Fausse sous-traitance
Cour de cassation
chambre criminelle
Audience publique du 23 juin 1987
N° de pourvoi : 85-95585
Publié au bulletin
Rejet
Président :M. Berthiau, conseiller doyen faisant fonction, président
Rapporteur :Mme Guirimand, conseiller apporteur
Avocat général :M. Clerget, avocat général
Avocat :M. Célice, avocat(s)
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
REJET du pourvoi formé par X... Georges, contre un arrêt de la cour d’appel de Rouen, chambre correctionnelle, en date du 17 octobre 1985 qui, sur renvoi après cassation, l’a condamné pour infraction au Code du travail, à 8 000 francs d’amende et qui s’est prononcé sur les intérêts civils .
LA COUR, .
Vu le mémoire produit ;
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles L. 125-1, L. 125-3, L. 152-3 du Code du travail, de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1975, des articles 1710 et 1793 du Code civil, des articles 512 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale :
” en ce que l’arrêt attaqué a déclaré, qu’ayant sous-traité certaines activités aux sociétés GPS et Euratec, M. X..., président-directeur général de la société Kodak, s’était rendu coupable du délit de marchandage prévu par l’article L. 125-1 du Code du travail, et l’a, en répression, condamné à une peine de 8 000 francs d’amende ainsi qu’à des dommages-intérêts envers le syndicat CGT Kodak de l’usine de Vincennes ;
” aux motifs propres et adoptés des premiers juges, d’une part, que l’existence de contrats qualifiés de contrats de sous-traitance et la fixation d’un prix forfaitaire n’impliqueraient pas que les conventions passées entre la société Kodak Pathé et les sociétés GPS et Euratec aient réellement constitué des contrats de sous-traitance ;
” qu’ils résultait des éléments du dossier que les sociétés GPS et Euratec ne disposaient d’aucun bureau d’études, que les travaux s’exécutaient dans les locaux, avec le matériel et les matières premières de la société Kodak-Pathé, qui donnait les instructions nécessaires aux agents de maîtrise des sociétés prestataires, lesquels avaient seulement un rôle de relais ; que les clauses des contrats, selon lesquelles premièrement, le personnel des sociétés prestataires était structuré en équipe et encadré par des agents de maîtrise de ces firmes, deuxièmement, il n’existait aucun lien de subordination entre la société Kodak et les sociétés prestataires et enfin ces dernières choisissaient elles-mêmes le nombre et la qualification des travailleurs qu’elles envoyaient à l’usine Kodak ne permettaient pas à elles seules de considérer qu’il y aurait contrats de sous-traitance ; que ces contrats stipulaient que les travaux devaient être exécutés sous la seule responsabilité des sociétés prestataires, qui étaient tenues à une obligation de résultat, avec possibilité de réfaction en cas de retard ou d’exécution défectueuse, et de détérioration du matériel, et que ce transfert de responsabilité et de charge caractérisait le contrat de sous-traitance ou d’entreprise ; que dès lors, “ M. X... ne pouvait être considéré comme ayant conclu et exécuté des contrats, dont le prêt de main-d’oeuvre aurait été l’objet exclusif “. Mais que, si cette exclusivité de l’objet du contrat est l’élément constitutif de l’infraction prévue par l’article L. 125-3, en revanche, la prévention de l’article L. 125-1 n’exigeait pas que la fourniture de main-d’oeuvre soit l’objet exclusif de l’opération, et que le délit pouvait être consommé du seul fait que ladite opération comportait une fourniture de main-d’oeuvre susceptible de causer un préjudice aux salariés (arrêt p. 11) ;
” alors que, d’une part, la cour d’appel, qui était appelée, en tant que juridiction de renvoi, à rechercher la véritable nature des conventions litigieuses, énonce tantôt, qu’il n’existait aucune subordination entre le personnel des entreprises prestataires et la société Kodak, tantôt, que le travail fourni ne pouvait trouver sa justification dans le cadre plus vaste de contrats de sous-traitance (arrêt p. 10 § 4), tantôt, que le transfert de responsabilité et de charges caractérisait bien le contrat de sous-traitance ou d’entreprise (p. 11 § 2), tantôt enfin, qu’il “ s’agissait d’une opération à but lucratif comportant une fourniture de main-d’oeuvre “ et que le contrat de sous-traitance avait eu pour effet d’éluder l’application des dispositions législatives régissant le travail temporaire (p. 13), de sorte qu’à défaut de prendre parti sur la qualification exacte des contrats liant la société Kodak aux sociétés Euratec et GPS, les juges du fond n’ont pas mis la Cour suprême en mesure d’exercer son contrôle, et ont privé leur décision de toute base légale au regard des textes susvisés ;
” alors, d’autre part, que la cour d’appel ayant admis qu’en raison du contrôle que les sociétés GPS et Euratec continuaient à exercer sur leur personnel, ainsi que de la nature des prestations fournies, rémunérées forfaitairement et du transfert de charges et de responsabilité, l’opération correspondait à un contrat de sous-traitance, elle ne pouvait, sans contradiction, décider qu’il y avait lieu d’appliquer les textes réprimant la fourniture de main-d’oeuvre ;
” alors enfin que si la cour d’appel a estimé que, nonobstant leur qualification de contrats de sous-traitance ou d’entreprise, elle était en droit de soumettre les conventions litigieuses aux dispositions de l’article L. 152-3 du Code du travail applicable aux prêts de main-d’oeuvre, dans la mesure où les opérations sous-traitées étaient susceptibles de “ comporter une fourniture de main-d’oeuvre “, elle a violé, par fausse application, ledit texte qui concerne les contrats ayant pour objet la fourniture de main-d’oeuvre proprement dite, et nullement les contrats ayant pour objet la fourniture de travaux ou de services, qui par définition, comportent l’intervention d’un personnel pour l’exécution desdits travaux ou services ;
” qu’en dissociant, dans un contrat de sous-traitance ou d’entreprise, le travail fourni par les salariés, de la prestation fournie par l’entreprise, qui sont, en réalité, indivisibles, la cour d’appel a violé les articles 1710 et 1793 du Code civil ;
” et alors de surcroît que l’existence d’un contrat de sous-traitance régulier n’est nullement subordonnée ni à la condition que le sous-traitant fasse l’apport d’une technicité particulière, ni à l’interdiction, pour l’entrepreneur principal de fournir les matières premières, ou le matériel, ou de prévoir un planning de commandes ; et que, enfin, les constatations de l’arrêt relatives à l’existence de supérieurs hiérarchiques, chez le sous-traitant, qui auraient joué le rôle de relais avec l’entrepreneur principal, ou le maître de l’ouvrage ne dépassent pas les exigences d’une coordination normale, et inhérente à la collaboration des entreprises ;
” aux motifs d’autre part qu’il suffisait, pour entraîner l’application des peines prévues par l’article L. 152-3 du Code du travail “ qu’une opération à but lucratif comportant une fourniture de main-d’oeuvre ait pour effet de causer un préjudice aux salariés ou d’éluder les dispositions de loi, règlement ou convention collective “ ; que tel était le cas pour les contrats litigieux qui avaient pour effet d’éluder l’application de la législation sur le travail temporaire et d’exclure les salariés de GPS et Euratec du statut de salariés permanents de la société Kodak de la convention collective de la chimie, et de l’accord d’entreprise et de participation, ainsi que de la représentation au comité d’entreprise, et que ces contrats avaient donc causé un préjudice aux salariés concernés et les avaient privé de l’application des lois et règlement ;
” alors, d’une part, que la Cour s’est prononcée par des motifs totalement contradictoires privant ainsi sa décision de toute base légale, en affirmant tout à la fois qu’il ne pouvait être reproché à Roques d’avoir effectué des opérations de prêt de main-d’oeuvre hors du cadre des dispositions du Code du travail relatives au travail temporaire (cf. arrêt p. 11 § 2.3) et que les contrats conclus par Kodak auraient eu pour effet d’éluder l’application desdites dispositions ;
” et alors, d’autre part, que la simple appartenance des employés du sous-traitant, à un statut différent de celui applicable dans l’entreprise principale, n’est que la conséquence de la distinction qui existe entre les deux personnes morales, et ne constitue pas, nécessairement, en soi, un préjudice pour les salariés, en sorte que l’arrêt, qui n’a nullement comparé le régime applicable aux employés des sociétés GPS et Euratec d’une part, à celui appliqué aux salariés de la société Kodak, d’autre part, n’a pas donné de base légale à sa décision au regard des textes susvisés ;
” que de surcroît, l’arrêt attaqué, qui refuse de rechercher, comme il y était invité par les conclusions du demandeur, si en fait les contrats de sous-traitance n’avaient pas eu pour effet de conférer globalement aux employés de GPS et Euratec des salaires supérieurs à ceux qu’ils auraient pu avoir s’ils avaient été employés chez Kodak, ainsi que le révèle clairement un litige prud’hommal en cause, a de ce chef encore, privé sa décision de toute base légale au regard des textes susvisés “ ;
Attendu que pour retenir l’infraction prévue par l’article L. 125-1 du Code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi du 13 novembre 1982, à la charge de Georges X..., dirigeant de la société Kodak-Pathé, qui avait conclu en 1979 des contrats de sous-traitance avec les SARL Gestion, Production, Sous-traitance (GPS) et Euratec, d’une part, pour la fabrication notamment de collodions dans un atelier de l’usine que Kodak possède à Vincennes et d’autre part, pour la manutention des produits fabriqués dans cette usine, la cour d’appel, qui a confirmé le jugement dont elle a adopté les motifs non contraires, a d’abord analysé les conventions intervenues entre les parties ; qu’elle a, ce faisant, constaté qu’aux termes desdites conventions, le personnel de GPS et d’Euratec était structuré en équipes et encadré par des agents de maîtrise de ces firmes qui recevaient des instructions de la société Kodak ; qu’il n’existait aucun lien de subordination entre cette société et les entreprises GPS et Euratec, lesquelles choisissaient elles-mêmes le nombre et la qualification des salariés envoyés à l’usine Kodak de Vincennes et étaient rémunérées forfaitairement pour l’exécution de tâches définies et placées sous leur responsabilité, avec possibilité de réfaction en cas de retard, d’interruption du marché, d’exécution défectueuse et de détérioration du matériel utilisé ;
Attendu que s’attachant ensuite à définir la nature et l’objet réels des accords en cause, et à déterminer si la société Kodak s’était effectivement déchargée sur ses deux cocontractants de travaux mettant en oeuvre la spécificité et la qualification de leurs entreprises, les juges du second degré ont observé que les SARL GPS et Euratec, créées à l’époque de la conclusion des contrats et ne disposant d’aucun bureau d’études, n’avaient aucune technicité propre, se livraient à leurs activités dans les locaux et avec le matériel ainsi que les matières premières de la société Kodak, et fabriquaient ou manutentionnaient les produits mêmes de cette société ; qu’ils ont encore énoncé que toutes les instructions nécessaires étaient fournies par Kodak aux agents de maîtrise de GPS et d’Euratec, lesquels n’étaient pas constamment sur les lieux de production et étaient remplacés, lorsqu’ils étaient absents, par le personnel d’encadrement de Kodak, et que les salariés de GPS et d’Euratec ayant pour la plupart travaillé à l’usine Kodak comme personnel intérimaire antérieurement auxdits contrats de sous-traitance, étaient étroitement mêlés à ceux de la société Kodak, qui conservait en fait la direction et la maîtrise des travaux ;
Que les juges ont ajouté que le caractère forfaitaire de la rémunération de GPS et d’Euratec ne pouvait être considéré comme un indice décisif de sous-traitance, puisque la société Kodak avait pu déterminer, lorsqu’elle avait eu recours, pour les mêmes tâches, aux services d’une main-d’oeuvre intérimaire, à quel nombre d’heures de travail annuel correspondait l’ouvrage confié ensuite à GPS et Euratec ; qu’ils ont noté enfin que s’il était indéniable que le transfert de responsabilités et de charges avait accompagné dans le cas présent le transfert d’activités assurées par ces entreprises, ce qui est habituellement un des caractères de la sous-traitance, cet objet partiel des conventions, alors que la société Kodak attendait essentiellement de ses cocontractants une fourniture de main-d’oeuvre, ne faisait pas obstacle en l’espèce à l’application de l’article L. 125-1 du Code du travail qui, à la différence de l’article L. 125-3 du même Code, n’exige pas que l’opération prohibée concernant la main-d’oeuvre ait un caractère exclusif ;
Attendu qu’ayant ainsi apprécié la substance effective desdits accords, la cour d’appel, après avoir relevé que selon une des parties civiles, les restructurations prétendument nécessaires de certains services de l’entreprise qui avaient motivé le recours de la société Kodak aux SARL GPS et Euratec n’étaient jamais intervenues et que les salariés de ces SARL avaient été finalement engagés par Kodak, a énoncé que cette entreprise avait sous le couvert de contrats de sous-traitance, utilisé irrégulièrement pendant plusieurs années une main-d’oeuvre intérimaire ; qu’elle a précisé que l’utilisation de cette main-d’oeuvre, opérée dans un but lucratif, avait eu pour effet de priver le personnel employé par GPS et Euratec, quand bien même il n’était pas possible de déterminer si ce personnel avait perçu des rémunérations inférieures à celles des salariés de Kodak en raison du litige sur ce point, qui était pendant devant le conseil de prud’hommes, du statut de salarié permanent de l’entreprise Kodak, et d’éluder ainsi l’application en sa faveur de la convention collective de la chimie, de l’accord d’entreprise instituant diverses primes, des oeuvres sociales de Kodak-Pathé, de l’accord de participation et de la représentation au comité d’entreprise ;
Attendu qu’en l’état de ces motifs exempts d’insuffisance ou de contradiction et qui résultent de leur pouvoir souverain d’appréciation des faits et circonstances de la cause ainsi que de la valeur des preuves contradictoirement débattues, les juges du fond qui ont répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont ils étaient saisis et n’étaient pas tenus de suivre le demandeur dans le détail de son argumentation, ont recherché comme ils devaient le faire la véritable nature des conventions liant les parties ; qu’ils ont pu en déduire que la cause des contrats conclus, qui ne faisaient pas appel à une quelconque spécificité propre aux entreprises GPS et Euratec, était constituée par une opération de fourniture de main-d’oeuvre interdite et ont ainsi à bon droit retenu à l’encontre dudit demandeur le délit réprimé par l’article L. 152-3 du Code du travail, dont les éléments constitutifs étaient réunis ;
Qu’il s’ensuit que le moyen doit être écarté ;
Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi
Publication : Bulletin criminel 1987 N° 263 p. 713
Décision attaquée : Cour d’appel de Rouen, du 17 octobre 1985
Titrages et résumés : TRAVAIL - Travail temporaire - Contrat - Prêt de main-d’oeuvre à but lucratif - Contrat d’entreprise - Distinction - Analyse des critères par les juges du fond Le prêt de main-d’oeuvre à but lucratif, que, seules, peuvent légalement pratiquer les entreprises de travail temporaire, est réalisé par la mise à la disposition de l’entreprise utilisatrice, pour une durée déterminée, de salariés dont la rémunération est calculée en fonction de cette durée, du nombre et de la qualification des travailleurs détachés, lesquels sont placés sous la seule autorité et sous la responsabilité de l’entreprise utilisatrice . Le contrat d’entreprise, dit aussi de sous-traitance, est une convention par laquelle un employeur offre à son cocontractant un travail ou un service réalisé par son propre personnel qui reste placé sous sa direction et sous sa responsabilité ; il a pour objet l’exécution d’une tâche objective, définie avec précision, habituellement rémunérée de façon forfaitaire . Il appartient aux juges du fond, saisis de poursuites contre un employeur du chef d’opération à but exclusivement lucratif de fourniture de main-d’oeuvre, en violation des dispositions du Code du travail de rechercher, par l’analyse des éléments de la cause, la véritable nature de la convention intervenue entre les parties . Justifie sa décision la cour d’appel qui, pour déclarer un chef d’entreprise coupable du délit prévu par l’article L. 125-1 du Code du travail, constate, d’une part, que les sociétés avec lesquelles avaient été conclus par son entreprise de prétendus contrats de sous-traitance comportant l’exécution de tâches définies moyennant une rémunération forfaitaire, avaient été créées à l’époque de la conclusion des contrats, étaient composées de salariés ayant pour la plupart été précédemment employés par l’entreprise utilisatrice, afin d’effectuer le même travail, en qualité de travailleurs intérimaires et se trouvant étroitement mêlés au personnel de ladite entreprise, laquelle conservait en fait la direction des travaux, et qui énonce, d’autre part, que le transfert de responsabilités et de charges ayant en l’espèce accompagné le transfert des activités confiées à ces sociétés, alors que l’entreprise utilisatrice attendait essentiellement de ses cocontractants une fourniture de main-d’oeuvre, ne faisait pas obstacle à l’application de l’article L. 125-1 du Code du travail susvisé, cet article n’exigeant pas, à la différence de l’article L. 125-3 du même Code, que l’opération prohibée concernant la main-d’oeuvre ait un caractère exclusif
Précédents jurisprudentiels : CONFER : (1°). Chambre criminelle, 1981-06-02 Bulletin criminel 1981, n° 185, p. 508 (cassation) ; Chambre criminelle, 1983-02-15 Bulletin criminel 1983, n° 57, p. 124 (rejet) ; Chambre criminelle, 1984-02-07 Bulletin criminel 1984, n° 46, p. 124 (cassation) ; Chambre criminelle, 1985-06-25 Bulletin criminel 1985, n° 250, p. 655 (rejet).
Textes appliqués :
* Code du travail L125-1, L125-3