Etat d’accuei - dispositif de garantie de non paiement des amendes non proportionné - entrave à la libre prestation de services

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

13 novembre 2018 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 56 TFUE – Libre prestation des services – Restrictions – Services dans le marché intérieur – Directive 2006/123/CE – Droit du travail – Détachement de travailleurs en vue d’effectuer des travaux de construction – Déclaration des travailleurs – Conservation et traduction des fiches de paie – Suspension des paiements – Versement d’une caution par le destinataire de services – Garantie d’une éventuelle amende imposée au prestataire de services »

Dans l’affaire C‑33/17,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Bezirksgericht Bleiburg/Okrajno Sodišče Pliberk (tribunal de district de Bleiburg, Autriche), par décision du 17 janvier 2017, parvenue à la Cour le 23 janvier 2017, dans la procédure

Čepelnik d.o.o.

contre

Michael Vavti,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, Mme R. Silva de Lapuerta, vice‑présidente, MM. A. Arabadjiev, M. Vilaras, E. Regan et Mme C. Toader, présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász, L. Bay Larsen (rapporteur), M. Safjan, D. Šváby, C. G. Fernlund et C. Vajda, juges,

avocat général : M. N. Wahl,

greffier : M. M. Aleksejev, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 26 février 2018,

considérant les observations présentées :

– pour Čepelnik d.o.o., par Mes R. Grilc, R. Vouk, M. Škof et M. Ranc, Rechtsanwälten, ainsi que par Me M. Erman, odvetnica,

– pour le gouvernement autrichien, par M. G. Hesse, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek, J. Pavliš et J. Vláčil, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement français, par Mme E. de Moustier et M. R. Coesme, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement hongrois, par Mme M. M. Tátrai ainsi que par MM. M. Z. Fehér et G. Koós, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement slovène, par Mme A. Grum, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement slovaque, par Mme B. Ricziová, en qualité d’agent,

– pour la Commission européenne, par MM. M. Kellerbauer et L. Malferrari ainsi que par Mme M. Kocjan, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 8 mai 2018,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 56 TFUE et de la directive 2014/67/UE du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, relative à l’exécution de la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services et modifiant le règlement (UE) n° 1024/2012 concernant la coopération administrative par l’intermédiaire du système d’information du marché intérieur (« règlement IMI ») (JO 2014, L 159, p. 11).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Čepelnik d.o.o. à M. Michael Vavti au sujet du paiement d’une somme de 5 000 euros qu’elle réclame à ce dernier en exécution d’un contrat d’ouvrage.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Les considérants 7 et 14 de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36), sont ainsi rédigés :

« (7) La présente directive établit un cadre juridique général qui profite à une large variété de services tout en prenant en compte les particularités de chaque type d’activité ou de profession et de leur système de réglementation. [...] Il convient de prévoir une combinaison équilibrée de mesures relatives à l’harmonisation ciblée, à la coopération administrative, à la disposition sur la libre prestation des services et à l’incitation à l’élaboration de codes de conduite sur certaines questions. Ladite coordination des régimes législatifs nationaux devrait assurer un degré élevé d’intégration juridique communautaire et un haut niveau de protection des objectifs d’intérêt général, en particulier la protection des consommateurs, qui est vitale afin d’établir une confiance entre les États membres. La présente directive tient également compte d’autres objectifs d’intérêt général, y compris la protection de l’environnement, la sécurité publique et la santé publique, ainsi que de la nécessité de se conformer au droit du travail.

[...]

(14) La présente directive n’affecte pas les conditions d’emploi, y compris les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos, la durée minimale des congés payés annuels, les taux de salaire minimal, ainsi que la sécurité, la santé et l’hygiène au travail, que les États membres appliquent dans le respect du droit communautaire ; elle n’affecte pas non plus les relations entre partenaires sociaux, y compris le droit de négocier et de conclure des conventions collectives, le droit de grève et le droit de mener des actions syndicales conformément aux législations et aux pratiques nationales respectant le droit communautaire. La présente directive ne s’applique pas aux services fournis par les agences de travail intérimaire. La présente directive n’affecte pas la législation des États membres en matière de sécurité sociale. »

4 L’article 1er, paragraphe 6, de cette directive dispose :

« La présente directive ne s’applique pas au droit du travail, à savoir les dispositions légales ou contractuelles concernant les conditions d’emploi, les conditions de travail, y compris la santé et la sécurité au travail, et les relations entre les employeurs et les travailleurs, que les États membres appliquent conformément à leur législation nationale respectant le droit communautaire. Elle n’affecte pas non plus la législation des États membres en matière de sécurité sociale. »

Le droit autrichien

5 L’article 7b de l’Arbeitsvertragsrechts-Anpassungsgesetz (loi portant adaptation de la législation en matière de contrats de travail, BGBl., 459/1993), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après l’« AVRAG »), prévoit, à ses paragraphes 3 et 8 :

« 3. Les employeurs au sens du paragraphe 1 doivent déclarer l’emploi de travailleurs qui sont mis à disposition en Autriche afin d’y effectuer un travail au plus tard une semaine avant le début du travail en cause auprès de l’office central pour le contrôle de l’emploi illégal [...]

[...]

8. Quiconque, en tant qu’employeur au sens du paragraphe 1

1. n’effectue pas, n’effectue pas à temps ou de manière complète, en violation du paragraphe 3, la déclaration ou la déclaration relative aux modifications a posteriori (déclaration de modification) [...]

[...]

commet une infraction administrative et doit être frappé par l’autorité administrative régionale pour chaque travailleur concerné d’une amende [...] »

6 L’article 7i, paragraphe 4, de l’AVRAG est rédigé comme suit :

« Quiconque

1. en tant qu’employeur au sens des articles 7, 7a, paragraphe 1, ou 7b, paragraphes 1 et 9, ne tient pas à disposition la documentation salariale en violation de l’article 7d

[...]

commet une infraction administrative et doit être frappé par l’autorité administrative régionale pour chaque employé concerné d’une amende [...] »

7 L’article 7m de l’AVRAG prévoit :

« 1. En cas de soupçon raisonnable d’une infraction administrative au titre des articles 7b, paragraphe 8, 7i ou 7k, paragraphe 4, et dans l’hypothèse où en raison de certaines circonstances il y a lieu de supposer que les poursuites ou l’exécution des sanctions seront impossibles ou substantiellement plus difficiles pour des motifs tenant à la personne de l’employeur (contractant) ou de la société de mise à disposition de main-d’œuvre, les organes des autorités fiscales en combinaison avec les enquêtes au titre de l’article 7f ainsi que la caisse des congés payés et des licenciements pour les ouvriers du bâtiment peuvent imposer par écrit au maître d’ouvrage, en cas de mise à disposition de main-d’œuvre, à l’employeur, de ne pas verser le prix de l’ouvrage encore dû ou la rémunération de la mise à disposition encore due ou une partie de cette somme (suspension des paiements). [...]

[...]

3. En cas de soupçon raisonnable d’une infraction administrative au titre des articles 7b, paragraphe 8, 7i ou 7k, paragraphe 4, et dans l’hypothèse où en raison de certaines circonstances il y a lieu de supposer que les poursuites ou l’exécution des sanctions seront impossibles ou substantiellement plus difficiles pour des motifs tenant à la personne de l’employeur (contractant) ou de la société de mise à disposition de main-d’œuvre, l’autorité administrative régionale peut imposer par décision au maître d’ouvrage, en cas de mise à disposition de main-d’œuvre, à l’employeur, de verser le prix de l’ouvrage encore dû ou la rémunération de la mise à disposition encore due ou une partie de cette somme en tant que caution dans un délai raisonnable. [...]

[...]

5. Le versement au titre du paragraphe 3 a pour effet pour le maître d’ouvrage ou l’employeur de le libérer de sa dette vis-à-vis du contractant ou de la société de mise à disposition de main-d’œuvre.

[...] »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

8 Čepelnik est une société à responsabilité limitée établie en Slovénie.

9 Cette société a conclu avec M. Vavti un contrat d’ouvrage portant sur la réalisation de travaux de construction dans la maison de ce dernier, située en Autriche, pour un montant total de 12 200 euros.

10 Ils sont convenus d’un acompte de 7 000 euros qui a été versé par M. Vavti.

11 Le 16 mars 2016, la Finanzpolizei/Finančna policija (police financière, Autriche) a effectué un contrôle sur le chantier et constaté, d’une part, que l’emploi de deux travailleurs détachés sur celui-ci n’avait pas été déclaré par Čepelnik auprès de l’organisme national compétent, en violation de l’article 7b, paragraphe 8, point 1, de l’AVRAG, lu en combinaison avec l’article 7b, paragraphe 3, de l’AVRAG, et, d’autre part, que cette société ne disposait pas de fiches de paie en langue allemande pour quatre travailleurs détachés, en violation de l’article 7i, paragraphe 4, point 1, de l’AVRAG, lu en combinaison avec l’article 7d, paragraphe 1, première et deuxième phrases, de l’AVRAG.

12 À la suite de ce constat, la police financière a ordonné à M. Vavti la suspension des paiements pour l’ouvrage concerné. Elle a, en outre, demandé à la Bezirkshauptmannschaft Völkermarkt/Okrajno glavarstvo Velikovec (autorité administrative du district de Völkermarkt, Autriche) d’imposer à ce dernier le versement d’une caution d’un montant équivalent au prix de l’ouvrage encore dû, soit 5 200 euros.

13 Le 17 mars 2016, l’autorité administrative du district de Völkermarkt a fait droit à cette demande et imposé à M. Vavti le paiement d’une caution de 5 200 euros, à titre de garantie pour l’éventuelle amende qui pourrait être infligée à Čepelnik dans le cadre d’une procédure ultérieure. M. Vavti n’a pas introduit de recours contre cette décision et a procédé au versement de cette caution le 20 avril 2016.

14 Par des jugements des 11 et 12 octobre 2016, Čepelnik a été condamnée à des amendes respectivement de 1 000 euros et de 8 000 euros au titre des deux infractions administratives alléguées par la police financière lors du contrôle du 16 mars 2016. Le 2 novembre 2016, Čepelnik a formé des recours contre ces jugements. Ces recours étaient pendants à la date de la décision de renvoi.

15 Après avoir achevé l’ouvrage, Čepelnik a réclamé à M. Vavti le versement d’un montant de 5 000 euros. Ce dernier n’ayant pas procédé au versement de cette somme, Čepelnik a saisi la juridiction de renvoi.

16 Devant la juridiction de renvoi, M. Vavti fait valoir que, ayant versé une caution de 5 200 euros à l’autorité administrative du district de Völkermarkt, il n’était plus redevable d’une telle somme à l’égard de Čepelnik. En effet, conformément à la réglementation autrichienne applicable, le versement de cette caution aurait eu un effet libératoire.

17 C’est dans ce contexte que le Bezirksgericht Bleiburg/Okrajno Sodišče Pliberk (tribunal de district de Bleiburg, Autriche) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 56 TFUE et la directive [2014/67] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent à un État membre d’imposer à un maître d’ouvrage de cet État une suspension des paiements et le versement d’une caution d’un montant équivalent au montant de l’ouvrage restant à payer lorsque la suspension des paiements et le versement de la caution servent uniquement à garantir une éventuelle amende qui dans le cadre d’une procédure distincte devrait être imposée à un prestataire de services ayant son siège dans un autre État membre ?

2) En cas de réponse négative à cette question :

a) L’article 56 TFUE et la directive [2014/67] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent à un État membre d’imposer à un maître d’ouvrage de cet État une suspension des paiements et le versement d’une caution d’un montant équivalent au montant de l’ouvrage restant à payer lorsque le prestataire de services ayant son siège dans un autre État membre et auquel une amende devrait être imposée ne dispose pas de recours contre la décision imposant la caution et que le recours du maître d’ouvrage contre cette décision n’a pas d’effet suspensif ?

b) L’article 56 TFUE et la directive [2014/67] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent à un État membre d’imposer à un maître d’ouvrage de cet État une suspension des paiements et le versement d’une caution d’un montant équivalent au montant de l’ouvrage restant à payer au seul motif que le prestataire de services est établi dans un autre État membre ?

c) L’article 56 TFUE et la directive [2014/67] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent à un État membre d’imposer à un maître d’ouvrage de cet État une suspension des paiements et le versement d’une caution d’un montant équivalent au montant de l’ouvrage restant à payer alors que ce montant n’est pas encore dû et que le montant définitif n’est pas encore établi en raison de l’existence de demandes reconventionnelles et de droits de rétention ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la recevabilité

18 Le gouvernement autrichien soutient, à titre liminaire, que la demande de décision préjudicielle est irrecevable au motif qu’une réponse de la Cour aux questions préjudicielles ne serait pas nécessaire pour que la juridiction de renvoi puisse rendre son jugement dans l’affaire au principal.

19 Il fait valoir, à cet égard, que les questions préjudicielles concernent une procédure administrative dans le cadre de laquelle sont imposés au maître d’un ouvrage la suspension des paiements et le versement d’une caution, alors que la juridiction de renvoi est uniquement saisie de l’action civile concernant le prix de l’ouvrage encore dû à la suite du paiement d’une telle caution. Or, dans le cadre de cette dernière procédure, la juridiction de renvoi devrait se limiter à tenir compte de l’effet libératoire pour le maître d’ouvrage concerné du paiement de la caution qui lui a été imposée, sans pouvoir modifier ou annuler la décision relative à l’imposition de cette caution. Une telle décision pourrait uniquement être contestée dans le cadre d’une procédure administrative distincte.

20 À cet égard, il convient de rappeler que, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 5 juin 2018, Wirtschaftsakademie Schleswig-Holstein, C‑210/16, EU:C:2018:388, point 47 et jurisprudence citée).

21 Il s’ensuit que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 6 septembre 2016, Petruhhin, C‑182/15, EU:C:2016:630, point 20 et jurisprudence citée).

22 En l’espèce, il ressort de la décision de renvoi que le litige au principal est étroitement lié aux effets des mesures qui font l’objet des questions préjudicielles, en ce que la réponse à la question de la compatibilité de ces mesures avec le droit de l’Union pourrait avoir une incidence sur l’issue de ce litige. En effet, la juridiction de renvoi expose que M. Vavti a motivé son refus, à l’origine dudit litige, de payer à Čepelnik la somme de 5 000 euros correspondant au montant de l’ouvrage concerné restant dû, par le fait que, en vertu de l’article 7m, paragraphe 5, de l’AVRAG, le versement de la caution de 5 200 euros qui lui avait été imposé sur le fondement de l’article 7m, paragraphe 3, de cette même loi avait eu pour effet de le libérer de sa dette à l’égard de Čepelnik.

23 Dans ces conditions, il ne saurait être considéré que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union est sans rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal.

24 En outre, dès lors que l’argumentation du gouvernement autrichien relative à l’irrecevabilité de la demande préjudicielle est en partie fondée sur le fait que le droit national n’autoriserait pas la juridiction de renvoi à prendre, dans le cadre du litige au principal, une décision relative aux amendes infligées à Čepelnik, il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où, dans le cadre d’une procédure visée à l’article 267 TFUE, l’interprétation du droit national relève exclusivement de cette juridiction (arrêt du 16 juin 2015, Gauweiler e.a., C‑62/14, EU:C:2015:400, point 28), cette argumentation ne saurait suffire à renverser la présomption de pertinence évoquée au point 21 du présent arrêt.

25 Il découle de ce qui précède que la demande de décision préjudicielle est recevable.

Sur le fond

26 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 56 TFUE et la directive 2014/67 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, selon laquelle les autorités compétentes peuvent imposer à un maître d’ouvrage établi dans cet État membre de suspendre les paiements à son cocontractant établi dans un autre État membre, voire de verser une caution d’un montant équivalent au prix de l’ouvrage restant à payer, afin de garantir le paiement de l’éventuelle amende qui pourrait être infligée à ce cocontractant en cas d’infraction avérée au droit du travail du premier État membre.

Observations liminaires

27 Il convient de relever d’emblée que, comme l’a mis en exergue M. l’avocat général au point 41 de ses conclusions, il peut être déduit des observations soumises à la Cour que la directive 2014/67, dont le délai de transposition a expiré, conformément à son article 23, le 18 juin 2016, a été transposée en droit autrichien par une loi adoptée au mois de juin 2016, laquelle est entrée en vigueur le 1er janvier 2017. Or, les faits en cause au principal s’étant déroulés au mois de mars 2016, la directive 2014/67 n’est pas applicable à ceux-ci et il n’y a dès lors pas lieu de répondre aux questions préjudicielles pour autant qu’elles se réfèrent à cette directive (voir, par analogie, arrêt du 3 décembre 2014, De Clercq e.a., C‑315/13, EU:C:2014:2408, points 49 à 51).

28 Par ailleurs, plusieurs intéressés ayant déposé des observations devant la Cour ont soutenu que celle-ci devrait également fonder sa réponse aux questions préjudicielles sur la directive 2006/123.

29 À cet égard, il y a lieu de relever que, selon l’article 1er, paragraphe 6, de cette directive, celle-ci « ne s’applique pas au droit du travail ».

30 Aux termes de cette même disposition, la notion de « droit du travail », au sens de ladite directive, couvre les dispositions légales ou contractuelles concernant les conditions d’emploi, les conditions de travail, y compris la santé et la sécurité au travail, et les relations entre les employeurs et les travailleurs, que les États membres appliquent conformément à leur législation nationale respectant le droit de l’Union.

31 L’article 1er, paragraphe 6, de la directive 2006/123, lu à la lumière du considérant 14 de cette directive, définit ainsi la notion de « droit du travail » de manière large.

32 Cette disposition n’établit aucune distinction entre, d’une part, les règles de fond en matière de droit du travail et, d’autre part, les règles relatives aux mesures prévues aux fins de garantir le respect de ces règles de fond et celles visant à garantir l’effectivité des sanctions infligées en cas de non-respect de ces règles.

33 Il convient également de relever que, ainsi qu’il ressort du considérant 7 de cette directive, en adoptant celle-ci, le législateur de l’Union a entendu assurer le respect d’un équilibre entre, d’une part, l’objectif d’éliminer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires ainsi qu’à la libre circulation des services et, d’autre part, l’exigence d’assurer un haut niveau de protection des objectifs d’intérêt général, notamment la nécessité de se conformer au droit du travail (voir, par analogie, arrêt du 11 juillet 2013, Femarbel, C‑57/12, EU:C:2013:517, point 39).

34 Or, l’établissement, par une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, de mesures dissuasives aux fins de garantir le respect de règles de fond en matière de droit du travail et de règles visant à assurer l’effectivité des sanctions infligées en cas de non-respect de ces règles de fond contribue à assurer un haut niveau de protection de l’objectif d’intérêt général que constitue la nécessité de se conformer au droit du travail.

35 Il s’ensuit que la notion de « droit du travail », au sens de l’article 1er, paragraphe 6, de la directive 2006/123, englobe une telle réglementation nationale.

36 Au vu de ce qui précède, il y a lieu de conclure que la directive 2006/123 n’est pas applicable à des mesures telles que celles prévues par la réglementation nationale en cause au principal, étant toutefois précisé que, aux termes mêmes de son article 1er, paragraphe 6, cette conclusion ne dispense pas de vérifier si une telle réglementation est conforme au droit de l’Union, en particulier à l’article 56 TFUE, visé par les questions posées par la juridiction de renvoi.

Sur la restriction à la libre prestation des services

37 Il convient d’emblée de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, doivent être considérées comme des restrictions à la libre prestation des services toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté (arrêt du 4 mai 2017, Vanderborght, C‑339/15, EU:C:2017:335, point 61 et jurisprudence citée).

38 En outre, selon une jurisprudence constante, l’article 56 TFUE confère des droits non seulement au prestataire de services lui-même, mais également au destinataire desdits services (arrêts du 18 octobre 2012, X, C‑498/10, EU:C:2012:635, point 23, ainsi que du 3 décembre 2014, De Clercq e.a., C‑315/13, EU:C:2014:2408, point 52).

39 Or, force est de constater que des mesures, telles que celles en cause au principal, qui imposent à un maître d’ouvrage la suspension des paiements dus à son cocontractant et le versement d’une caution d’un montant équivalent au prix de l’ouvrage encore dû en cas de soupçon raisonnable d’une infraction administrative du prestataire de services à la législation nationale en matière de droit du travail sont susceptibles de dissuader tant les maîtres d’ouvrage de l’État membre concerné de recourir à des prestataires de services établis dans un autre État membre que ces derniers de proposer leurs services aux premiers.

40 En effet, comme l’a relevé M. l’avocat général aux points 37 et 38 de ses conclusions, de telles mesures sont notamment susceptibles, d’une part, d’anticiper le moment où le destinataire de services concerné est tenu de verser le montant de l’ouvrage encore dû et de le priver ainsi de la possibilité de conserver, comme le prévoit normalement la réglementation nationale applicable, une partie de ce montant en guise de compensation en cas de mauvaise réalisation ou de réalisation tardive des travaux. D’autre part, ces mêmes mesures sont de nature à priver les prestataires de services établis dans d’autres États membres du droit de réclamer à leurs clients autrichiens le paiement du montant de l’ouvrage concerné restant dû et les exposent ainsi à un risque de retard de paiements.

41 Par conséquent, des mesures telles que celles prévues par la réglementation nationale en cause au principal doivent être considérées comme emportant une restriction à la libre prestation des services.

Sur la justification de la restriction à la libre prestation des services

42 Il résulte d’une jurisprudence de la Cour bien établie que les mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité FUE peuvent néanmoins être admises dès lors qu’elles répondent à des raisons impérieuses d’intérêt général, qu’elles sont propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et qu’elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 18 mai 2017, Lahorgue, C‑99/16, EU:C:2017:391, point 31 et jurisprudence citée).

43 En l’occurrence, le gouvernement autrichien considère que la restriction à la libre prestation des services en cause au principal est justifiée par les objectifs de protection sociale des travailleurs ainsi que de lutte contre la fraude, notamment sociale, et de prévention des abus.

44 Il y a lieu de relever, à cet égard, que la protection sociale des travailleurs ainsi que la lutte contre la fraude, notamment sociale, et la prévention des abus sont des objectifs figurant au nombre des raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction à la libre prestation des services (voir, en ce sens, arrêts du 19 décembre 2012, Commission/Belgique, C‑577/10, EU:C:2012:814, point 45, ainsi que du 3 décembre 2014, De Clercq e.a., C‑315/13, EU:C:2014:2408, point 65 et jurisprudence citée).

45 Des mesures telles que celles prévues par la réglementation nationale en cause au principal, qui visent, notamment, à assurer l’effectivité des sanctions qui pourraient être infligées au prestataire de services en cas d’infraction à la législation sur le droit du travail, peuvent être considérées comme étant aptes à garantir la réalisation de tels objectifs.

46 S’agissant de la proportionnalité d’une telle réglementation au regard de ces objectifs, il convient, tout d’abord, de relever que celle-ci prévoit la possibilité pour les autorités compétentes d’imposer au maître d’ouvrage la suspension de ses paiements au prestataire de services ainsi que le versement d’une caution à concurrence du montant de l’ouvrage restant à payer sur la base de l’existence d’un « soupçon raisonnable d’une infraction administrative » à la législation nationale en matière de droit du travail. Cette réglementation permet donc l’adoption de telles mesures avant même qu’ait été constatée par l’autorité compétente une infraction administrative qui serait révélatrice d’une fraude, notamment sociale, d’un abus ou d’une pratique de nature à porter atteinte à la protection des travailleurs.

47 Ensuite, cette même réglementation ne prévoit pas que le prestataire de services à l’égard duquel pèse un tel soupçon raisonnable puisse, avant l’adoption desdites mesures, faire valoir ses observations sur les faits qui lui sont reprochés.

48 Enfin, il importe de relever que le montant de la caution susceptible d’être imposée au destinataire des services concerné correspond, en vertu de la réglementation nationale en cause au principal, au montant de l’ouvrage restant dû au moment de l’adoption de cette mesure. Le montant de cette caution pouvant ainsi être fixé par les autorités compétentes sans tenir compte d’éventuels défauts de construction ou d’autres manquements du prestataire de services dans l’exécution du contrat d’ouvrage, il pourrait excéder, le cas échéant de manière importante, le montant qu’aura normalement à payer le maître d’ouvrage concerné à l’issue des travaux.

49 Pour chacune des raisons exposées aux trois points précédents, une réglementation nationale telle que celle en cause au principal doit être considérée comme allant au-delà de ce qui est nécessaire pour la réalisation des objectifs de protection des travailleurs ainsi que de lutte contre la fraude, notamment sociale, et de prévention des abus.

50 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, selon laquelle les autorités compétentes peuvent imposer à un maître d’ouvrage établi dans cet État membre de suspendre les paiements à son cocontractant établi dans un autre État membre, voire de verser une caution d’un montant équivalent au prix de l’ouvrage restant à payer, afin de garantir le paiement de l’éventuelle amende qui pourrait être infligée à ce cocontractant en cas d’infraction avérée au droit du travail du premier État membre.

Sur les dépens

51 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

L’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, selon laquelle les autorités compétentes peuvent imposer à un maître d’ouvrage établi dans cet État membre de suspendre les paiements à son cocontractant établi dans un autre État membre, voire de verser une caution d’un montant équivalent au prix de l’ouvrage restant à payer, afin de garantir le paiement de l’éventuelle amende qui pourrait être infligée à ce cocontractant en cas d’infraction avérée au droit du travail du premier État membre.

Signatures