Fraude à l’établissement

Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 15 février 2022
N° de pourvoi : 21-81.592
ECLI:FR:CCASS:2022:CR00121
Non publié au bulletin
Solution : Rejet

Audience publique du mardi 15 février 2022
Décision attaquée : Cour d’appel de Pau, du 28 janvier 2021

Président
M. Soulard (président)
Avocat(s)
SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, SCP Spinosi
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l’arrêt suivant :

N° W 21-81.592 F-D

N° 00121

MAS2
15 FÉVRIER 2022

REJET

M. SOULARD président,

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 15 FÉVRIER 2022

M. [P] [V] a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de Pau, chambre correctionnelle, en date du 28 janvier 2021, qui, pour travail dissimulé, l’a condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis, 3 000 euros d’amende, et a prononcé sur les intérêts civils.

Des mémoires, ampliatifs et en défense, et des observations complémentaires ont été produits.

Sur le rapport de M. Maziau, conseiller, les observations de la SCP Spinosi, avocat de M. [P] [V], les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de l’URSSAF Aquitaine, et les conclusions de M. Croizier, avocat général, après débats en l’audience publique du 4 janvier 2022 où étaient présents M. Soulard, président, M. Maziau, conseiller rapporteur, M. Bonnal, conseiller de la chambre, et Mme Sommier, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. La société Transports [P] [V], créée en 2006, est dirigée par M. [P] [V], en qualité de président.

3. La société Transports [P] [V] est entrée en 2011 au capital de la société de droit portugais [2], puis en a pris le contrôle en 2015 par l’intermédiaire d’une filiale, la société [P] [V] Portugal qui a acquis 100 % de son capital. La société Transports [P] [V] a progressivement transféré à la société [2] son activité de transport international de marchandises.

4. A la suite de contrôles routiers intervenus notamment les 12 septembre 2012 et 13 juin 2014, de procès-verbaux de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et d’une enquête préliminaire visant une activité de transport routier de marchandises opéré par la société [2] sur le territoire français de manière habituelle, continuelle et régulière au profit de la société Transports [P] [V], M. [V] a été cité, en 2018, à comparaître devant le tribunal correctionnel du chef de travail dissimulé par dissimulation d’activité, pour s’être soustrait à l’obligation de requérir en France l’immatriculation de la société [2] au registre du commerce et des sociétés (RCS) et n’avoir pas procédé aux déclarations devant être faites aux organismes de protection sociale ou à l’administration fiscale.

5. Par jugement du 29 juillet 2019, le tribunal correctionnel a reconnu le prévenu coupable, l’a condamné à douze mois d’emprisonnement avec sursis et 5 000 euros d’amende, a ordonné la confiscation du bois saisi le 26 octobre 2017 à [Localité 1] (Landes), déclaré recevable la constitution de partie civile de l’URSSAF Aquitaine et ordonné le renvoi à une audience ultérieure pour statuer sur les intérêts civils.

6. Le prévenu a relevé appel de cette décision. Le ministère public a interjeté appel incident.

Examen des moyens

Sur les premier et deuxième moyens, pris en ses première et troisième branches

7. Ils ne sont pas de nature à permettre l’admission du pourvoi au sens de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur les deuxième, pris en sa deuxième branche, et cinquième moyens

Enoncés des moyens

8. Le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche, critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a déclaré M. [V] coupable d’exécution d’un travail dissimulé, en 2012 et 2013, à [Localité 1] (40), et d’exécution d’un travail dissimulé, en 2014 et 2015, à [Localité 1] (40), alors :

« 2°/ que les conditions d’exercice de la profession de transporteurs routiers de marchandises au sein de l’Union européenne sont subordonnées à des conditions d’établissement, d’honorabilité professionnelle, de capacités financières et de capacités professionnelles, ainsi qu’à une inscription à un registre tenu par les autorités de l’Etat de l’entreprise, laquelle s’impose aux autres états membres, tout comme la régularité du rattachement d’un salarié conducteur international au système de sécurité sociale de son Etat d’établissement s’impose aux autorités nationales ; qu’en ignorant les licences communautaires émises par les autorités portugaises attestant de l’établissement régulier au Portugal de la société [2] et de ses activités d’entreprise dans ce pays, ainsi que de son immatriculation auprès de l’organisme du fisc et de la sécurité sociale de ce pays, où elle était enregistrée comme société commerciale de transports et comme employeur, la cour d’appel a violé le principe de confiance mutuelle, ensemble les dispositions du règlement n° 1071/2009 du 21 octobre 2009, du règlement n° 1072/2009 du 21 octobre 2009 et du règlement n° 883/2004 du 29 avril 2004. »

9. Le cinquième moyen critique l’arrêt attaqué des mêmes chefs, alors « qu’en décidant d’ignorer et d’écarter ce qui était renseigné par les termes exprès des licences communautaires délivrées aux travailleurs, qui rattachaient ces derniers et leur activité au Portugal, en jugeant, au contraire et nonobstant les termes exprès desdites licences, qu’était fictif l’exercice des activités visées par celle-ci et en retenant, en conséquence, l’existence d’une infraction de travail dissimulé par dissimulation d’activité, la cour d’appel a méconnu les principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle au sein de l’Union européenne. »

10. Le cinquième moyen, à titre subsidiaire, conclut qu’il plaise à la Cour de cassation de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de la question préjudicielle suivante : « Les principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle au sein de l’Union européenne qui s’appliquent aux licences communautaires délivrées à des travailleurs, rattachant ceux-ci à un Etat membre, s’opposent-ils à ce que, nonobstant ce rattachement exprès, le juge national répressif puisse décider, lui-même, de l’ignorer et de l’écarter, de juger fictif l’exercice de l’activité visée par une licence communautaire et de retenir, en conséquence, l’existence d’une infraction de travail dissimulé par dissimulation d’activité ? »

Réponse de la Cour

11. Les moyens sont réunis.

12. Pour déclarer le prévenu coupable, l’arrêt attaqué, qui a relevé que l’exercice normal d’une activité économique sur le territoire français est l’établissement et que tout opérateur économique, y compris lorsqu’il s’agit d’une entreprise étrangère, qui souhaite exercer et développer une activité en France doit créer un établissement, retient notamment que le prévenu a eu recours, outre au cabotage qu’il reconnaît, à d’autres opérations réalisées en France, par la société [2], laquelle n’a développé sur le territoire portugais aucune activité de transports intérieurs, ses moyens de fonctionnement étant localisés à [Localité 1].

13. Les juges précisent que la France est le lieu à partir duquel les travailleurs effectuent leurs missions, reçoivent leurs instructions et organisent leur travail ainsi que le lieu où se trouvent les outils de travail.

14. Ils ajoutent que la société portugaise a cantonné son activité au recrutement des conducteurs pour le compte de la société Transports [P] [V] et à assurer sa gestion commerciale.

15. Ils concluent que cette situation aurait dû faire l’objet d’une inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers dans le cadre de la création d’un établissement secondaire.

16. En prononçant par ces seuls motifs, la cour d’appel, qui a admis implicitement mais nécessairement la validité des licences communautaires attribuées à la société [2] en reconnaissant qu’elles sont de nature à lui permettre d’effectuer des opérations de cabotage sur le territoire de l’Union européenne, a justifié sa décision sans méconnaître les principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle.

17. En effet, il résulte des dispositions de l’article 4 du règlement (CE) n° 1072/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 établissant des règles communes pour l’accès au marché du transport international de marchandises par route que les licences communautaires sont délivrées par un État membre à tout transporteur de marchandises par route pour compte d’autrui qui est : a) établi dans ledit État membre conformément à la législation communautaire et à la législation nationale de cet État membre ; et b) habilité dans l’État membre d’établissement, conformément à la législation communautaire et à la législation nationale de cet État membre en matière d’accès à la profession de transporteur par route, à effectuer des transports internationaux de marchandises par route.

18. En outre, il résulte des dispositions de l’article 8, § 1, dudit règlement que tout transporteur de marchandises par route pour compte d’autrui qui est titulaire d’une licence communautaire et dont le conducteur, s’il est ressortissant d’un pays tiers, est muni d’une attestation de conducteur, est admis à effectuer des transports de cabotage dans des conditions strictement définies par le paragraphe 2 du même article.

19. Il s’en déduit que la délivrance de licences communautaires portugaises à la société [2] n’interdisait pas au juge français de conclure comme il l’a fait dès lors que l’activité de transport à laquelle ladite société s’est livrée en France à partir de la base de [Localité 1], eu égard à son importance et à sa fréquence, était incompatible avec les limites assignées au cabotage par le règlement n° 1072/2009 précité, ni ne caractérisait une activité de sous-traitance ou de traction, de sorte qu’elle devait se conformer aux exigences du droit d’établissement dont elle relevait à l’exclusion de la libre prestation de services, ne la dispensant pas de créer un établissement en France et de s’enregistrer au registre du commerce et des sociétés.

20. En conséquence, eu égard à la demande subsidiaire de question préjudicielle formulée par le prévenu, les conditions d’application du droit de l’Union européenne et, en particulier, des principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle apparaissant suffisamment claires et précises pour ne laisser place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre le problème soulevé, la Cour de cassation n’est pas tenue de poser, sur ce point, une telle question à la Cour de justice de l’Union européenne.

21. Les moyens ne peuvent qu’être écartés.

Sur les troisième et quatrième moyens

Enoncé des moyens

22. Le troisième moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a reçu la constitution de partie civile de l’URSSAF Aquitaine, alors « que les organismes de protection sociale ne peuvent se prévaloir d’un préjudice lorsque la validité du certificat émis par l’organisme étranger ne peut être contestée, faute de retrait du certificat ou d’établissement de la preuve d’une fraude ; qu’en recevant la constitution de partie civile de l’URSSAF sans rechercher si le Portugal avait émis des certificats E 101, devenus A 1, établissant la régularité du rattachement au système de sécurité sociale portugais, et si, le cas échéant, ces certificats pouvaient être contestés, en raison de leur retrait ou de l’établissement de la preuve d’une fraude, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 2 du code de procédure pénale. »

23. Le quatrième moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a déclaré M. [V] coupable d’exécution d’un travail dissimulé, en 2012 et 2013, à [Localité 1] (40), d’exécution d’un travail dissimulé, en 2014 et 2015, à [Localité 1] (40) et a reçu la constitution de partie civile de l’URSSAF Aquitaine, alors « qu’en l’absence de retrait du certificat ou d’établissement de la preuve d’une fraude, la validité du certificat émis par l’organisme d’un autre Etat membre de l’Union européenne ne peut être contestée ; qu’en retenant M. [V] dans les liens de la prévention du chef de travail dissimulé et en recevant la constitution de partie civile de l’URSSAF, cependant que le Portugal a émis des certificats A 1 qui établissent la régularité du rattachement au système de sécurité sociale portugais, certificats qui ne peuvent, en l’espèce, être contestés, en l’absence de retrait ou de l’établissement de la preuve d’une fraude, la cour d’appel, qui a méconnu le principe de primauté du droit de l’Union européenne, a violé les dispositions du règlement n° 1071/2009 du 21 octobre 2009, du règlement n° 1072/2009 du 21 octobre 2009 et du règlement n° 883/2004 du 29 avril 2004 et les articles L. 8221-1 du code du travail et 2 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

24. Les moyens sont réunis.

25. Le prévenu, notamment poursuivi pour n’avoir pas procédé aux déclarations aux organismes de sécurité sociale de salariés susceptibles d’être régulièrement affiliés au régime de sécurité sociale du Portugal, mais qui n’a pas produit, pour s’opposer à cette poursuite, de certificats E 101 devenus A 1 pour chacun des salariés concernés, ni même allégué leur existence devant les juges du fond, ne saurait se faire un grief de ce que ces derniers n’ont pas recherché, avant de recevoir l’URSSAF d’Aquitaine en sa constitution de partie civile, si de tels certificats avaient été délivrés par les autorités portugaises compétentes, d’autant que, non seulement la recherche prétendument omise n’a pas été demandée à la cour d’appel, mais que, de surcroît, il a admis, dans ses conclusions, que de tels certificats n’avaient pu être délivrés.

26. Les moyens, le quatrième, en ce qu’il invoque des certificats A 1 délivrés postérieurement au prononcé de l’arrêt attaqué, lesquels certificats pourront être produits ultérieurement dans les débats sur intérêts civils pour apprécier la réalité du préjudice subi par l’URSSAF Aquitaine, étant nouveau, mélangé de droit et de fait et comme tel irrecevable devant la Cour de cassation, ne peuvent qu’être écartés.

27. Par ailleurs l’arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

FIXE à 2 500 euros la somme que M. [V] devra payer à l’URSSAF Aquitaine en application de l’article 618-1 du code de procédure pénale ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quinze février deux mille vingt-deux.ECLI:FR:CCASS:2022:CR00121