Société mère - employeur oui

Cour de cassation

chambre sociale

Audience publique du 5 juin 2019

N° de pourvoi : 18-11797

ECLI:FR:CCASS:2019:SO00889

Non publié au bulletin

Rejet

Mme Farthouat-Danon (conseiller doyen faisant fonction de président), président

SCP Alain Bénabent , SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l’arrêt suivant :

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Toulouse, 19 janvier 2018), que par contrat du 1er août 1995 la société Rohr Incorporated (Rohr Inc.), holding du groupe américain Rohr, s’est engagée à « faire en sorte » que M. T... exerce les fonctions d’administrateur et de président directeur général (PDG) au sein de sa filiale française, la société Rohr Europe ; que par décision du 24 juin 1999 le conseil d’administration de cette dernière société l’a révoqué de ses fonctions de PDG et que, le même jour, il a démissionné de son mandat d’administrateur ; que les 28 juin et 1er juillet 1999, la société Rohr Inc. et M. T... ont signé un protocole d’accord transactionnel ; que, soutenant être lié à la société Rohr Inc. par un contrat de travail, M. T... a saisi la juridiction prud’homale de demandes relatives tant à l’exécution qu’à la rupture de ce contrat ;

Attendu que la société Rohr Inc. fait grief à l’arrêt de dire que le contrat signé le 1er août 1995 est un contrat de travail soumis à l’application du droit français, alors, selon le moyen :

1°/ que la seule volonté des parties est impuissante à soumettre une personne au statut de salarié dès lors qu’elle ne remplit pas les conditions pour en bénéficier ; que l’existence d’une relation de travail dépend des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité ; qu’en concluant à l’existence d’une relation salariée entre M. T... et la société Rohr Inc. des seuls termes du contrat conclu le 1er août 1995 et de l’accord transactionnel formalisé en juin 1999, la cour d’appel a d’ores et déjà violé l’article L. 1221-1 du code du travail ;

2°/ qu’en se bornant à évoquer, pour conclure à l’existence d’une relation salariée entre la société Rorh Inc. et M. T..., le contrat conclu le 1er août 1995 portant engagement de la première à obtenir pour le second, dans le cadre de son mandat social de PDG au sein de la société Rorh Europe, des conditions précises pour l’exercice de ce mandat ainsi que l’accord transactionnel conclu le 28 juin 1999, sans préciser en quoi l’un ou l’autre lui permettaient de retenir l’existence d’une relation subordonnée entre les parties, la cour d’appel a méconnu les exigences de l’article 455 du code de procédure civile ;

3°/ qu’en se fondant exclusivement sur les termes de deux documents contractuels rédigés par les parties, sans rechercher si la société Rohr Inc. avait exercé sur M. T... son autorité, en lui donnant des ordres relatifs à l’exécution de ses tâches, en en contrôlant l’accomplissement et en vérifiant ses résultats, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 1221-1 du code du travail ;

4°/ que le lien de subordination ne doit pas se confondre avec les directives que peut recevoir un mandataire social de la part des associés ou du conseil d’administration de la société et qui sont la conséquence logique de son mandat ; qu’en retenant, pour conclure à l’existence d’un contrat de travail, que M. T... aurait été placé à la direction de la société Rorh Europe par la société Rorh Inc. sans aucune indépendance et qu’il n’aurait eu aucune autonomie dans les décisions stratégiques concernant cette filiale, la cour d’appel a statué par des motifs impropres à justifier sa décision et l’a privée en conséquence de base légale au regard de l’article L. 1221-1 du code du travail ;

Mais attendu que la cour d’appel, qui ne s’est pas fondée sur les seuls termes du contrat du 1er août 1995 et du protocole d’accord des 28 juin et 1er juillet 1999, a constaté l’existence d’une immixtion de la société Rohr Inc. dans la gestion économique et sociale de sa filiale à la direction de laquelle avait été placé M. T... et retenu que ce dernier, dont la rémunération était fixée par la société mère, ne disposait d’aucune indépendance, et se bornait à exécuter, sans aucune autonomie, des instructions sur la stratégie financière et commerciale de la filiale ; qu’elle a ainsi caractérisé l’existence d’un lien de subordination entre les parties et légalement justifié sa décision ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Rohr Incorporated aux dépens ;

Vu l’article 700 du code de procédure civile, condamne la société Rohr Incorporated à payer à M. T... la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du cinq juin deux mille dix-neuf. MOYEN ANNEXE au présent arrêt.

Moyen produit par la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat aux Conseils, pour la société Rohr Incorporated.

Il est reproché à l’arrêt attaqué d’avoir dit que le contrat signé le 1er août 1995 entre M. T... et la société Rohr Inc. était un contrat de travail soumis à l’application du droit français ;

AUX MOTIFS QUE « sur le moyen tiré de l’existence d’un contrat de travail, il sera rappelé que M. T... a saisi le conseil de prud’hommes de Toulouse par lettre de son conseil reçue par le greffe de cette juridiction le 19 février 2001 aux fins de demande de convocation devant le bureau de conciliation de la société Rohr Inc. pour voir évoquer sa demande de condamnation de cette dernière à lui payer un rappel de salaires, une indemnité de congés payés, une indemnité de préavis, une indemnité pour non [respect de la] procédure de licenciement et une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

Qu’il était soutenu dans les premières conclusions de M. T... que ce dernier avait été recruté suivant un contrat de travail signé le 1er août 1995 par la société Rohr Inc. aux fins d’exercer les fonctions de président directeur général de la société Rohr Europe qui l’a révoqué le 14 juin 1999 ;

Qu’il soutenait que la société Rohr Inc. avait mis fin, avec effet immédiat, au contrat de travail le 25 juin 1999 et qu’un accord transactionnel avait été signé entre “l’employé”, en la personne de M. T... et la “société” qu’il désignait comme étant Rhor Inc. et aux termes duquel, cette dernière s’engageait à payer une somme représentant un an de salaire de base et l’indemnité compensatrice de congés payés sous déduction d’une somme due par “l’employé” à la société au titre d’un trop payé de prime versé dans le cadre d’un plan d’intéressement des cadres dirigeants ;

Que M. T... demandait au conseil de prononcer la résiliation de cet accord en grande partie inexécuté et de statuer sur les demandes précitées ;

Que dans ses premières conclusions, la société Rohr Inc. avait expliqué qu’elle avait, aux termes d’un contrat soumis aux lois de l’État de Californie, pressenti M. T... pour occuper les fonctions de président directeur général de sa filiale française Rohr Europe dont le siège social se trouvait à Toulouse et a défini les modalités financières de cet emploi ; que la société Rohr Inc. a indiqué qu’à la suite de la révocation de M. T... de ses fonctions de président directeur général ainsi que de la démission de ce dernier de celles d’administrateur de cette filiale : “comme il est d’usage en pareille situation, cette révocation s’accompagnait d’un accord financier négocié avec M. T... aux termes de pourparlers ayant précédé l’effectivité de la révocation et de sa démission” ; qu’elle a aussi expliqué que le 15 décembre 1999, les commissaires aux comptes de la société BF Goodrich Aérospace Europe ont porté à la connaissance du procureur de la République de Toulouse différents faits mettant en cause pénalement M. T... qui a été mis en examen pour des faits d’abus de biens sociaux et complicité de recel qu’il lui été reproché d’avoir commis dans l’exercice de ses fonctions au sein de la société Rohr Europe devenue BF Goodrich Aerospace Europe ;

Que le non-paiement à M. T... des sommes déterminées par la transaction était fondé selon la société Rhor Inc. sur les abus dénoncés par elle qui se prévalait des dispositions de l’article 4 de la convention transactionnelle qui l’autorisait à déduire de l’indemnité due à M. T... toute somme versée à ce dernier et à laquelle celui-ci n’avait pas droit ;

Que dans ce contexte, la société Rohr Inc. avait sollicité et obtenu de la juridiction prud’homale un sursis à statuer qui a été prolongé durant toute la longue procédure pénale qui s’en était suivie ;

Que la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Toulouse a, dans sa décision du 18 novembre 2010, frappée d’un pourvoi rejeté par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 3 mai 2012, notamment retenu pour décider qu’un lien de subordination existait entre la société Rohr Inc. et M. T..., dirigeant de sa filiale GF Goodrich Aérospace Europe que :

 M. T... référait de son activité à la société mère et recevait ses instructions de celle-ci qui traitait elle-même certaines négociations avec les clients,

 la rémunération du dirigeant de la filiale était fixée par la société mère,

 la subordination de M. T... à la société mère de la filiale dont il était le dirigeant impliquait le caractère fictif de son mandat social et excluait ainsi la qualification d’abus de biens sociaux ;

Qu’il sera toutefois relevé que la juridiction pénale dont les décisions ont autorité de la chose jugée s’imposant au juge civil relativement aux faits constatés qui constituent le soutien nécessaire de la condamnation pénale a, en l’espèce, retenu l’existence d’une subordination de M. T... à une société tierce pour relaxer le prévenu des fins de la poursuite pour abus de biens sociaux au sein de la société dont il était, selon le juge pénal, le dirigeant apparent ; que cette décision de relaxe ne comportant dans son dispositif aucune affirmation même nécessairement implicite de l’existence d’un contrat de travail entre Rohr Inc. et M. T... ne saurait donc constituer stricto sensu les termes d’une décision ayant autorité de la chose jugée à l’égard de la juridiction compétente pour apprécier l’existence d’un tel contrat ;

Que sur le fond de cette question de qualification du contrat liant les parties, la cour dispose avant toute chose d’un écrit entre elles seules définissant leurs relations contractuelles tant au début qu’à la fin de celles-ci et se caractérisant par :

 un contrat par lequel la société Rohr Inc. s’engage à “faire en sorte” que M. T... exerce les fonctions d’administrateur et de président directeur général au sein de sa filiale française aux conditions financières précisément fixées en excluant expressément toute qualité “d’employé” de la société Rohr, en réglant les conditions d’indemnisation en cas de révocation ou de démission des mandats sociaux et en déterminant les lois de l’État de Californie applicables à ce contrat “à l’exception de leurs règles en matière de conflits de loi”,

 un accord transactionnel entre M. T... présenté comme “l’employé” et la société Rohr Inc. présentée comme “la société” par lequel il expressément indiqué “il sera mis fin aux fonctions de l’employé au sein de la société avec effet au 25 juin 1999. L’employé aura la possibilité de démissionner”, organisant le règlement financier des créances réciproques entre les parties emportant “désistement” sous réserve, en visant le code civil californien, des droits ou recours dont les créanciers méconnaîtraient l’existence à la date de la signature et en prévoyant de manière générale que cet accord était régi par les lois de l’État de Californie et interprété selon les mêmes lois ;

Que nonobstant les termes employés par les parties, il appartient au juge de restituer aux conventions légalement formées entre elles la qualification juridique de leurs rapports dans le respect de la loi applicable compatible avec l’ordre public français, étant constaté que le contrat litigieux s’est intégralement exécuté en France ;

Que la loi choisie par les parties ne peut avoir pour effet de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait applicable à défaut de choix ;

Qu’en présence d’une divergence des parties sur la qualification juridique du contrat les liant, il appartient au juge français saisi du litige et de l’application des conventions litigieuses invoquées par la société Rohr Inc. pour sa défense, d’apprécier prioritairement l’existence d’un contrat de travail ; que si M. T... soutient qu’il s’agit d’un contrat de travail, la société Rohr Inc. se contente de contester cette qualification sans indiquer quelle serait la qualification retenue, même dans l’État de Californie ;

Qu’il résulte de l’ensemble des éléments du dossier, amplement débattus entre les parties, sur la base de traductions émanant d’un expert judiciaire, également contradictoirement débattues, que par les termes univoques employés dans le contrat du 1er août 1995, par lesquels la société Rohr Inc, promet à M. T... de faire en sorte qu’il soit désigné administrateur et président directeur général de sa filiale française à des conditions de rémunération, de primes, de protection sociale et d’avantages matériels, très précisément indiqués dans les moindres détails, et en lui attribuant des actions soumises à restrictions selon des modalités définies à l’acte, que M. T... a été placé à la direction d’une société sans aucune indépendance et alors que l’enquête pénale, envisagée comme un élément de fait parfaitement connu des parties et entrant librement dans l’appréciation des relations entre elles, a révélé qu’au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion dans la gestion économique et sociale de la société Rohr Europe par des instructions permanentes directement reçues de la société mère américaine ;

Qu’il n’est pas contesté que cette société mère détenait à 100 % les parts de sa filiale ; que selon les termes du contrat précité comme de l’accord transactionnel, ce dernier réglant même les conditions de restitution “à la société” du véhicule utilisé par M. T..., révèle un niveau d’intervention excluant tout doute sur la portée de la convention visant à recruter un agent ayant aux yeux du droit français les attributs d’un dirigeant social, pour gérer la filiale selon les directives de la société mère à l’égard de laquelle il était personnellement et économiquement lié ; que son autonomie, effective pour la gestion courante des affaires et liée à son statut au regard de la société filiale, était inexistante au regard des décisions stratégiques qui entraient pourtant dans ses attributions déclarées ;

Que la lecture du mémoire ampliatif que la société Rohr Inc. a déposé devant la chambre criminelle de la Cour de cassation et produit par M. T..., révèle qu’elle ne discutait guère la possibilité d’un contrat de travail entre elle et M. T... mais visait à convaincre de la parfaite compatibilité de cette qualité avec un mandat social dans la filiale et citant la juriprudence de la Cour de cassation et la doctrine qui la commentait, elle rappelait à juste titre la coexistence du contrat de travail dans la société mère, et de la direction dans une filiale, est la reconnaissance de la particularité de la situation” qui n’est que la traduction de l’ambiguïté des relations à l’intérieur d’un groupe”, cette affirmation justifiée en droit social pour l’examen du lien juridique entre la société mère et l’intéressé s’étant révélée sans portée sur l’appréciation de la responsabilité pénale de ce dernier par la juridiction correctionnelle ;

Qu’il suit de ce constat que la référence au droit américain pour régir la relation de travail entre la société mère de droit américain et le salarié français, recruté pour exercer en France l’intégralité de sa prestation de travail consistant à exécuter des instructions sur la stratégie financière et commerciale d’une société de droit français sous couvert d’un statut de mandataire social obtenu par la seule volonté de la société Rohr Inc., ne pouvait avoir pour objet dans ces conditions que de frauder l’ordre public social français qui aurait été appliqué à défaut de choix exprès et qui apportait des garanties plus avantageuses spécialement sur le plan de la rupture du contrat de travail et de ses conséquences ;

Que le juge français est donc en droit d’écarter ces dispositions et la cour reconnaîtra en conséquence tant l’existence d’un contrat de travail entre M. T... et la société Rohr Inc. que l’application du droit français à ses modalités d’exécution et de rupture ».

1/ ALORS QUE la seule volonté des parties est impuissante à soumettre une personne au statut de salarié dès lors qu’elle ne remplit pas les conditions pour en bénéficier ; que l’existence d’une relation de travail dépend des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité ; qu’en concluant à l’existence d’une relation salariée entre M. T... et la société Rohr Inc. des seuls termes du contrat conclu le 1er août 1995 et de l’accord transactionnel formalisé en juin 1999, la cour d’appel a d’ores et déjà violé l’article L. 1221-1 du code du travail ;

2/ ALORS QU’en se bornant à évoquer, pour conclure à l’existence d’une relation salariée entre la société Rorh Inc. et M. T..., le contrat conclu le 1er août 1995 portant engagement de la première à obtenir pour le second, dans le cadre de son mandat social de PDG au sein de la société Rorh Europe, des conditions précises pour l’exercice de ce mandat ainsi que l’accord transactionnel conclu le 28 juin 1999, sans préciser en quoi l’un ou l’autre lui permettaient de retenir l’existence d’une relation subordonnée entre les parties, la cour d’appel a méconnu les exigences de l’article 455 du code de procédure civile ;

3/ ALORS QU’en se fondant exclusivement sur les termes de deux documents contractuels rédigés par les parties, sans rechercher si la société Rohr Inc. avait exercé sur M. T... son autorité, en lui donnant des ordres relatifs à l’exécution de ses tâches, en en contrôlant l’accomplissement et en vérifiant ses résultats, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 1221-1 du code du travail ;

4/ ALORS QUE le lien de subordination ne doit pas se confondre avec les directives que peut recevoir un mandataire social de la part des associés ou du conseil d’administration de la société et qui sont la conséquence logique de son mandat ; qu’en retenant, pour conclure à l’existence d’un contrat de travail, que M. T... aurait été placé à la direction de la société Rorh Europe par la société Rorh Inc. sans aucune indépendance et qu’il n’aurait eu aucune autonomie dans les décisions stratégiques concernant cette filiale, la cour d’appel a statué par des motifs impropres à justifier sa décision et l’a privée en conséquence de base légale au regard de l’article L. 1221-1 du code du travail.

Décision attaquée : Cour d’appel de Toulouse , du 19 janvier 2018