Conseil d’Etat après QPC - obligation vigilance donneur d’ordre - conformité oui

Conseil d’État

N° 428206
ECLI:FR:CECHR:2020:428206.20200928
Mentionné aux tables du recueil Lebon
1ère - 4ème chambres réunies
M. Pierre Boussaroque, rapporteur
M. Vincent Villette, rapporteur public
SCP GATINEAU, FATTACCINI, REBEYROL, avocats

Lecture du lundi 28 septembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par un mémoire, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 20 février et 25 avril 2019 et les 24 avril et 1er septembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Autolille demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision du 24 janvier 2019 par laquelle le directeur général de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale a refusé d’abroger le point 6.3 de sa lettre circulaire n° 2013-000019 du 28 mars 2003 ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 10 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
 la convention européenne de de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
 le code de la sécurité sociale ;
 le code du travail ;
 la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 ;
 la décision du 15 mai 2019 par laquelle le Conseil d’Etat, statuant au contentieux a renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Autolille ;
 la décision n° 2019-796 QPC du 5 juillet 2019 statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Autolille ;
 le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

 le rapport de M. Pierre Boussaroque, conseiller d’Etat,

 les conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Gatineau, Fattaccini, Rebeyrol, avocat de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier que la société Autollille a demandé le 23 novembre 2018 au directeur de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) d’abroger le point 6.3 de sa lettre circulaire du 28 mars 2013, intitulé : " annulation des exonérations de cotisations sociales des donneurs d’ordre en cas de travail dissimulé (LFSS 2013, art. 101) ", par lequel il a interprété les dispositions de l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de la loi du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013. La société Autolille demande l’annulation pour excès de pouvoir du refus opposé par le directeur de l’ACOSS à sa demande.

2. Par les dispositions de portée générale de la lettre circulaire mentionnées au point précédent, qui, contrairement à ce que soutient l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale, présentent un caractère impératif, le directeur de cet organisme a donné l’interprétation qu’appelaient, selon lui, les dispositions de l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale dans leur rédaction issue de la loi du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013, aux termes desquelles : " Lorsqu’il est constaté que le donneur d’ordre n’a pas rempli l’une des obligations [dites " de vigilance "] définies à l’article L. 8221-1 du code du travail et que son cocontractant a, au cours de la même période, exercé un travail dissimulé par dissimulation d’activité ou d’emploi salarié, l’organisme de recouvrement procède à l’annulation des réductions ou exonérations des cotisations ou contributions dont le donneur d’ordre a bénéficié au titre des rémunérations versées à ses salariés. Le donneur d’ordre ou le maître d’ouvrage encourt la même sanction, dans les mêmes conditions, lorsqu’il est constaté qu’il a manqué à l’obligation [dite " de diligence " en cas de situation irrégulière du sous-traitant] mentionnée à l’article L. 8222-5 du code du travail. / L’annulation s’applique pour chacun des mois au cours desquels les conditions mentionnées au premier alinéa du présent article sont vérifiées. Elle est calculée selon les modalités prévues aux deux derniers alinéas de l’article L. 133-4-2, sans que son montant global puisse excéder 15 000 euros pour une personne physique et 75 000 euros pour une personne morale. / Les modalités d’application du présent article, en particulier la manière dont est assuré le respect du principe du contradictoire, sont déterminées par décret en Conseil d’Etat ". L’article L. 8222-1 du code du travail impose, lors de la conclusion d’un contrat ayant pour objet une obligation d’un montant minimum en vue de l’exécution d’un travail, de la fourniture d’une prestation de services ou de l’accomplissement d’un acte de commerce, de vérifier que le cocontractant s’acquitte des formalités dont l’omission caractérise le délit de travail dissimulé. Il impose en outre des vérifications périodiques pendant l’exécution du contrat. En vertu de l’article L. 8222-5 du même code, le donneur d’ordre est tenu d’enjoindre aussitôt à son cocontractant de faire cesser sans délai la situation de travail dissimulé dont il aura préalablement été informé.

3. En premier lieu, la société Autolille a demandé au Conseil d’Etat, à l’appui de son recours, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction issue de la loi du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013. Le Conseil d’Etat, statuant au contentieux a transmis cette question au Conseil constitutionnel le 15 mai 2019. Par sa décision n° 2019-796 QPC du 5 juillet 2019, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions en cause. A la suite de cette décision, la société requérante a expressément abandonné le moyen tiré de ce que le point 6.3 de la circulaire litigieuse réitérerait une disposition législative contraire aux droits et libertés que la Constitution garantit. Il n’y a dès lors plus lieu de l’examiner.

4. En deuxième lieu, aux termes du premier paragraphe de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) ". La société requérante soutient que l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale, réitéré par la circulaire litigieuse, institue une sanction disproportionnée et méconnaît pour ce motif ces stipulations. Toutefois, un tel moyen, qui porte, non sur le contrôle juridictionnel auquel est soumise cette sanction administrative, mais sur la sanction elle-même, est inopérant.

5. En troisième lieu, aux termes de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ". Il résulte des dispositions mentionnées au point 2 que l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale, qui réprime, en vue de lutter contre le recours au travail dissimulé, le manquement par un donneur d’ordre aux obligations de vigilance ou de diligence mises à sa charge par les articles L. 8221-1 et L. 8222-5 du code du travail, poursuit l’objectif d’intérêt général de lutte contre la fraude en matière sociale. Si, dans le cas d’un tel manquement, le donneur d’ordre peut être privé des réductions ou exonérations des cotisations ou contributions dont il a pu bénéficier au titre des rémunérations versées à ses salariés, cette sanction ne s’applique que pour les mois au cours desquels son cocontractant a exercé un travail dissimulé. En outre, il résulte de l’article L. 133-4-2 du code de la sécurité sociale, auquel l’article L. 133-4-5 renvoie, que, lorsque les rémunérations dissimulées au cours du mois sont inférieures à la rémunération mensuelle minimale prévue par la loi, l’annulation des réductions et exonérations est réduite à due proportion par application d’un coefficient égal au rapport entre les rémunérations dues ou versées en contrepartie du travail dissimulé et la rémunération mensuelle minimale. Enfin, le montant de la sanction ne peut, en toute hypothèse, excéder 15 000 euros pour une personne physique et 75 000 euros pour une personne morale. Dans ces conditions, la société requérante n’est pas fondée à soutenir que l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité, réitéré par les dispositions de la circulaire attaquée, instituerait une sanction disproportionnée au regard des exigences de l’intérêt général poursuivi et méconnaîtrait pour ce motif le droit au respect des biens garanti par l’article premier du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

6. En quatrième lieu, aux termes du deuxième paragraphe de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : " Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ". Il résulte des dispositions citées au point 2 que la sanction prévue par l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale ne peut être prononcée que s’il est établi, aux termes de la procédure contradictoire qu’elles prévoient, d’une part, que le donneur d’ordre a manqué aux obligations de vigilance ou de diligence qui s’imposent à lui en vertu des articles L. 8221-1 et L. 8882-5 du code du travail et, d’autre part, que, pendant la même période, son cocontractant a recouru au travail dissimulé. Ces dispositions, qui sanctionnent un comportement distinct de l’infraction de travail dissimulé, lorsque son effet a été de faciliter la réalisation de cette infraction ou d’y contribuer, n’instituent pas, contrairement à ce que soutient la société requérante, une présomption que le donneur d’ordres aurait manqué à ses propres obligations. Il suit de là que la société Autolille n’est, en tout état de cause, pas fondée à soutenir que l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale, réitéré par la circulaire attaquée, méconnaîtrait la présomption d’innocence garantie notamment par l’article 6, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

7. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu’il soit besoin d’examiner la fin de non-recevoir soulevée par l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale tirée du défaut d’intérêt pour agir de la requérante, la société Autolille n’est pas fondée à demander l’annulation pour excès de pouvoir de la décision par laquelle le directeur de cette agence a refusé d’abroger les dispositions figurant au point 6.3 de sa lettre circulaire du 28 mars 2003, relatives à l’application de la sanction prévue à l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale.

8. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la somme que la société requérante demande soit mise à la charge de l’Etat. Il y a lieu de mettre à la charge de la société Autolille, au titre des mêmes dispositions, une somme de 3 000 euros à verser à l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale.

D E C I D E :


Article 1er : La requête de la société Autolille est rejetée.
Article 2 : La société Autolille versera une somme de 3 000 euros à l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Autolille et à l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale.
Copie en sera adressée au ministre des solidarités et de la santé.