Recours à une fraude à l’établissement

Cour de cassation

chambre criminelle

Audience publique du 27 février 2018

N° de pourvoi : 17-82130

ECLI:FR:CCASS:2018:CR00013

Non publié au bulletin

Cassation partielle

M. Soulard (président), président

SCP Alain Bénabent , avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l’arrêt suivant :

Statuant sur le pourvoi formé par :

 

La société Casino de la Pointe de la Croisette Palm Beach,

contre l’arrêt de la cour d’appel d’AIX-EN-PROVENCE, 7e chambre, en date du 6 mars 2017, qui, pour recours par personne morale aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé, la condamnée à 50 000 euros d’amende, a ordonné une mesure d’affichage et une mesure de publication et a prononcé sur les intérêts civils ;

La COUR, statuant après débats en l’audience publique du 9 janvier 2018 où étaient présents dans la formation prévue à l’article 567-1-1 du code de procédure pénale : M. Soulard, président, M. X..., conseiller rapporteur, M. Straehli, conseiller de la chambre ;

Greffier de chambre : Mme Bray ;

Sur le rapport de M. le conseiller X..., les observations de la société civile professionnelle ALAIN BÉNABENT , avocat en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général Y... ;

Vu le mémoire produit ;

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure que les investigations menées, notamment dans la cadre d’une information, initialement circonscrite au seul chef de blanchiment en bande organisée, puis étendue à celui de travail dissimulé par dissimulation d’activité, ont mis en évidence l’organisation d’un système destiné à permettre à des entreprises exerçant une activité économique habituelle et permanente en France d’échapper à leurs obligations fiscales et sociales en ayant recours à la constitution de sociétés de droit anglais, sans respecter l’obligation de création d’une succursale sur le territoire français ainsi que l’exige la convention bilatérale franco-britannique du 22 mai 1968 ; que l’enquête a déterminé que la société Casino de la Pointe Croisette Palm Beach (la société Casino de la Pointe) avait versé une somme de plus de 320 000 euros aux sociétés Mijanes Services Ltd (la société Mijanes), Corsica Grozny Services Ltd (la société CGS), Fevents Ltd (la société Fevents), et Padma Riviera Ltd, sans s’être acquittée des charges fiscales et sociales correspondantes ; qu’il a été également établi que, de décembre 2008 à janvier 2010, la société Mijanes, exerçant la totalité de son activité en France, avec, pour seul client la société Casino de la Pointe, n’avait pas ouvert de succursale dans ce pays et qu’il en avait été de même, pour l’essentiel, s’agissant des sociétés Fevents et CGS, courant 2009 ; que, poursuivie, notamment, des chefs de recours par personne morale aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé et de travail dissimulé, la société Casino de la Pointe a été relaxée de ce premier chef et déclarée coupable du second par le tribunal correctionnel ; que la société prévenue a relevé appel de cette décision, de même que le procureur de la République ;

En cet état ;

Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 112-1 et 121-3 du code pénal, L. 8221-3, L. 8221-5 et L. 8222-1 du code du travail, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;

”en ce que l’arrêt attaqué a déclaré la société Casino de la Pointe de la Croisette Palm Beach coupable de recours par personne morale aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé ;

”aux motifs qu’il apparaît que les infractions poursuivies couvrent la période de janvier 2008 à décembre 2010 ; que M. Benjamin Z... a été le directeur général de la société Casino à partir du 1er novembre 2008 ; qu’à compter de cette date, il gérait l’ensemble du personnel ainsi que les sociétés extérieures intervenant pour la société Casino ; qu’il ressort de la procédure que :

 de décembre 2008 à janvier 2010, Mijanes Services Ltd, créée par M. Mickaël A..., a été payée directement pour les soirées organisées par celui-ci au sein de la discothèque de l’établissement ;

 Mijanes Services Ltd (comme F Events ou CGS Ltd) avait pour seul client la société Casino et bien qu’exerçant son entière activité en France, n’y avait pas ouvert de succursale mais seulement un compte bancaire sur lequel étaient versées les rémunérations des prestations facturées par elle ;

 M. Mickaël A... a en outre, au cours de l’été 2009, travaillé comme agent d’accueil et physionomiste pour la société Casino ;

 F Events Ltd, qui avait essentiellement travaillé pour la société Casino courant 2009, percevait également une rémunération fixe pour chaque soirée organisée par M. B... C... ainsi qu’un pourcentage sur les animations réalisées par celui-ci sur la plage ;

 M. B... C... a par ailleurs été employé en contrat à durée déterminée par la société Casino en juillet-août 2009 mais sa rémunération venait intégralement en déduction des sommes facturées par sa société ;

 la CGS Lts, en activité en 2009, facturait les prestations de « physio » et d’agents d’accueil de M. Nicolas D... et de ses cinq associés au sein de CGS Ltd et était rémunérée par un fixe par personne ; que M. D... et ses cinq associés ont toujours affirmé avoir été obligés par M. Z... de créer une Ltd car les embaucher directement aurait coûté trop cher en charges sociales et fiscales ; que la facture de création de cette Ltd a été émise au nom de la société Casino et réglée par celle-ci, ce qui vient à confirmer les déclarations de M. D... ; que les éclaircissements donnés sur ce point par M. Z... qui dans un premier temps en garde à vue avait été incapable de s’expliquer sur cette facture mais qui fort opportunément s’est rappelé devant le juge d’instruction qu’il s’agissait d’une avance sur les prestations à venir de CGS ne peuvent emporter la conviction de la cour dès lors qu’en ce cas, la logique et la régularité comptable de l’opération auraient été de verser l’argent à M. D... ou à la CGS en cours de formation à titre d’avance et non de régler une facture établie directement à son nom sous un libellé ne la concernant pas, sauf si elle avait effectivement pris l’engagement de la payer (et bien que cela ne corresponde pas à une charge lui incombant) (

) ; que la société Casino ne peut raisonnablement soutenir qu’elle ignorait que les personnes qu’elle avait employées auparavant à titre individuel et qui ont toutes, quasiment la même année, et en tout cas pour l’année 2009, créé une Ltd qui ne faisait que lui facturer les mêmes prestations que celles qui étaient auparavant réalisées directement par elles et pour lesquelles elles étaient embauchées et rémunérées par un salaire, pas plus qu’elle ne pouvait ignorer qu’elle était leur seul client ; qu’elle était la première bénéficiaire de ce système qui lui permettait de déduire de ses charges des prestations facturées par des sociétés qui auraient été soumises à cotisations fiscales et sociales ; que peu importe si elle ignorait que les mêmes ne déclaraient ni en Angleterre ni en France ces rémunérations et y trouvaient ainsi leur propre bénéfice ; qu’en tout état de cause, en tant qu’employeur et donneur d’ordre, la société Casino avait l’obligation, en application de l’article L. 8222-1 du code du travail, de s’assurer lors de la conclusion d’un contrat en vue de l’exécution d’un travail, de la fourniture d’une prestation de services ou de l’accomplissement d’un acte de commerce, et périodiquement jusqu’à la fin de l’exécution du contrat, que son cocontractant s’acquittait de ses obligations au regard des articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail ; qu’il lui appartenait donc de vérifier que ces sociétés Ltd qui lui fournissaient des prestations de services s’acquittaient de leurs obligations légales en France et ce d’autant plus qu’il s’agissait d’entités étrangères ; qu’une vérification a minima aurait nécessairement montré (à supposer qu’elle n’eut pas été au courant) que ces sociétés de droit anglais dont la société Casino était l’unique client, qui avaient pour seul associé (ou seuls associés dans le cas de la CGS) un ancien salarié, et qui exerçaient leur activité uniquement en France (cette activité étant réduite aux prestations réalisées par leur associé en France pour le compte de la société Casino) auraient dû ouvrir une succursale en France et y déclarer leur activité ; que cependant, en ce cas, le schéma frauduleux mis en place, qui consistait, d’un côté, à faire faussement remonter les revenus en Angleterre pour les redistribuer immédiatement à l’associé ou aux associés sous forme de dividendes sans les déclarer ni en Angleterre ni en France et, de l’autre côté, pour la société Casino, à déduire des dépenses nettes au lieu de déclarer des salaires qui auraient été soumis aux cotisations fiscales et sociales, (

) aurait perdu tout intérêt tant pour la société Casino que pour les « associés » des LTD ; qu’aussi, la société Casino apparaît-elle de mauvaise foi en venant affirmer qu’il y a eu pure négligence de sa part en ne s’assurant pas du fonctionnement légal de ces sociétés qui lui fournissaient des prestations de services ; que cette mauvaise foi est d’autant plus avérée que M. D... et ses cinq associés ont toujours maintenu avec force qu’ils avaient été contraints par M. Z... de créer la société CGS Ltd pour pouvoir continuer à travailler avec la société Casino ; que le fait que la société Casino ait pris en charge le paiement de la facture de création de cette société en est la preuve et ne peut en aucun cas s’analyser en une avance versée sur les futures prestations que devait réaliser cette société comme l’a vainement soutenu M. Z... devant le juge d’instruction ; qu’il est donc établi que la société Casino a eu sciemment recours à des sociétés de droit anglais exerçant un travail dissimulé courant 2008, 2009 et 2010 » ;

”1°) alors que le délit de recours aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé, qui est un délit intentionnel, implique, pour être caractérisé, que le donneur d’ordre sache que son cocontractant ne s’acquitte pas des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail ; qu’en énonçant que « peu importe si » la société Casino de la Pointe de la Croisette Palm Beach « ignorait que [ses prestataires] ne déclaraient ni en Angleterre ni en France ces rémunérations » et en se fondant, pour dire que cette société était de mauvaise foi, sur la circonstance que les associés de la société CGS Ltd, qui étaient ses anciens salariés, avaient toujours affirmé avoir été contraints par M. Z..., son dirigeant, de créer une Ltd pour pouvoir continuer à travailler avec elle, car les embaucher directement aurait coûté trop cher en charges sociales et fiscales, et sur le fait qu’elle avait elle-même pris en charge le paiement de la facture de création de la société CGS Ltd, circonstances qui n’impliquaient pourtant pas qu’elle savait que cette société et les autres sociétés de droit anglais créées par ses anciens salariés ne s’acquittaient pas de leurs obligations en France, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision ;

”2°) alors que le simple fait de méconnaître les obligations de vérification prévues par les dispositions de l’article L. 8222-1 du code du travail ne saurait caractériser le délit de recours aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé ; qu’en se fondant subsidiairement, pour déclarer la société Casino de la Pointe de la Croisette coupable de recours aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé, sur la circonstance qu’il lui appartenait, en sa qualité de donneur d’ordre, de vérifier que les sociétés de droit anglais aux services desquelles elle recourait s’acquittaient de leurs obligations en France, la cour d’appel a méconnu les textes et le principe ci-dessus mentionnés” ;

Attendu que, pour infirmer le jugement et déclarer la société Casino de la Pointe coupable du seul chef de recours par personne morale aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé, l’arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;

Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la cour d’appel a justifié sa décision dès lors que commet sciemment le délit de recours aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé celui qui ne vérifie pas, alors qu’il y est tenu par l’article L. 8222-1 du code du travail, la régularité, au regard des articles L. 8221-3 et L. 8221-5 dudit code, de la situation de l’entrepreneur dont il utilise les services ;

D’où il suit que le moyen ne peut qu’écarté ;

Mais sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles 132-20 du code pénal, 485, 512 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;

”en ce que l’arrêt attaqué a condamné la société Casino Pointe de la Croisette Palm Beach à une amende de 50 000 euros ;

”aux motifs que le casier judiciaire de la société Casino de la Pointe Croisette ne comporte pas de mention ; qu’eu égard à la gravité des faits commis, au but frauduleux poursuivi et au montant des sommes non déclarées, et compte tenu par ailleurs de l’absence d’antécédents judiciaires de la société Casino Pointe de la Croisette, celle-ci sera condamnée à une amende de 50 000 euros ;

”alors que le juge qui prononce une amende doit motiver sa décision en tenant compte des ressources et des charges du prévenu ; qu’en condamnant la prévenue à une amende de 50 000 euros sans s’expliquer sur ses ressources et ses charges, qu’elle devait prendre en considération pour fonder sa décision, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision” ;

Vu l’article 132-20, alinéa 2, du code pénal, ensemble l’article 132-1 du même code ;

Attendu que, selon le premier de ces textes, en matière correctionnelle, toute peine doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle ; que ces exigences s’imposent en ce qui concerne les peines prononcées à l’encontre tant des personnes physiques que des personnes morales ;

Attendu que, selon le second de ces textes, le juge qui prononce une amende doit motiver sa décision en tenant compte des ressources et des charges du prévenu ;

Attendu que, pour condamner la société Casino de la Pointe à une amende de 50 000 euros, l’arrêt énonce que le casier judiciaire de cette société ne comporte aucune mention ; que les juges, qui ont également ordonné, à titre de peine complémentaire, l’affichage de la décision, ainsi que la publication de cette dernière, ajoutent que le montant de l’amende a été fixé, hormis l’absence d’antécédents judiciaires de ladite société, au regard de la gravité des faits commis, au but frauduleux poursuivi et au montant des sommes non déclarées ;

Mais attendu qu’en prononçant ainsi, sans s’expliquer sur les ressources et les charges de la société prévenue qu’elle devait prendre en considération pour fonder sa décision, la cour d’appel ne l’a pas justifiée ;

D’où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;

Par ces motifs, et sans qu’il soit besoin d’examiner le troisième moyen de cassation proposé :

CASSE et ANNULE, l’arrêt susvisé de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, en date du 6 mars 2017, mais en ses seules dispositions relatives aux peines prononcées à l’encontre de la société Casino de la Pointe, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

Et pour qu’il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l’impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d’appel d’Aix-en-Provence et sa mention en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le vingt-sept février deux mille dix-huit ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.

Décision attaquée : Cour d’appel d’Aix-en-Provence , du 6 mars 2017