Entreprise étrangère oui - son établissement en France non, pour défaut de personnalité juridique

CAA de MARSEILLE

N° 18MA05250

Inédit au recueil Lebon

7ème chambre

M. POCHERON, président

M. Bruno COUTIER, rapporteur

M. CHANON, rapporteur public

SCP DELPLANCKE - LAGACHE - MARTY - POZZO DI BORGO - ROMETTI & ASSOCIES, avocat(s)

lecture du vendredi 3 juillet 2020

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

A... France, établissement français de la SRL A..., société de droit italien, a demandé au tribunal administratif de Nice d’annuler la décision du 25 avril 2016 par laquelle le préfet des Alpes-Maritimes l’a exclu pour une durée de six mois de la possibilité de participer aux appels d’offres publics des collectivités publiques du département des Alpes-Maritimes.

Par un jugement n° 1602072 du 30 octobre 2018 le tribunal administratif de Nice a rejeté cette demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés le 13 décembre 2018 et le 23 août 2019, A... France, représenté par Me C..., demande à la Cour :

1°) d’annuler ce jugement du 30 octobre 2018 ;

2°) d’annuler la décision du 25 avril 2016 du préfet des Alpes-Maritimes ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

 la décision contestée a été irrégulièrement notifiée ;

 l’agent ayant mené la procédure était incompétent ;

 la sanction a été infligée à une entité qui n’a pas d’existence légale ;

 les sanctions infligées le 15 mars 2016 à la SRL A... et à A... France par le directeur de la DIRECCTE sont illégales ;

 la sanction prononcée le 15 mars 2016 par le directeur de la DIRECCTE à son encontre est sans rapport avec les infractions mentionnées à l’article L. 8211-1 du code du travail et ne peut dès lors légalement fonder la décision querellée ;

 le grief de travail dissimulé n’est pas établi ;

 la décision contestée viole la directive 96/71 CE ;

 elle méconnaît l’article 55 de la Constitution ;

 le motif tenant à ce que le détachement ne doit pas revêtir un but lucratif ne ressort d’aucun texte ;

 le lien de subordination entre les salariés détachés et la SRL A... n’a pas disparu durant la période de détachement ;

 la décision querellée est entachée de détournement de pouvoir ;

 l’administration ne peut légalement, après avoir prononcé des sanctions sur le fondement de la réglementation relative au détachement de salariés, considérer qu’il s’agit de travail dissimulé ;

 en la sanctionnant une nouvelle fois pour les mêmes faits, le préfet a méconnu le principe du ne bis in idem ;

 la sanction est disproportionnée.

Par un mémoire en défense, enregistré le 12 juillet 2019, la ministre du travail, conclut au rejet de la requête.

Elle fait valoir qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

 le code du travail ;

 le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

 le rapport de M. Coutier, premier conseiller,

 les conclusions de M. Chanon, rapporteur public,

 et les observations de Me C..., représentant A... France.

Considérant ce qui suit :

1. Dans le cadre d’un contrôle opéré le 24 novembre 2015 sur le chantier de sécurisation de la piste cyclable de la promenade des Anglais à Nice, les services de l’inspection du travail ont constaté l’activité de salariés italiens détachés par la SRL A..., société de droit italien, auprès de son établissement français A... France, lequel est attributaire d’un marché public pour la réalisation de ce chantier. Par deux décisions distinctes du 15 mars 2016, le directeur de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Provence-Alpes-Côte d’Azur (DIRECCTE PACA) a prononcé une amende administrative d’un montant de 7 000 euros respectivement à l’encontre la SRL A... et de l’établissement A... France pour manquement à l’obligation de désignation d’un représentant en France prévue au II de l’article L. 1262-2-1 pour la première et, pour le second, pour manquement à l’obligation de vigilance quant à l’accomplissement par la SRL A... de cette obligation de désignation, l’obligation de vigilance étant elle prévue à l’article L. 1262-4-1. Avisé de ce qu’un précédent contrôle effectué en 2014 avait conduit, au vu du même procédé de détachement entre les deux entités en cause, à l’établissement d’un procès-verbal de constat d’une infraction de travail dissimulé transmis au procureur de la République, les services de l’inspection du travail des Alpes-Maritimes ont dressé un nouveau procès-verbal de constat des mêmes faits. Sur ce fondement, le préfet des Alpes-Maritimes a prononcé, par décision du 25 avril 2016, une sanction d’exclusion pour une durée de six mois de la possibilité de participer aux appels d’offres publics des collectivités publiques du département des Alpes-Maritimes sur le fondement de l’article L. 8272-4 du code du travail. A... France relève appel du jugement du 30 octobre 2018 par lequel le tribunal administratif de Nice a rejeté sa demande tendant à l’annulation de cette décision.

2. Aux termes de l’article L. 1262-3 du code du travail : “ Un employeur ne peut se prévaloir des dispositions applicables au détachement de salariés lorsqu’il exerce, dans l’Etat dans lequel il est établi, des activités relevant uniquement de la gestion interne ou administrative, ou lorsque son activité est réalisée sur le territoire national de façon habituelle, stable et continue. Il ne peut notamment se prévaloir de ces dispositions lorsque son activité comporte la recherche et la prospection d’une clientèle ou le recrutement de salariés sur ce territoire. / Dans ces situations, l’employeur est assujetti aux dispositions du code du travail applicables aux entreprises établies sur le territoire national. “. Aux termes de l’article L.8211-1 du même code : “ Sont constitutives de travail illégal, dans les conditions prévues par le présent livre, les infractions suivantes : / 1° Travail dissimulé ; (...) “. Et selon l’article L. 8272-4 de ce code : “ Lorsque l’autorité administrative a connaissance d’un procès-verbal relevant une infraction prévue aux 1° à 4° de l’article L. 8211-1, elle peut, si la proportion de salariés concernés le justifie, eu égard à la répétition ou à la gravité des faits constatés, ordonner, par décision motivée prise à l’encontre de la personne ayant commis l’infraction, l’exclusion des contrats administratifs mentionnés aux articles L. 551-1 et L. 551-5 du code de justice administrative, pour une durée ne pouvant excéder six mois. Elle en avise sans délai le procureur de la République. “.

3. Il résulte de l’instruction que la SRL A... a créé en 2010 un établissement en France, dénommé A... France, aux fins d’exercer une activité dans le secteur du bâtiment et des travaux publics sur le territoire national. Cet établissement s’est vu attribuer, dans le département des Alpes-Maritimes, de nombreux marchés publics. Selon les éléments produits par le requérant lui-même, il a réalisé en 2015 un chiffre d’affaire d’un montant de 5,43 millions d’euros hors taxe dont 80 % au titre des marchés publics. Il résulte de l’instruction que la réalisation des chantiers confiés à A... France, lequel n’emploie directement qu’une dizaine de salariés, n’a pu se faire que grâce au concours massif de salariés détachés par la SRL A..., à raison d’une vingtaine par mission, soit au total 244 détachements au cours de l’année 2013 et 378 en 2014. Il ressort d’ailleurs des énonciations du procès-verbal d’assemblée générale de la SRL A... créant l’établissement français A... France que l’intention de la société italienne était de mettre ses moyens matériels et humains à disposition de cet établissement pour l’accomplissement de ses missions en France en profitant de sa proximité géographique. Il résulte encore de l’instruction qu’en 2014, M. B... A..., dirigeant de la SRL A..., a déclaré aux inspecteurs du travail que A... France ne dispose d’aucun local technique de stockage d’équipements de travail et de matériel, ceux-ci étant fournis par la SRL A.... A... France est d’ailleurs domicilié à Nice auprès d’un cabinet comptable. C’est dans contexte que, sur le chantier de sécurisation de la piste cyclable de la promenade des Anglais à Nice, les services de l’inspection du travail ont constaté que sur les douze salariés en situation de travail, sept étaient des salariés détachés de la SRL A... et seulement cinq étaient directement employés par l’établissement français A... France, titulaire du marché public pour la réalisation de ce chantier, les sept salariés en cause étant placés de manière permanente sous la subordination du conducteur de travaux employé directement par A... France. L’ensemble de ces constatations est de nature à révéler que la SRL A..., au travers de son établissement français A... France, réalise des activités sur le territoire national de façon habituelle, stable et continue. Dès lors, en vertu des dispositions précitées de l’article L. 1262-3 du code du travail, elle ne peut se prévaloir des dispositions applicables au détachement de salariés. En conséquence, et dès lors que les sept salariés en cause présents sur le chantier ne justifiaient pas être employés directement par A... France dans le respect de la législation nationale, la situation doit être qualifiée de travail dissimulé au sens de l’article L. 8111-1 du code du travail.

4. Toutefois, il ressort des énonciations de la décision contestée que si le préfet des Alpes-Maritimes a effectivement infligé la sanction en litige en constatant ces faits de travail dissimulé, il a cependant entendu sanctionner A... France, qu’il qualifie de SARL, en considérant que cette entité constituait une entité juridique distincte de la SRL A....

5. Cependant, ainsi qu’il a été dit au point 1 ci-dessus, A... France est un établissement en France de la SRL A..., société de droit italien. Il résulte en effet de l’instruction que cette dernière, qui s’est fait immatriculer au registre du commerce et des sociétés de Nice le 6 mai 2010, a régulièrement déclaré “ l’ouverture du premier établissement d’une société étrangère “ auprès de la chambre de métiers et de l’artisanat des Alpes-Maritimes aux fins de l’accomplissement des obligations sociales et fiscales, laquelle lui a délivré un récépissé le 12 mai 2010 sur le fondement de l’article R. 123-10 du code de commerce. L’extrait Kbis produit au dossier concernant la SRL A... indique ainsi que l’établissement A... France constitue une “ enseigne “, domiciliée à Nice. Or un établissement secondaire en France d’une société de droit étranger, autrement dit une succursale, ne dispose ni d’une personnalité juridique distincte de cette société, ni de la personnalité morale.

6. La décision querellée est dès lors entachée d’erreur de droit et doit être annulée.

7. Il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, que A... France est fondé à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande.

Sur les frais liés au litige :

8. Aux termes de l’article L. 761-1 du code de justice administrative : “ Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation. “.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat une somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par A... France et non compris dans les dépens.

D É C I D E :

Article 1er : Le jugement du 30 octobre 2018 du tribunal administratif de Nice et la décision du préfet des Alpes-Maritimes du 25 avril 2016 sont annulés.

Article 2 : L’Etat versera à A... France une somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à A... France, établissement français de la SRL A..., et à la ministre du travail.

Copie en sera adressée au préfet des Alpes-Maritimes et à la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Délibéré après l’audience du 19 juin 2020, à laquelle siégeaient :

 M. Pocheron, président de chambre,

 M. Guidal, président-assesseur,

 M. Coutier, premier conseiller.

Lu en audience publique le 3 juillet 2020.