Insuffisance de la vérification de la conformité de la désignation du représentant en France par le donneur d’ordre

Conseil d’État, 1ère - 4ème chambres réunies, 24/02/2021, 431090
Conseil d’État - 1ère - 4ème chambres réunies

N° 431090
ECLI:FR:CECHR:2021:431090.20210224
Mentionné dans les tables du recueil Lebon

Lecture du mercredi 24 février 2021
Rapporteur
M. Eric Buge
Rapporteur public
Mme Marie Sirinelli
Avocat(s)
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

La société Tradi Art Construction, ayant pour nom commercial Bâtir Construction, a demandé au tribunal administratif de Melun d’annuler la décision du 13 juillet 2016 par laquelle le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi d’Ile-de-France lui a infligé deux amendes de 10 000 euros en application de l’article L. 1264-3 du code du travail, ainsi que la décision du 7 octobre 2016 rejetant son recours gracieux. Par un jugement n° 1700402 du 21 juin 2017, le tribunal administratif de Melun a rejeté cette demande.

Par un arrêt n° 17PA02719 du 26 mars 2019, la cour administrative d’appel de Paris a rejeté l’appel formé par la société Tradi Art Construction contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 27 mai et 23 août 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Tradi Art Construction demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
 le code du travail ;
 la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 ;
 le décret n° 2015-364 du 30 mars 2015 ;
 le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique :

 le rapport de M. Eric Buge, maître des requêtes en service extraordinaire,

 les conclusions de Mme A... B..., rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Tradi Art Construction ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 4 février 2021, présentée par la société Tradi Art Construction.

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Tradi Art Construction, qui exerce son activité sous le nom commercial de Bâtir Construction, a conclu avec la société portugaise Màrio et Benjamim un contrat de prestation de services impliquant le détachement, par cette dernière société, de travailleurs étrangers pour la construction d’un ensemble immobilier à Saint-Maur-des-Fossés. Les travailleurs ont été détachés sur le territoire français, pour la réalisation de ces travaux, à compter du 4 mai 2015. Au terme de deux contrôles, réalisés par l’inspection du travail les 27 mai et 11 juin 2015, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi d’Ile-de-France a prononcé à son encontre deux amendes de 10 000 euros chacune, par décision du 13 juillet 2016, sur le fondement des articles L. 1264-2 et L. 1264-3 du code du travail, pour avoir méconnu les obligations qui lui incombaient, en tant que donneur d’ordres, en vertu du décret du 30 mars 2015 relatif à la lutte contre les fraudes au détachement de travailleurs et à la lutte contre le travail illégal. Par jugement du 21 juin 2017, le tribunal administratif de Melun a rejeté la demande de la société Tradi Art Construction tendant à l’annulation de ces sanctions et du rejet de son recours gracieux. Cette société se pourvoit en cassation contre l’arrêt par lequel la cour administrative d’appel de Paris a rejeté son appel contre ce jugement.

2. L’article L. 1262-1 du code du travail permet dans certaines conditions à un employeur établi hors de France de détacher temporairement des salariés sur le territoire national, notamment dans le cas, prévu à son 1°, où le détachement est réalisé pour le compte de l’employeur et sous sa direction, dans le cadre d’un contrat conclu entre celui-ci et le destinataire de la prestation établi ou exerçant en France. Aux termes de l’article L. 1262-2-1 du même code, dans sa rédaction applicable au litige, issue de la loi du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale : " I. L’employeur qui détache un ou plusieurs salariés, dans les conditions prévues aux articles L. 1262-1 et L. 1262-2, adresse une déclaration, préalablement au détachement, à l’inspection du travail du lieu où débute la prestation. / II. L’employeur mentionné au I du présent article désigne un représentant de l’entreprise sur le territoire national, chargé d’assurer la liaison avec les agents mentionnés à l’article L. 8271-1-2 pendant la durée de la prestation. ", c’est-à-dire avec les agents de contrôle compétents pour rechercher et constater les infractions constitutives de travail illégal. Aux termes de l’article L. 1262-4-1 de ce code, dans sa rédaction alors applicable : " Le donneur d’ordre ou le maître d’ouvrage qui contracte avec un prestataire de services qui détache des salariés, dans les conditions mentionnées aux articles L. 1262-1 et L. 1262-2, vérifie auprès de ce dernier, avant le début du détachement, qu’il s’est acquitté des obligations mentionnées aux I et II de l’article L. 1262-2-1. " Enfin, l’article L. 1262-5 du même code prévoit qu’" un décret en Conseil d’Etat détermine : /(...) 2° Les conditions dans lesquelles des formalités déclaratives sont exigées des prestataires étrangers ;/ 4° Les modalités de désignation et les attributions du représentant mentionné au II de l’article L. 1262-2-1 ;/ 5° Les modalités selon lesquelles sont effectuées les vérifications prévues à l’article L. 1262-4-1(...) ".

3. Le décret du 30 mars 2015, pris pour l’application de ces dispositions, précise l’ensemble des obligations ainsi mises à la charge des employeurs de travailleurs détachés et des donneurs d’ordres ou maîtres d’ouvrage. Par une décision du 8 juillet 2016, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a annulé ce décret en tant seulement qu’il n’avait pas différé son entrée en vigueur d’un mois, délai nécessaire à l’application des obligations nouvelles de vigilance et de vérification mises à la charge des maîtres d’ouvrages et donneurs d’ordre par la loi du 10 juillet 2014, ce qui a eu pour effet de reporter au 1er mai 2015 cette entrée en vigueur.

4. L’article R. 1263-3 du code du travail précise, dans sa rédaction issue de ce décret, les éléments que comporte la déclaration adressée par l’employeur qui détache un ou plusieurs salariés dans le cadre d’un contrat conclu avec le destinataire de la prestation établi ou exerçant en France, parmi lesquels la date du début et la date de fin prévisible de la prestation ainsi que les nom, prénoms, date et lieu de naissance, adresse de résidence habituelle et nationalité de chacun des salariés détachés. Aux termes de l’article R. 1263-5 du code du travail, dans sa rédaction issue du même décret : " La déclaration de détachement prévue aux articles R. 1263-3 et R. 1263-4, dont le modèle est fixé par arrêté du ministre chargé du travail, est accomplie en langue française avant le début du détachement, par tout moyen lui conférant une date certaine. / Elle se substitue à l’ensemble des obligations de déclaration prévues par le présent code, hormis celles prévues au présent chapitre. ". Aux termes de l’article R. 1263-2-1 du même chapitre du même code, dans sa rédaction issue du même décret : " Le représentant de l’entreprise sur le territoire national mentionné au II de l’article L. 1262-2-1 accomplit au nom de l’employeur les obligations qui lui incombent en application de l’article R. 1263-1. / La désignation de ce représentant est effectuée par écrit par l’employeur. Elle comporte les nom, prénoms, date et lieu de naissance, adresse électronique et postale en France, le cas échéant la raison sociale, ainsi que les coordonnées téléphoniques du représentant. Elle indique l’acceptation par l’intéressé de sa désignation ainsi que la date d’effet et la durée de la désignation, qui ne peut excéder la période de détachement (...) ". Et aux termes de l’article R. 1263-12 du même code, dans sa rédaction issue du même décret : " Le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre qui contracte avec un employeur établi hors de France demande à son cocontractant, avant le début de chaque détachement d’un ou de plusieurs salariés, les documents suivants : / a) Une copie de la déclaration de détachement transmise à l’unité départementale de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation du travail et de l’emploi, conformément aux dispositions des articles R. 1263-4-1 et R. 1263-6-1 ; / b) Une copie du document désignant le représentant mentionné à l’article R. 1263-2-1. / Le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre est réputé avoir procédé aux vérifications mentionnées à l’article L. 1262-4-1 dès lors qu’il s’est fait remettre ces documents. "

5. En premier lieu, il résulte des dispositions citées au point 2 que les obligations déclaratives incombant à l’employeur établi hors de France qui détache temporairement des salariés sur le territoire national et les obligations de vérification imparties au donneur d’ordre ou maître d’ouvrage qui contracte avec cet employeur sont un préalable à l’intervention du détachement de ces salariés, dans un objectif de protection des travailleurs détachés et de lutte contre la fraude. Elles sont en conséquence attachées, non à la conclusion du contrat de prestation de services, mais au détachement effectif des salariés, de sorte qu’elles étaient applicables à tout détachement réalisé à compter de l’entrée en vigueur du décret du 30 mars 2015, intervenue le 1er mai 2015, sans qu’y fasse obstacle la circonstance qu’il soit effectué au titre d’un contrat de prestation de services conclu avant cette entrée en vigueur, que la date initialement prévue pour le détachement ait été antérieure à cette entrée en vigueur ou que l’employeur ait déjà adressé à l’administration une déclaration dont le contenu ne correspondait plus aux obligations applicables à compter du 1er mai 2015, sans la mettre à jour après cette date. Par suite, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que, lorsque le détachement effectif des travailleurs sur le sol français a débuté le 4 mai 2015, les obligations nouvelles résultant du décret du 30 mars 2015 étaient applicables à la société Màrio et Benjamim et à la société Tradi Art Construction, alors même qu’elle avait relevé que les informations exigées par la réglementation antérieure avaient été adressées aux services de l’Etat par l’entreprise portugaise par une déclaration datée du 19 mars 2015 et que la date initialement prévue pour le début du détachement était celle du 23 mars 2015.

6. En second lieu, si la société Tradi Art Construction faisait valoir devant la cour que la société Màrio et Benjamim avait rempli l’ensemble du formulaire figurant en ligne sur le site du ministère du travail, lequel ne mentionnait pas l’obligation, prévue par les dispositions précitées du II de l’article L. 1262-2-1 et de l’article R. 1263-2-1 du code du travail, de désigner un représentant en France et de recueillir l’acceptation de sa désignation par la personne désignée, la cour n’a pas commis d’erreur de droit et a suffisamment motivé son arrêt en jugeant que la société Màrio et Benjamim ne pouvait être regardée comme ayant satisfait à l’obligation qui lui incombait dès lors qu’elle n’avait pas produit l’ensemble des informations exigées par ces dispositions, ce dont la société Tradi Art Construction devait s’assurer.

7. Il résulte de tout ce qui précède que la société Tradi Art Construction n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque. Ses conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu’être également rejetées.

D E C I D E :


Article 1er : Le pourvoi de la société Tradi Art Construction est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Tradi Art Construction et à la ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion.