CJUE Commission/France

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

15 juin 2006 (*)

« Recevabilité – Discordance entre les motifs et les conclusions de la requête introductive d’instance – Règle selon laquelle une juridiction ne peut statuer ultra petita – Article 49 CE – Réglementation nationale soumettant l’octroi d’une licence aux besoins du marché – Réglementation nationale instaurant une présomption de salariat – Renversement de la charge de la preuve – Pas de ‘modalité procédurale’ au sens de la jurisprudence Peterbroeck – Protection sociale – Coordination de la législation applicable par le règlement (CEE) n°1408/71 – Préemption – Lutte contre le travail dissimulé »

Dans l’affaire C-255/04,

ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 226 CE, introduit le 14 juin 2004,

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme A.‑M. Rouchaud-Joët et M. E. Traversa, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

République française, représentée par M. G. de Bergues et Mme A. Hare, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LA COUR (première chambre),

composée de M. P. Jann (rapporteur), président de chambre, Mme N. Colneric, MM. J. N. Cunha Rodrigues, M. Ilešič et E. Levits, juges,

avocat général : M. M. Poiares Maduro,

greffier : M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1 Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que :

– en soumettant l’octroi d’une licence à une agence de placement des artistes établie dans un autre État membre au critère de l’intérêt de l’activité de l’agence au regard des besoins de placement des artistes,

– en imposant la présomption de salariat à un artiste qui est reconnu comme prestataire de services établi dans son État membre d’origine où il fournit habituellement des services analogues,

la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 CE et 49 CE.

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

2 La présente affaire soulève, outre celle de l’application de l’article 49 CE, des questions concernant la réglementation communautaire en matière de sécurité sociale.

3 L’article 4, paragraphe 1, du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) n° 1606/98 du Conseil, du 29 juin 1998 (JO L 209, p. 1, ci-après le « règlement n° 1408/71 ») prévoit :

« Le présent règlement s’applique à toutes les législations relatives aux branches de sécurité sociale qui concernent :

a) les prestations de maladie et de maternité ;

b) les prestations d’invalidité, y compris celles qui sont destinées à maintenir ou à améliorer la capacité de gain ;

c) les prestations de vieillesse ;

d) les prestations de survivants ;

e) les prestations d’accident du travail et de maladie professionnelle ;

f) les allocations de décès ;

g) les prestations de chômage ;

h) les prestations familiales ».

4 L’article 13, paragraphe 1, du même règlement dispose :

« […] les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément aux dispositions du présent titre. »

5 En vertu de l’article 14 bis, point 1, sous a), du règlement n° 1408/71, une « personne qui exerce normalement une activité non salariée sur le territoire d’un État membre et qui effectue un travail sur le territoire d’un autre État membre demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas douze mois ».

La réglementation nationale

6 La réglementation française en cause en l’espèce concerne, d’une part, l’activité de placement des artistes et, d’autre part, l’activité d’artiste.

Le régime français régissant l’activité de placement des artistes

– La soumission de l’octroi d’une licence aux besoins du marché

7 L’article L. 762-3 du code du travail [loi n° 73-4, du 2 janvier 1973 (JORF du 3 janvier 1973, p. 52)], dans sa version applicable au terme du délai imparti dans l’avis motivé, dispose :

« Un décret en Conseil d’État détermine les conditions d’attribution, de renouvellement et de retrait de la licence d’agent artistique.

Ces conditions concernent la moralité de l’agent artistique, les modalités d’exercice de son activité et l’intérêt de celle-ci au regard des besoins de placement des artistes du spectacle. »

8 À cet effet, l’article R. 762-6 du code du travail, dans sa version applicable au terme du délai imparti dans l’avis motivé, prévoit que « tous documents et renseignements sur la personnalité, la moralité et les activités professionnelles des intéressés, sur les conditions particulières dans lesquelles ceux-ci exerceront ou ont exercé l’activité d’agent artistique ainsi que sur les besoins de placement des artistes du spectacle, sont communiqués aux membres de la commission [consultative créée auprès du ministre chargé du travail en vertu de l’article R. 762-3 du code de travail], lesquels sont tenus de respecter le caractère confidentiel des renseignements dont ils auront ainsi connaissance ».

9 L’article L. 762-3 du code du travail a entre-temps été modifié par la loi n° 2005‑32, du 18 janvier 2005, de programmation pour la cohésion sociale (JORF du 19 janvier 2005, p. 864), et ne contient plus de référence aux besoins du marché.

– L’exigence de passer par l’intermédiaire d’un agent français

10 Aux termes de l’article L. 762-9 du code du travail, dans sa version applicable au terme du délai imparti dans l’avis motivé, « sauf convention de réciprocité entre la France et leur pays, les agents artistiques étrangers ne pourront effectuer le placement d’artistes du spectacle en France sans passer par l’intermédiaire d’un agent artistique français ».

11 Cette disposition a été modifiée par l’ordonnance n° 2001-177, du 22 février 2001, prise pour l’application des articles 43 et 49 du traité instituant la Communauté européenne à la profession d’agent artistique (JORF du 24 février 2001, p. 3024). Depuis cette modification, les agents artistiques établis dans un autre État membre ne sont plus obligés de passer par l’intermédiaire d’un agent français, mais doivent seulement, dans certains cas, obtenir une licence.

– L’exigence d’obtenir une licence

12 Depuis l’ordonnance n° 2001-177, l’article L. 762-9 du code du travail prévoit que « les agents artistiques […] d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen peuvent exercer leur activité en France, dès lors qu’ils obtiennent une licence dans les conditions prévues à l’article L. 762-3 ou qu’ils produisent une licence délivrée dans l’un de ces États dans des conditions comparables ».

– L’exigence d’un établissement en France

13 Selon l’article R. 762-12 du code du travail, dans sa version applicable au terme du délai imparti dans l’avis motivé :

« Tout engagement d’un préposé au placement dans une agence artistique doit être notifié dans le délai d’un mois par le titulaire d’une licence, au directeur départemental du travail et de la main-d’œuvre du département où se trouve le siège de l’agence. […] »

14 L’article R. 762-13 du même code, dans sa version applicable au terme du délai imparti dans l’avis motivé, prévoit :

« Toute agence artistique est tenue de faire parvenir chaque mois, à la direction départementale du travail et de la main‑d’œuvre du département où est situé le siège de l’agence, des renseignements d’ordre statistique sur les placements effectués. […]

[…] »

15 Or, depuis le décret n° 2004-206, du 8 mars 2004, relatif à l’exercice de l’activité d’agent artistique par des ressortissants d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen et modifiant le code du travail (deuxième partie : Décrets en Conseil d’État) (JORF du 10 mars 2004, p. 4685), les articles R. 762-15 et R. 762-17 se limitent à prévoir que les demandes faites par un agent artistique provenant d’un autre État membre doivent préciser, « le cas échéant, le lieu d’implantation des bureaux annexes ou des succursales que l’agent artistique envisage de créer en France ».

Le régime français régissant l’activité d’artiste

16 L’article L. 762-1 du code du travail, dans sa version applicable au terme du délai imparti dans l’avis motivé, établit une présomption de salariat. Aux termes de cet article :

« Tout contrat par lequel une personne physique ou morale s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité, objet de ce contrat, dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce.

Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée au contrat par les parties. Elle n’est pas non plus détruite par la preuve que l’artiste conserve la liberté d’expression de son art, qu’il est propriétaire de tout ou partie du matériel utilisé ou qu’il emploie lui-même une ou plusieurs personnes pour le seconder, dès lors qu’il participe personnellement au spectacle.

[…] »

Les faits et la procédure précontentieuse

17 Après avoir mis la République française en mesure de présenter ses observations, la Commission lui a adressé, le 26 janvier 2000, un avis motivé relevant que certains aspects des régimes nationaux régissant l’activité de placement des artistes et l’activité d’artiste lui semblaient incompatibles avec les articles 43 CE et 49 CE. Elle a, dès lors, invité cet État membre à se conformer à ses obligations résultant du traité CE dans un délai de deux mois à compter de la notification de cet avis motivé. N’étant pas satisfaite de la réponse apportée par les autorités françaises par lettre du 28 avril 2000 et des précisions fournies les 29 décembre 2000, 13 mars 2002, 20 février et 4 septembre 2003, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.

Sur le recours

18 Dans les motifs de sa requête, la Commission invoque deux griefs concernant les régimes français régissant l’activité de placement des artistes et l’activité d’artiste, dont le premier est subdivisé en quatre branches.

19 Les quatre branches du premier grief sont tirées de :

– l’incompatibilité avec les articles 43 CE et 49 CE de la réglementation française, en vigueur au terme du délai imparti dans l’avis motivé, exigeant que les agents de placement des artistes établis dans un autre État membre passent par l’intermédiaire d’un agent français ;

– l’incompatibilité avec l’article 49 CE de la réglementation française, en vigueur au terme du délai imparti dans l’avis motivé, exigeant que les agents de placement des artistes établis dans un autre État membre aient leur siège ou un établissement permanent en France ;

– l’incompatibilité avec l’article 49 CE de la réglementation française, adoptée après le terme du délai imparti dans l’avis motivé, exigeant que les agents de placement des artistes établis dans un autre État membre obtiennent, dans certains cas, une licence auprès des autorités françaises, sans qu’il soit tenu compte des justifications et garanties déjà présentées dans l’État membre d’origine, et

– l’incompatibilité avec l’article 49 CE de la réglementation française, en vigueur au terme du délai imparti dans l’avis motivé, soumettant l’octroi d’une licence aux agents de placement des artistes établis dans un autre État membre aux besoins de placement des artistes.

20 Le second grief est tiré de l’incompatibilité avec l’article 49 CE de la réglementation française, en vigueur au terme du délai imparti dans l’avis motivé, prévoyant que tout contrat par lequel une personne physique ou morale s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production est présumé être un contrat de travail, pour autant que cette réglementation s’applique aux artistes prestataires de services en provenance d’un autre État membre (ci‑après la « présomption de salariat en cause »).

21 Au cours de la procédure écrite, la Commission a renoncé aux première et deuxième branches du premier grief.

22 Le présent recours est ainsi limité à un examen au regard de l’article 49 CE des troisième et quatrième branches du premier grief ainsi que du second grief.

Sur la troisième branche du premier grief, relative à l’exigence d’obtenir, dans certains cas, une licence auprès des autorités françaises sans qu’il soit tenu compte des justifications et garanties déjà présentées dans l’État membre d’origine

23 Le gouvernement français soulève une exception d’irrecevabilité tirée de la discordance entre les motifs et les conclusions de la requête. Selon lui, la troisième branche du premier grief ne figure pas dans les conclusions de la requête.

24 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 21 du statut de la Cour de justice et de l’article 38, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure, il incombe à la Commission d’indiquer, dans les conclusions de la requête déposée au titre de l’article 226 CE, les griefs précis sur lesquels la Cour est appelée à se prononcer (voir, en ce sens, arrêts du 13 décembre 1990, Commission/Grèce, C‑347/88, Rec. p. I-4747, point 28, et du 31 mars 1992, Commission/Danemark, C‑52/90, Rec. p. I‑2187, point 17). Ces conclusions doivent être formulées de manière non équivoque afin d’éviter que la Cour ne statue ultra petita ou bien omette de statuer sur un grief (voir, en ce sens, arrêts du 14 décembre 1962, Meroni/Haute Autorité, 46/59 et 47/59, Rec. p. 783, 801, et du 20 novembre 2003, Commission/France, C‑296/01, Rec. p. I-13909, point 121).

25 Or, il convient de constater en l’espèce que, si la Commission mentionne le grief en question dans les motifs de sa requête, elle ne l’inclut pas dans ses conclusions. Ne figurant pas parmi les griefs qui font l’objet de sa demande, ce grief doit donc être considéré comme irrecevable.

26 Eu égard à ce qui précède, la troisième branche du premier grief est irrecevable.

Sur la quatrième branche du premier grief, relative à la soumission de l’octroi d’une licence aux besoins du marché

Argumentation des parties

27 La Commission fait valoir qu’une réglementation nationale qui soumet l’octroi d’une licence aux agents de placement des artistes établis dans un autre État membre aux besoins de placement des artistes constitue une entrave illicite au droit à la libre prestation des services prévu à l’article 49 CE.

28 Le gouvernement français reconnaît l’existence d’une entrave au droit à la libre prestation de services des agents artistiques établis dans un autre État membre dont se plaint la Commission, mais précise que la disposition en cause a été modifiée entre-temps par la loi n° 2005-32.

Appréciation de la Cour

29 À cet égard, il suffit de constater, ainsi que l’admet d’ailleurs le gouvernement français, qu’une réglementation nationale qui soumet l’octroi d’une licence pour exercer une activité, telle que l’activité de placement des artistes, aux besoins de placement des artistes constitue une entrave en ce qu’elle tend à limiter le nombre de prestataires de services. Or, le gouvernement français n’a fourni aucune raison susceptible de justifier cette entrave.

30 S’agissant de l’argument du gouvernement français tiré d’une modification législative qui aurait eu lieu entre-temps, il convient de rappeler que, dans le cadre d’un recours au titre de l’article 226 CE, l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation dans l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai imparti dans l’avis motivé (voir, notamment, arrêt du 19 mars 2002, Commission/Irlande, C‑13/00, Rec. p. I-2943, point 21).

31 Or, en l’espèce, au terme dudit délai, à savoir le 26 mars 2000, la réglementation française soumettant aux besoins de placement des artistes l’octroi d’une licence aux agents artistiques établis dans un autre État membre n’avait pas encore été modifiée.

32 Par conséquent, la quatrième branche du premier grief est fondée.

Sur le second grief, relatif à la présomption de salariat en cause

Argumentation des parties

33 La Commission fait valoir que la présomption de salariat en cause, qui serait d’ailleurs difficile à renverser, est une entrave à la libre prestation des services dans la mesure où, pour éviter que leur contrat ne soit qualifié de contrat de travail, ce qui impliquerait la soumission au régime de sécurité sociale des travailleurs salariés, ainsi qu’à celui des congés payés, les artistes établis dans un autre État membre doivent prouver qu’ils n’exercent pas un travail subordonné, mais, au contraire, un travail à titre indépendant. Cette entrave serait disproportionnée par rapport aux buts qu’elle poursuit.

34 Le gouvernement français rétorque que ladite présomption ne constitue pas une entrave à la libre prestation des services et serait d’ailleurs facile à renverser. Depuis la circulaire DSS/DACI n° 2001/34 du ministre de l’Emploi et de la Solidarité, du 18 janvier 2001, relative à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes explicitant les notions de droit contenues dans les articles 14, paragraphe 1, sous a), 14 bis, paragraphe 1, sous a), et 14 quater du règlement (CEE) n° 1408/71, la simple fourniture du formulaire E 101 suffirait pour lever la présomption de salariat.

35 En outre, ce gouvernement fait valoir que la présomption de salariat en cause est en tout état de cause justifiée par les motifs d’intérêt général liés à la protection sociale des artistes et à la lutte contre le travail dissimulé.

Appréciation de la Cour

36 À titre liminaire, il convient de préciser que le présent recours se limite aux artistes qui sont reconnus comme prestataires de services établis dans leur État membre d’origine où ils fournissent habituellement des services analogues (ci‑après les « artistes en question »). Il s’agit en outre de personnes qui viennent exercer leur activité en France à titre temporaire et indépendant. Ce recours ne vise donc ni les artistes établis en France (voir, à cet égard, arrêt du 29 avril 2004, Commission/Portugal, C‑171/02, Rec. p. I-5645, point 24), ni les artistes qui exercent leur activité en France de manière dépendante, donc en tant que « travailleurs salariés » au sens du droit communautaire (voir, à cet égard, arrêt du 27 juin 1996, Asscher, C‑107/94, Rec. p. I-3089, point 25). Il s’ensuit que, par le présent recours, la Commission ne met en cause le droit français que pour autant que ce dernier s’applique à des artistes prestataires de services en provenance d’un autre État membre.

37 Selon une jurisprudence constante, l’article 49 CE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’encontre des prestataires de services des autres États membres, mais également la suppression de toute restriction à la libre prestation des services, même si cette restriction s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités des prestataires des autres États membres qui fournissent, dans leur État membre d’origine, légalement des services analogues (voir, en ce sens, arrêts du 25 juillet 1991, Säger, C‑76/90, Rec. p. I-4221, point 12, et du 25 octobre 2001, Finalarte e.a., C‑49/98, C‑50/98, C‑52/98 à C‑54/98 et C‑68/98 à C‑71/98, Rec. p. I-7831, point 28). Cette liberté bénéficie tant au prestataire qu’au destinataire de services (voir arrêts du 31 janvier 1984, Luisi et Carbone, 286/82 et 26/83, Rec. p. 377, point 16, et du 13 juillet 2004, Commission/France, C‑262/02, Rec. p. I-6569, point 22).

38 En l’espèce, il convient de constater que la présomption de salariat en cause constitue, indépendamment de son caractère plus ou moins difficile à réfuter, une entrave à la libre prestation de services au sens de l’article 49 CE. En effet, même si elle ne prive pas stricto sensu les artistes en question de la possibilité d’exercer leur activité en France à titre indépendant, elle entraîne pour ceux-ci, néanmoins, un inconvénient de nature à gêner leurs activités en tant que prestataires. Afin d’éviter que leur contrat ne soit qualifié de contrat de travail, ce qui impliquerait des coûts supplémentaires en raison de l’obligation de payer, en France, des cotisations ou contributions dues au titre de l’affiliation au régime de la sécurité sociale des travailleurs salariés, ainsi que la soumission au régime des congés payés, ils doivent prouver qu’ils n’agissent pas dans le cadre d’un travail subordonné, mais, au contraire, à titre indépendant. Ainsi, la présomption de salariat en cause est de nature à décourager, d’une part, les artistes en question de fournir leurs services en France et, d’autre part, les organisateurs de spectacles français d’engager de tels artistes.

39 À cet égard, le gouvernement français fait valoir que la présomption de salariat en cause ne peut pas constituer une entrave à la libre prestation des services dans la mesure où il s’agit d’une modalité procédurale qui respecte le principe d’effectivité posé par la jurisprudence de la Cour.

40 S’il est vrai que la présomption de salariat en cause constitue, comme toute présomption, une disposition de nature procédurale, force est de constater que la jurisprudence à laquelle fait allusion le gouvernement français ne s’applique pas mécaniquement à toutes les dispositions nationales qui sont de nature procédurale, mais concerne uniquement les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l’effet direct du droit communautaire (voir, notamment, arrêt du 14 décembre 1995, Peterbroeck, C‑312/93, Rec. p. I-4599, point 12). Or, la présomption de salariat en cause en l’espèce n’est pas destinée à assurer des droits tirés du droit communautaire, mais fait, au contraire, obstacle à de tels droits.

41 Le gouvernement français soutient en outre que, depuis l’introduction de la circulaire DSS/DACI n° 2001/34, la simple production du formulaire E 101 suffit pour lever la présomption de salariat en cause pour les artistes en question.

42 Or, à supposer même que ladite circulaire ait effectivement pour conséquence de rendre la présomption de salariat en cause automatiquement inapplicable aux artistes qui bénéficient d’un formulaire E 101, force est de constater que cette circulaire a été adoptée le 18 janvier 2001, donc à une date bien postérieure au terme du délai imparti dans l’avis motivé. Cette circulaire ne saurait donc, en tout état de cause, en rien modifier l’appréciation énoncée au point 38 du présent arrêt.

43 La libre prestation des services peut cependant être limitée par des réglementations nationales justifiées par les raisons mentionnées à l’article 46, paragraphe 1, CE, lu en combinaison avec l’article 55 CE, ou par des raisons impérieuses d’intérêt général (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2004, Commission/France, précité, point 23), pour autant qu’il n’existe pas de mesure communautaire d’harmonisation prévoyant des mesures nécessaires pour assurer la protection de ces intérêts (voir,en ce sens, dans le contexte de la libre circulation des marchandises, arrêt du 5 octobre 1994, Centre d’insémination de la Crespelle, C‑323/93, Rec. p. I-5077, point 31 et jurisprudence citée).

44 Il appartient, en principe, aux États membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de tels intérêts légitimes ainsi que la manière dont ce niveau doit être atteint. Ils ne peuvent cependant le faire que dans les limites tracées par le traité et, en particulier, dans le respect du principe de proportionnalité, qui exige que les mesures adoptées soient propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour qu’il soit atteint (voir, notamment, arrêts précités Säger, point 15, et du 13 juillet 2004, Commission/France, point 24).

45 En l’espèce, il convient donc, afin d’apprécier le bien-fondé du second grief invoqué par la Commission, d’examiner si la présomption de salariat en cause, impliquant la soumission au régime de sécurité sociale des travailleurs salariés ainsi qu’à celui des congés payés, peut être justifiée au regard de l’une des raisons mentionnées au point 43 du présent arrêt et si cette mesure est proportionnée aux objectifs recherchés, ou bien s’il existe des mesures communautaires d’harmonisation qui excluent une telle justification.

46 Le gouvernement français fait valoir à cet égard que ladite présomption est justifiée par deux exigences impérieuses d’intérêt général, à savoir, en premier lieu, la protection sociale des artistes en question et, en second lieu, la lutte contre le travail dissimulé.

47 S’agissant, en premier lieu, de la protection sociale des artistes en question, il n’est certes pas exclu que, à l’instar des travailleurs salariés, les travailleurs non salariés, tels que les prestataires de services, puissent avoir besoin de mesures spécifiques pour garantir une certaine protection sociale (voir en ce sens, en matière de liberté d’établissement, arrêt du 15 février 1996, Kemmler, C‑53/95, Rec. p. I‑703, point 13). Ainsi, la protection sociale des prestataires de services peut, en principe, relever des raisons impérieuses d’intérêt général qui peuvent justifier une restriction à la libre prestation de services.

48 Toutefois, en ce qui concerne, d’une part, la garantie d’une sécurité sociale, il convient de rappeler que la question spécifique de la législation applicable en matière de sécurité sociale des prestataires de services fait l’objet d’une coordination communautaire. En effet, il ressort de l’article 13, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71, lu en combinaison avec les articles 4 et 14 bis, point 1, sous a), de ce même règlement, que les personnes qui exercent normalement une activité non salariée sur le territoire d’un État membre et qui effectuent temporairement un travail sur le territoire d’un autre État membre demeurent soumises à la législation du premier État membre. Selon le système instauré par ledit règlement, les artistes en question bénéficient donc de la sécurité sociale que prévoit leur État membre d’origine et non de celle prévue par l’État membre de destination, protection qu’ils peuvent d’ailleurs prouver par un certificat type, dit « certificat E 101 » (voir, en ce sens, arrêt du 30 mars 2000, Banks e.a., C‑178/97, Rec. p. I-2005, points 33 et 34).

49 Dans ces conditions, la République française n’est pas fondée à soumettre les artistes en question à son propre régime de sécurité sociale (voir, en ce sens, arrêt Banks e.a., précité, points 41 et 42).

50 En ce qui concerne, d’autre part, le droit aux congés payés, il convient d’observer que la directive 93/104/CE du Conseil, du 23 novembre 1993, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (JO L 307, p. 18), prévoit des règles en matière de congés payés. Toutefois, ces règles concernent uniquement les travailleurs salariés et non pas les prestataires de services.

51 Si la question des congés payés pour les artistes en question n’est donc pas harmonisée au niveau communautaire et si la République française garde ainsi, en principe, la faculté de prévoir une telle protection, il convient néanmoins de constater qu’un droit à des congés payés pour des prestataires de services (institué soit de manière indirecte par une présomption de salariat, soit de manière directe) est difficile à concilier avec le concept d’une activité à titre d’indépendant. Le droit à des congés payés par l’employeur est, en effet, une des prérogatives les plus importantes et caractéristiques du travail salarié. En revanche, l’activité à titre d’indépendant se caractérise précisément par l’absence d’un tel droit à des congés payés.

52 S’agissant, en second lieu, de l’objectif de lutte contre le travail dissimulé, il convient de constater que la circonstance que les artistes sont normalement engagés de manière intermittente et pour de courtes périodes par différents organisateurs de spectacles ne saurait, à elle seule, fonder un soupçon général de travail dissimulé. Il en est d’autant plus ainsi que les artistes en question sont reconnus comme prestataires de services établis dans leur État membre d’origine où ils fournissent habituellement des services analogues.

53 Dans ces circonstances, ainsi que le suggère la Commission, il suffirait d’instaurer un régime de contrôle a posteriori accompagné de sanctions dissuasives pour éviter et identifier des cas individuels d’utilisation de faux statuts d’amateur ou de bénévole pour lutter efficacement contre le travail dissimulé.

54 Eu égard à tout ce qui précède, le second grief est fondé.

55 En conséquence, il convient de constater que :

– en soumettant l’octroi d’une licence aux agents de placement des artistes établis dans un autre État membre aux besoins de placement des artistes et

– en imposant une présomption de salariat aux artistes qui sont reconnus comme prestataires de services établis dans leur État membre d’origine où ils fournissent habituellement des services analogues,

la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE.

Sur les dépens

56 Aux termes de l’article 69, paragraphe 3, du règlement de procédure, la Cour peut répartir les dépens ou décider que chaque partie supporte ses propres dépens si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. Les parties ayant succombé respectivement sur plusieurs chefs, il y a lieu de décider que chaque partie supporte ses propres dépens.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête :

1) – En soumettant l’octroi d’une licence aux agents de placement des artistes établis dans un autre État membre aux besoins de placement des artistes et

– en imposant une présomption de salariat aux artistes qui sont reconnus comme prestataires de services établis dans leur État membre d’origine où ils fournissent habituellement des services analogues,

la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE.

2) Le recours est rejeté pour le surplus.

3) La Commission des Communautés européennes et la République française supportent leurs propres dépens.

Signatures