rendre illusoire la fourniture de prestations de services, en soulignant qu’il est loisible au prestataire d’introduire sa demande avant l’attribution définitive du marché et que le traitement de cette demande fait l’objet d’une procédure simplifiée.

18
En ce qui concerne l’exigence d’un contrat de travail à durée indéterminée entré en vigueur au moins six mois avant le détachement, il soutient que celle-ci vise à garantir que le travailleur ait un lien stable avec l’État membre d’origine ainsi qu’un lien étroit et régulier avec l’entreprise qui le détache et ce, afin d’éviter les risques d’exploitation abusive de la main d’œuvre en provenance d’États tiers et d’altération de la concurrence par des pratiques de dumping social. Il ajoute que, à défaut de perspective de travail à long terme dans son entreprise d’origine, le travailleur détaché, une fois implanté pour une certaine durée sur le marché du travail luxembourgeois, pourrait être tenté d’y demeurer. Il conteste en outre que l’exigence litigieuse soit disproportionnée, en soulignant que, en raison des fortes disparités nationales en la matière, la protection des salariés n’est pas forcément garantie dans l’État membre dont provient le travailleur détaché.

19
En ce qui concerne l’exigence de garantie bancaire, il allègue que celle-ci se résume à l’obtention d’une lettre de garantie auprès d’un établissement bancaire et représente un coût semestriel de seulement 25 euros environ.

Appréciation de la Cour

20
Il est de jurisprudence constante que l’article 49 CE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’encontre du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues (voir, notamment, arrêt du 24 janvier 2002, Portugaia Construções, C‑164/99, Rec. p. I‑787, point 16, et jurisprudence citée).

21
Toutefois, une réglementation nationale qui relève d’un domaine n’ayant pas fait l’objet d’une harmonisation au niveau communautaire et qui s’applique indistinctement à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l’État membre concerné peut, en dépit de son effet restrictif pour la libre prestation des services, être justifiée pour autant qu’elle répond à une raison impérieuse d’intérêt général qui n’est pas déjà sauvegardée par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l’État membre où il est établi, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (voir arrêts du 23 novembre 1999, Arblade e.a., C‑369/96 et C‑376/96, Rec. p. I‑8453, points 34 et 35, et Portugaia Construções, précité, point 19).

22
C’est à la lumière de ces principes qu’il convient d’examiner la compatibilité des exigences en cause avec l’article 49 CE.

23
Il n’est pas contestable que les conditions à respecter, en vertu du règlement grand-ducal du 12 mai 1972, par une entreprise prestataire de services qui entend détacher, sur le territoire luxembourgeois, des travailleurs ressortissants d’un État tiers entravent, en raison des charges administratives et financières qu’elles représentent, le détachement envisagé et, par voie de conséquence, l’exercice par cette entreprise d’activités de prestation de services (voir, en ce sens, arrêt du 25 octobre 2001, Finalarte e.a., C‑49/98, C‑50/98, C‑52/98 à C‑54/98 et C‑68/98 à C‑71/98, Rec. p. I‑7831, point 30).

24
S’agissant du détachement de travailleurs d’un État tiers par une entreprise communautaire prestataire de services, il a déjà été jugé qu’une réglementation nationale qui subordonne l’exercice de prestations de services sur le territoire national, par une entreprise établie dans un autre État membre, à la délivrance d’une autorisation administrative constitue une restriction à cette liberté au sens de l’article 49 CE (voir arrêt du 9 août 1994, Vander Elst, C‑43/93, Rec. p. I‑3803, point 15).

25
La matière relative au détachement de travailleurs salariés ressortissants d’un État tiers dans le cadre d’une prestation de services transfrontaliers n’est pas harmonisée au niveau communautaire, la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux conditions de détachement des travailleurs salariés ressortissants d’un État tiers dans le cadre d’une prestation de services transfrontaliers (JO 1999, C 67, p. 12), présentée par la Commission le 12 février 1999, n’ayant en effet pas été adoptée à ce jour. En outre, le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 s’applique indistinctement aux entreprises établies en dehors ou sur le territoire du grand-duché, ainsi qu’il ressort, en particulier, de l’article 9, paragraphe 1, de ce règlement.

26
Il convient, dans ces conditions, d’examiner si les restrictions à la libre prestation des services qui découlent du règlement grand-ducal du 12 mai 1972 apparaissent justifiées par un objectif d’intérêt général et, le cas échéant, si elles sont nécessaires pour poursuivre effectivement et par les moyens appropriés cet objectif (voir arrêt Finalarte e.a., précité, point 37).

27
En l’espèce, des motifs de protection sociale, d’une part, et de stabilité du marché de l’emploi, d’autre part, sont invoqués au soutien des exigences contenues dans le règlement grand-ducal du 12 mai 1972.

28
En premier lieu, le gouvernement luxembourgeois invoque la nécessité de veiller au respect de la réglementation nationale en matière, notamment, de salaire minimal, de sécurité sur le lieu de travail et de durée du contrat de travail, afin de garantir la protection sociale des travailleurs détachés sur son territoire ainsi que l’égalité des conditions de concurrence, sur le plan social, entre les entreprises établies au Luxembourg et celles établies à l’étranger. En particulier, l’exigence, dans le cas d’une demande d’autorisation de travail collective, de contrats de travail à durée indéterminée liant depuis six mois au moins les travailleurs concernés à leur entreprise d’origine, vise, selon ce gouvernement, à écarter les risques d’exploitation abusive, par des contrats précaires et mal rémunérés, de la main d’œuvre en provenance d’États tiers ainsi que les dangers d’altération de la concurrence par des pratiques de dumping social.

29
Certes, parmi les raisons impérieuses d’intérêt général déjà reconnues par la Cour figure la protection des travailleurs (voir, notamment, arrêts précités Finalarte e.a., point 33, et Portugaia Construções, point 20). Il est également vrai que le droit communautaire ne s’oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation, ou les conventions collectives de travail conclues par les partenaires sociaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d’établissement de l’employeur, et qu’il n’interdit pas davantage aux États membres d’imposer le respect de ces règles par les moyens appropriés (voir arrêt du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral, 62/81 et 63/81, Rec. p. 223, point 14), lorsqu’il s’avère que la protection conférée par celles-ci n’est pas garantie par des obligations identiques ou essentiellement comparables auxquelles l’entreprise est déjà soumise dans l’État membre de son établissement (voir arrêts du 28 mars 1996, Guiot, C‑272/94, Rec. p. I‑1905, points 16 et 17, et Arblade e.a., précité, point 51).

30
Une mesure d’autorisation de travail, telle qu’établie par le règlement grand-ducal du 12 mai 1972, ne saurait toutefois être qualifiée de moyen approprié. Elle suppose en effet des formalités et des délais propres à décourager la libre prestation des services au moyen de travailleurs détachés ressortissants d’un État tiers.

31
Or, l’obligation faite à une entreprise prestataire de services de signaler au préalable aux autorités locales la présence d’un ou de plusieurs travailleurs salariés détachés, la durée prévue de cette présence et la ou les prestations de services justifiant le détachement constituerait une mesure aussi efficace et moins restrictive que l’exigence en cause. Elle serait de nature à permettre à ces autorités de contrôler le respect de la réglementation sociale luxembourgeoise pendant la durée du détachement en tenant compte des obligations auxquelles l’entreprise est déjà soumise en vertu des règles de droit social applicables dans l’État membre d’origine.

32
Par ailleurs, la subordination de l’octroi d’une autorisation de travail collective à l’existence de contrats de travail à durée indéterminée liant au moins six mois avant le début de leur détachement sur le territoire luxembourgeois les travailleurs concernés à leur entreprise d’origine, excède ce qui peut être exigé au nom de l’objectif de protection sociale comme condition nécessaire pour effectuer des prestations de services au moyen d’un détachement de travailleurs ressortissants d’un État tiers.

33
En effet, cette exigence est, ainsi que le relève à juste titre la Commission, de nature à compliquer considérablement le détachement de travailleurs d’un État tiers sur le territoire luxembourgeois aux fins d’une prestation de services dans les secteurs où, en raison des spécificités de l’activité en cause, il est fréquemment recouru à des contrats de courte durée ou à prestation définie. Il convient d’observer, à cet égard, que, d’après les indications fournies par le gouvernement luxembourgeois, la réglementation nationale sur le contrat de travail autorise le recours, pour certains types de tâches, à des contrats de cette nature pour l’engagement de travailleurs communautaires.

34
Comme le souligne M. l’avocat général au point 52 de ses conclusions, l’exigence en cause affecte en outre la situation des entreprises nouvellement créées qui souhaiteraient effectuer une prestation de services au Luxembourg en employant des travailleurs d’un État tiers.

35
Par ailleurs, elle ne tient pas compte des mesures sociales auxquelles l’entreprise qui entend procéder au détachement est soumise dans l’État d’origine, notamment en matière de conditions de travail et de rémunération, en vertu du droit de l’État membre en question ou d’un éventuel accord de coopération conclu entre la Communauté européenne et l’État tiers concerné, et dont l’application est de nature à exclure des risques appréciables d’exploitation des travailleurs et d’altération de la concurrence entre les entreprises (voir arrêt Vander Elst, précité, point 25).

36
Il convient donc de considérer que les exigences posées par le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 ne constituent pas des moyens appropriés pour poursuivre l’objectif de protection des travailleurs.

37
En second lieu, ainsi que le gouvernement luxembourgeois l’indique expressément à propos de l’exigence visée aux points 32 à 35 du présent arrêt, le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 entend éviter que le marché national de l’emploi soit perturbé par un afflux de travailleurs ressortissants d’États tiers.

38
À cet égard, il convient de rappeler que, si le souci d’éviter des perturbations sur le marché de l’emploi constitue, certes, une raison impérieuse d’intérêt général (voir, en ce sens, arrêt du 27 mars 1990, Rush Portuguesa, C‑113/89, Rec. p. I‑1417, point 13), les travailleurs employés par une entreprise établie dans un État membre et qui sont détachés dans un autre État membre en vue d’y effectuer une prestation de services ne prétendent cependant pas accéder au marché de l’emploi de ce second État, dès lors qu’ils retournent dans leur pays d’origine ou de résidence après l’accomplissement de leur mission (voir arrêts précités Rush Portuguesa, point 15 ; Vander Elst, point 21, et Finalarte e.a., point 22).

39
Il a toutefois déjà été jugé qu’un État membre peut vérifier que l’entreprise établie dans un autre État membre, qui détache sur son territoire des travailleurs d’un État tiers, ne se sert pas de la liberté de prestation des services dans un but autre que l’accomplissement de la prestation concernée, par exemple celui de faire venir son personnel aux fins de placement ou de mise à la disposition de travailleurs (voir arrêt Rush Portuguesa, précité, point 17).

40
De tels contrôles doivent cependant respecter les limites que pose le droit communautaire, et notamment celles découlant de la liberté de prestation des services, qui ne peut être rendue illusoire et dont l’exercice ne peut être soumis à la discrétion de l’administration (arrêt Rush Portuguesa, précité, point 17).

41
Or, en l’espèce, ainsi qu’il a été relevé au point 30 du présent arrêt, la nécessité d’obtenir une autorisation de travail est, en raison des formalités et des délais de procédure qu’elle implique, de nature à priver d’intérêt la libre prestation des services sur le territoire luxembourgeois au moyen de travailleurs détachés ressortissants d’un État tiers.

42
De plus, ainsi que le relève la Commission, en disposant que l’examen des demandes de permis individuels de travail doit se faire à la lumière de la situation du marché de l’emploi et qu’une autorisation de travail collective ne peut être délivrée que dans des cas exceptionnels, le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 a pour effet de soumettre à la discrétion de l’administration locale la possibilité de détacher sur le territoire luxembourgeois des travailleurs ressortissants d’un État tiers aux fins d’une prestation de services.

43
Contrairement aux allégations du gouvernement luxembourgeois, des considérations liées à la priorité d’emploi des ressortissants communautaires sont dénuées de pertinence en ce qui concerne des travailleurs qu’il est envisagé de détacher dans le cadre d’une prestation de services et qui n’ont donc pas vocation à accéder au marché de l’emploi de l’État membre d’accueil. Quant au fait, allégué par le même gouvernement, que les décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel, il conforte l’analyse selon laquelle l’obtention de l’autorisation de travail requise peut être source de retards préjudiciables pour le prestataire de services.

44
Quant à l’exigence, dans le cas d’une demande d’autorisation de travail collective, de contrats de travail à durée indéterminée liant les travailleurs concernés à leur entreprise d’origine depuis au moins six mois, il a déjà été relevé, aux points 33 et 34 du présent arrêt, qu’elle est propre à compliquer considérablement l’accomplissement, par des entreprises relevant d’un secteur caractérisé par un recours fréquent à des contrats de courte durée ou à prestation définie, ou par des entreprises nouvellement créées, de prestations de services sur le territoire luxembourgeois au moyen de travailleurs détachés ressortissants d’un État tiers.

45
En outre, cette exigence est disproportionnée au regard de l’objectif consistant à s’assurer du retour des travailleurs dans l’État membre d’origine au terme de leur détachement.

46
En effet, l’obligation faite à une entreprise prestataire de services de fournir aux autorités locales les indications attestant que les travailleurs concernés sont en situation régulière, notamment en termes de résidence, d’autorisation de travail et de couverture sociale, dans l’État membre où cette entreprise les emploie, offrirait auxdites autorités, de manière moins restrictive et aussi efficace que les exigences en cause, des garanties quant à la régularité de la situation de ces travailleurs et au fait que ceux-ci exercent leur activité principale dans l’État membre où est établie l’entreprise prestataire de services. Combinées aux informations fournies par cette entreprise au sujet de la période prévue du détachement (voir le point 31 du présent arrêt), lesdites indications permettraient aux autorités luxembourgeoises de prendre, le cas échéant, les mesures qui s’imposent au terme de cette période.

47
À cet égard, l’obligation de fournir, aux fins de l’obtention d’une autorisation de travail, une garantie bancaire destinée à couvrir les frais de rapatriement éventuels d’un travailleur au terme de son détachement constitue pour les entreprises prestataires de services une charge excessive au regard de l’objectif visé. Ainsi que le relève M. l’avocat général au point 56 de ses conclusions, des mesures plus respectueuses de la libre prestation de services que cette obligation générale de garantie préalable, telles qu’une injonction de payer les frais effectivement occasionnés par une éventuelle mesure de rapatriement, sont en effet parfaitement concevables.

48
Il y a donc lieu de considérer que les exigences posées par le règlement grand-ducal du 12 mai 1972 sont inappropriées pour poursuivre l’objectif de prévenir une déstabilisation du marché local de l’emploi.

49
Au vu de ce qui précède, les griefs formulés par la Commission à l’égard du règlement grand-ducal du 12 mai 1972 s’avèrent fondés.

50
Il y a dès lors lieu de constater que, en imposant aux prestataires de services établis dans un autre État membre, qui souhaitent détacher sur son territoire des travailleurs ressortissants d’un État tiers, une exigence de permis individuels de travail dont la délivrance est subordonnée à des considérations liées au marché de l’emploi ou une exigence d’autorisation de travail collective qui n’est accordée que dans des cas exceptionnels et pour autant que les travailleurs concernés soient liés depuis six mois au moins avant le début de leur détachement à leur entreprise d’origine par des contrats de travail à durée indéterminée, et en imposant à ces prestataires de services l’obligation de fournir une garantie bancaire, le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE.

Sur les dépens

51
Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du grand-duché de Luxembourg et ce dernier ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête :

1)
En imposant aux prestataires de services établis dans un autre État membre, qui souhaitent détacher sur son territoire des travailleurs ressortissants d’un État tiers, une exigence de permis individuels de travail dont la délivrance est subordonnée à des considérations liées au marché de l’emploi ou une exigence d’autorisation de travail collective qui n’est accordée que dans des cas exceptionnels et pour autant que les travailleurs concernés soient liés depuis six mois au moins avant le début de leur détachement à leur entreprise d’origine par des contrats de travail à durée indéterminée, et en imposant à ces prestataires de services l’obligation de fournir une garantie bancaire, le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE.

2)
Le grand-duché de Luxembourg est condamné aux dépens.