Obligation de vérification par donneur d’ordre - décision QPC

Décision n° 2015-517 QPC

du 22 janvier 2016

(Fédération des promoteurs
immobiliers)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 23 octobre 2015 parle
Conseil d’État (décision n° 389745 dumême jour), dans les conditions
’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de
constitutionnalité posée pour la Fédération des promoteurs immobiliers, par
la SPC Célice Blancpain Soltner Texidor, avocat au Conseil d’État et à la
Cour de cassation,relative à la conformité aux droits et libertés que la
Constitution garantit de l’article L. 4231-1 du code du travail, enregistrée
2015-517 QPC.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée
 ;

Vu le code pénal ;

Vule code du travail ;

Vu la loi n° 73-548 du 27 juin 1973 relative à l’hébergement
collectif ;

Vu 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la
concurrence déloyale ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant
le Conseil constitutionnel pour les questions pri
constitutionnalité ;

Vu les observations produites par le Premier ministre,
enregistrées le 16 novembre 2015 ;

2

Vu les pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la lettre du 22 décembre 2015 par laquelle le Conseil
constitutionnel a soumis aux parties un grief susceptible d’être relevé
d’office ;

Me Frédéric Blancpain pour le requérant et M. Xavier Pottier,
désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique
du 12 janvier 2016 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 4231-1 du code du
travail dans sa rédaction issue de la loi du 10 juillet 2014 susvisée : « Tout
maître d’ouvrage ou tout donneur d’ordre, informé par écrit, par un agent
de contrôle mentionné à l’article L. 8271-1-2 du présent code, du fait que
des salariés de son cocontractant ou d’une entreprise sous-traitante directe
ou indirecte sont soumis à des conditions d’hébergement collectif
incompatibles avec la dignité humaine, mentionnées à l’article 225-14 du
code pénal, lui enjoint aussitôt, par écrit, de faire cesser sans délai cette
situation.
« À défaut de régularisation de la situation signalée, le maître
d’ouvrage ou le donneur d’ordre est tenu de prendre à sa charge
l’hébergement collectif des salariés, dans des conditions respectant les
normes prises en application de l’article L. 4111-6 du présent code.
« Le présent article ne s’applique pas au particulier qui contracte
avec une entreprise pour son usage personnel, celui de son conjoint, de son
partenaire lié par un pacte civil de solidarité, de son concubin ou de ses
ascendants ou descendants » ;

2. Considérant que, selon l’association requérante, en imposant
au maître d’ouvrage ou au donneur d’ordre de prendre à sa charge
l’hébergement collectif des salariés de son cocontractant ou d’une
entreprise sous-traitante directe ou indirecte, lorsque ces salariés sont
soumis à des conditions d’hébergement collectif incompatibles avec la
dignité humaine, les dispositions contestées créent une rupture caractérisée
de l’égalité devant les charges publiques ; qu’en application de l’article 7
du règlement du 4 février 2010 susvisé, le Conseil constitutionnel a relevé
d’office le grief tiré de ce que les dispositions contestées porteraient
atteinte au principe de responsabilité qui découle de l’article 4 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ;

3

3. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité
porte sur le deuxième alinéa de l’article L. 4231-1 du code du travail ;

4. Considérant, d’une part, que le Préambule de la Constitution
de 1946 a réaffirmé que tout être humain, sans distinction de race, de
religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ; que la
sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme
d’asservissement et de dégradation est au nombre de ces droits et constitue
un principe à valeur constitutionnelle ;

5. Considérant qu’aux termes du dixième alinéa du Préambule
de la Constitution de 1946 : « La Nation assure à l’individu et à la famille
les conditions nécessaires à leur développement » ; qu’aux termes du
onzième alinéa de ce Préambule, la Nation « garantit à tous, notamment à
l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la
sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de
son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se
trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité
des moyens convenables d’existence » ;

6. Considérant qu’il résulte de ces principes que la possibilité
pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de
valeur constitutionnelle ;

7. Considérant, d’autre part, qu’aux termes de l’article 4 de la
Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui » ; qu’il résulte de ces dispositions qu’en principe tout fait
quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la
faute duquel il est arrivé à le réparer ; que la faculté d’agir en responsabilité
met en œuvre cette exigence constitutionnelle ;

8. Considérant, en outre, qu’aux termes du seizième alinéa de
l’article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux
« du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et
commerciales » ;

– SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE DU PRINCIPE

DE RESPONSABILITÉ :

9. Considérant qu’il résulte de l’article 4 de la Déclaration de
1789 que la loi peut prévoir l’engagement de la responsabilité d’une
personne autre que celle par la faute de laquelle le dommage est arrivé à la

4

condition que l’obligation qu’elle crée soit en rapport avec un motif
d’intérêt général ou de valeur constitutionnelle et proportionnée à cet
objectif ;

10. Considérant qu’il ressort des dispositions contestées que,
lorsque le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre a été informé par écrit
par l’autorité administrative du fait que des salariés de son cocontractant ou
d’une entreprise sous-traitante directe ou indirecte sont soumis à des
conditions d’hébergement collectif incompatibles avec la dignité humaine,
à défaut de régularisation par le cocontractant ou l’entreprise sous-traitante,
le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre est tenu de prendre à sa charge
l’hébergement collectif de ces salariés ;qu’en adoptant les dispositions
contestées, le législateur aprincipalement entendu assurer la dignité de la
personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation
et poursuivre l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la
possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent ;

11. Considérant,en premier lieu, que la mise en œuvre de la
responsabilité du maître d’ouvrage ou du donneur d’ordre est
nécessairement subordonnée au constat par les agents de contrôle
compétents d’une infraction aux dispositions de l’article 225-14 du code
pénalimputable à l’un de ses cocontractants ou d’une entreprise sous-
traitante directe ou indirecte ; que les salariés victimes de cette infraction et
restant soumis à des conditions d’hébergement indignes sont employés à
l’exécution d’un contrat visant à la production de biens ou à la fourniture
de services pour le compte du donneur d’ordre et destinés au maître
d’ouvrage ;

12. Considérant, en deuxième lieu, que l’agent de contrôle qui a
constaté l’infraction notifie cette situation au maître d’ouvrage ou au
donneur d’ordre, en désignant les salariés victimes, le cocontractant ou
l’entreprise sous-traitante en cause et en décrivant les conditions
d’hébergement estimées incompatibles avec la dignité humaine, en lui
impartissant de les faire cesser dans un délai compatible avec la situation
d’urgence constatée ; que le destinataire de la notification peut contester
l’engagement de sa responsabilité devant la juridiction compétente ; qu’il a
la faculté d’agir auprès de son cocontractant ou de l’entreprise sous-
traitante, par les moyens contractuels dont il dispose, aux fins de
régularisation ;

13. Considérant, en troisième lieu, que les frais et préjudices
engendrés par la prise en charge de l’hébergement collectif des salariés
dans des conditions conformes à la réglementation applicable, par le maître

5

d’ouvrage ou le donneur d’ordre, en raison de la défaillance de leur
cocontractant ou sous-traitant, peuvent donner lieu aux procédures de
recouvrement de droit commun à l’égard de l’entreprise débitrice de
l’obligation principale d’hébergement ;

14. Considérant,toutefois, que le principe de responsabilitéserait
méconnu si les dispositions déférées imposaient au maître d’ouvrage ou au
donneur d’ordre une obligation de prise en charge de l’hébergement
collectif des salariés autres que ceux qui sont employés à l’exécution du
contrat direct ou de sous-traitance et pendant une durée excédant celle de
l’exécution dudit contrat ;

15. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, sous les

réserves énoncées aux considérants 11 e1t4, l’obligation de prise en charge

de l’hébergement collectif, par le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre,

de salariés soumispar leur cocontractant ou sous-traitant direct ou indirect

àune situation incompatible avec la dignité humaine, qui est en relation

avec l’objectif de satisfaire les exigences constitutionnelles précitées, n’est

pas manifestement disproportionnée à la réalisation de cet objectif ; que le

grief tiré de la méconnaissance du principe de responsabilité doit être

écarté ;

– SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE DU PRINCIPE

D’ÉGALITÉ DEVANT LES CHARGES PUBLIQUES :

16. Considérant que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que

le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce

qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans

l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui enrésulte soit en rapport

direct avec l’objet de la loi qui l’établit ; que si le principe d’égalité devant

les charges publiques, qui résulte de l’article13 de la Déclaration de 1789,

n’interdit pas au législateur de mettre à la charge de certaines catégories de

personnes des charges particulières en vue d’améliorer les conditions de vie

d’autres catégories de personnes, il ne doit pas en résulter de rupture

caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ;

17. Considérant qu’indépendamment de la mise en œuvre par

l’administration des pouvoirs d’injonction, de fermeture des lieux

d’hébergement collectif qui ne satisfont pas aux prescriptions légales ou

réglementaires applicables et de relogement des occupants par voie de

réquisition en application de la loi du 27 juin 1973 susvisée, l’obligation

pour le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre de prendre en charge

6

l’hébergement collectif des salariés soumis par son cocontractant ou par

une entreprise sous-traitante à des conditions d’hébergement collectif

incompatibles avec la dignité humaine, fait supporter aux personnes tenues

à cette obligation une charge particulière ; que cette charge, instituée dans

le cadre de relations contractuelles directes ou indirectes, vise à améliorer

les conditions de vie des salariés exposésà un hébergement collectif

incompatible avec la dignité humaine ;

18. Considérant que, dans les conditions décrites ci-dessus et

compte tenu des réserves énoncées aux considérants 11 et 14, il ne résulte

pas de cette obligation une rupture caractérisée de l’égalité devant les

charges publiques ;

19. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sous les

réserves énoncées aux considérants 11 e1t4, ledeuxième alinéa de l’article

L. 4231-1 du code du travail, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté

que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution,

D É C I D E :

Article 1er.– Sous les réserves énoncées aux considérants 11 et 14, le
deuxième alinéa de l’article L. 4231-1 du code du travail est conformeà la
Constitution.

Article 2.– La présente décision sera publiée au Journal officiel de la
République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-
11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du
21 janvier 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,
Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy
CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST,
Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.

Rendu public 22le janvier 2016.