Faux travailleur indépendant

Cour de cassation

chambre criminelle

Audience publique du 16 novembre 1999

N° de pourvoi : 98-85183

Non publié au bulletin

Rejet

Président : M. GOMEZ, président

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le seize novembre mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, a rendu l’arrêt suivant :

Sur le rapport de Mme le conseiller SIMON, les observations de la société civile professionnelle PIWNICA et MOLINIE et de Me de NERVO, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général LAUNAY ;

Statuant sur le pourvoi formé par :

 X... Didier,

 LA SOCIETE TRANSBENNES ORGANISATION TBO,

contre l’arrêt de la cour d’appel de POITIERS, chambre correctionnelle, en date du 4 juin 1998, qui, pour marchandage et travail illégal par dissimulation d’emplois salariés, les a condamnés, le premier à 8 mois d’emprisonnement avec sursis et 10 000 francs d’amende, la seconde à 50 000 francs d’amende, a ordonné la publication et l’affichage de la décision, et a prononcé sur les intérêts civils ;

Vu les mémoires produits en demande et en défense ;

Sur le premier moyen de cassation présenté pour la société TBO, pris de la violation des articles 411, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;

” en ce que la cour d’appel a déclaré la société Transbennes Organisation coupable de marchandage et de travail clandestin, l’a condamnée à une amende de 50 000 francs, a ordonné des mesures de publication et d’affichage et l’a condamnée à payer des dommages-intérêts à la partie civile ;

” alors qu’aux termes de l’article 411, alinéa 2, du Code de procédure pénale, le défenseur ne peut être entendu en l’absence du prévenu que si ce dernier a demandé par lettre adressée au président et jointe au dossier de la procédure, à être jugé en son absence ; qu’il résulte des mentions de l’arrêt que la société TBO, citée en qualité de prévenue, a été représentée par son avocat qui a déposé des conclusions et a été entendu en sa plaidoirie, cependant qu’il ne résulte ni des mentions de la décision attaquée, ni des pièces de la procédure, que la société TBO ait adressé au président la lettre exigée par le texte susvisé portant dispense de comparution “ ;

Sur le deuxième moyen de cassation présenté pour la société TBO, pris de la violation des articles 513 du Code de procédure pénale, et 6. 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble violation des droits de la défense ;

” en ce qu’il résulte des mentions de l’arrêt que l’avocat de la société Transbennes Organisation, citée en qualité de prévenue, n’a pas eu la parole en dernier ;

” alors que la règle selon laquelle le prévenu ou son conseil auront toujours la parole en dernier domine tout débat pénal et fait partie intégrante du procès équitable et que sa violation porte, par elle-même, atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne “ ;

Les moyens étant réunis ;

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué que le prévenu Didier X... comparant à l’audience a été entendu, ainsi que son avocat qui a déposé des conclusions ; que l’avocat de la société demanderesse a présenté les moyens de défense de ladite société et a déposé des conclusions en sa faveur ; qu’après les réquisitions du ministère public et la plaidoirie de l’avocat de la partie civile, le prévenu Didier X... a eu la parole le dernier ;

Attendu qu’en cet état, la société TBO, poursuivie pénalement des chefs de marchandage et de travail clandestin, ne saurait faire grief à la cour d’appel d’avoir statué contradictoirement à son égard et de n’avoir pas donné la parole en dernier à l’avocat choisi par le mandataire de justice désigné pour la représenter à tous les actes de la procédure, dès lors, qu’en l’absence à l’audience de ce mandataire de justice, les juges n’étaient pas tenus d’entendre ledit avocat et qu’un pourvoi ayant été formé dans le délai légal contre l’arrêt rendu, qui a répondu aux conclusions déposées par cet avocat, aucune atteinte n’a été portée aux intérêts de la demanderesse ;

D’où il suit que les moyens ne sauraient être accueillis ;

Sur le troisième moyen de cassation présenté pour Didier X... et pour la société TBO, pris de la violation des articles 1134 du Code civil, L. 125-1, L. 152-3, L. 324-9, L. 324-10, L. 324-11 et L. 362-3 du Code du travail, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;

” en ce que l’arrêt attaqué a déclaré Didier X... et la société Transbennes Organisation coupables de marchandage et de travail clandestin ;

” aux motifs que le directeur général de la société TBO, entreprise de travaux publics employant 23 salariés, Didier X..., faisait paraître courant décembre 1994 une annonce indiquant notamment “ Société de travaux publics recherche patrons-chauffeurs. Nous pouvons vous financer l’ensemble tracteur plus semi-benne avec contrat de travail de quatre ans “ ; que répondant à cette annonce Edmond Y..., transporteur routier inscrit au registre du commerce, n’ayant aucun salarié, signait trois contrats avec la société TBO le 19 décembre 1994 ; le premier intitulé “ contrat de travaux “ par lequel

la société TBO confiait à Edmond Y..., en qualité d’entreprise sous-traitante, l’évacuation de déblais et gravats sur des chantiers, prévoyant en son article 3-1 qu’Edmond Y... s’engage à réserver à la société TBO ses services à titre exclusif, un “ contrat de location de matériel portant sur la location pour une durée de 4 ans par Edmond Y... d’un tracteur Volvo et de sa semi-remorque, moyennant le versement d’un loyer mensuel de 14 000 francs et d’une somme de 50 000 francs par Edmond Y... à titre de dépôt de garantie de l’exécution des charges et conditions du contrat, que la société TBO s’engageait à rembourser en fin de location, le dépôt de garantie devant rester acquis à la société TBO à titre de clause pénale, en cas de résiliation du contrat, et une promesse de vente du matériel loué au profit d’Edmond Y... au terme du contrat de location ; que diverses difficultés surgissaient au cours de l’exécution de ces contrats entre Edmond Y... et la société TBO ;

qu’Edmond Y... saisissait les services de l’inspection du travail qui, à l’issue de leurs investigations, considéraient que “ travaillant dans le cadre d’un service organisé par l’entreprise TBO, au profit et sous les directives de cette dernière, et se trouvant par ailleurs, dans un état de dépendance économique totale, Edmond Y... relevait du statut de travailleur salarié et non de celui de travailleur non salarié “ et que dès lors avaient été commises des infractions de marchandage de main-d’oeuvre et de travail clandestin par dissimulation de salarié, imputable à Didier X..., président directeur-général de la société TBO ; qu’il y a lieu en premier lieu, de relever que le contrat de travaux contient expressément en son article 3-1 une clause d’exclusivité précise et dépourvue de toute ambiguïté ; que cette clause est prévue au contrat de travaux et non au contrat de location de matériel ; qu’Edmond Y... a travaillé exclusivement pour la société TBO jusqu’en mai 1995 ; que la clause d’exclusivité n’avait aucun intérêt pour lui ; que le contrat de travaux contenait en son article 3-1 l’indication d’une disponibilité totale et permanente d’Edmond Y... au profit de la société TBO ; qu’il résulte de l’article 3-2 de ce même contrat que cette disponibilité s’étendait au matériel loué par ailleurs, c’est-à-dire au camion et à la semi-remorque loués par le deuxième contrat ; que cette disponibilité du camion et de la semi-remorque s’accompagnait de nombreuses contraintes particulières relatives à l’entretien et à l’utilisation de ce matériel ; que le respect effectif de ses obligations par Edmond Y..., au regard de l’entretien et de l’utilisation du matériel loué a été contrôlé par la société TBO ; que ces différents éléments laissent apparaître une

absence totale de maîtrise d’Edmond Y..., locataire, sur le matériel loué ; qu’au regard de ces exclusivités, totale disponibilité et absence de maîtrise sur le matériel utilisé, il apparaît une totale dépendance d’Edmond Y... par rapport à la société TBO, outre une absence d’initiative d’Edmond Y... dans l’organisation et l’exécution de son travail ; que les lettres adressées par la société TBO à Edmond Y... contenaient l’indication que celui-ci devait “ respecter impérativement les consignes données sur les chantiers “ par les conducteurs de travaux ou les conducteurs d’engins, représentant la société TBO, “ en particulier les consignes concernant les endroits “ de déchargement ; qu’il résulte de ces éléments que ce sont de véritables ordres qui étaient donnés à Edmond Y..., comme à un salarié, notamment sur ses horaires de travail sur les chantiers, avec contrôle de ses heures de présence sur les chantiers, indépendamment des heures d’ouverture et de fermeture de ceux-ci ; qu’au regard de ces conditions de travail, la qualité de travailleur indépendant d’Edmond Y... ne ressort pas des bons de travaux qui devaient être signés par le chauffeur et le client de chaque chantier, ou par les bons de décharge, ces bons ne laissant apparaître que la dénomination de la société TBO au nom de qui ils sont établis ; que la rémunération d’Edmond Y..., dont l’article 4 du contrat de travaux indiquait qu’elle devait s’effectuer “ au tour “, le prix du tour étant arrêté dans l’avenant particulier à chaque chantier ; que force est toutefois de constater alors, qu’Edmond Y... indique que le prix du tour ne lui était

fourni qu’après exécution du travail sur les différents chantiers considérés, qu’aucun avenant relatif à chaque catégorie de chantier n’a été établi ; qu’en ce qui concerne la rémunération d’Edmond Y..., elle a trait à la durée de son travail, à la journée ou à la demi-journée, alors par ailleurs qu’il résulte de l’examen des éléments de facturation figurant au dossier, en particulier les avis de crédit de TBO, les factures d’Edmond Y... et les relevés de factures et d’avis de crédit dressés par TBO, que le montant de la rémunération était arrêté par la société TBO seule ; qu’il résulte suffisamment de ces éléments qu’Edmond Y..., n’ayant aucune autonomie réelle, était ainsi amené à travailler pour le compte exclusif de la société TBO, sous la subordination étroite de laquelle il se trouvait, tant au regard de ses conditions de travail, que de l’utilisation du matériel nécessaire pour l’exécuter et de la rémunération de son travail ; qu’il apparaît que les caractéristiques de la convention intervenue entre la société TBO et Edmond Y... le 19 décembre 1994, intitulée “ contrat de travaux “ sont en réalité celles d’un contrat de travail liant Edmond Y... à la société TBO ;

” alors que pour déterminer si un contrat constitue un contrat de travail ou un contrat d’entreprise, les juges doivent avoir égard à la situation respective des parties tant au moment de la conclusion du contrat que lors de son exécution ; que dans leurs conclusions régulièrement déposées, les demandeurs faisaient valoir que, lors de la conclusion des conventions intervenues entre lui-même et la société TBO le 19 décembre 1994, Edmond Y... était déjà inscrit au registre des métiers, qu’il cotisait auprès de la caisse régionale des artisans et commerçants des pays de la Loire et de la caisse d’assurance vieillesse de Loire-Atlantique et Vendée et disposait d’un compte professionnel et que, pour l’exécution des conventions, il facturait ses prestations sous le régime de la TVA et acceptait des traites, tous éléments qui caractérisent la situation d’entrepreneur indépendant, et qu’en omettant de s’expliquer sur ces arguments péremptoires, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

” alors que la qualification d’un contrat repose sur la commune intention des parties ; qu’ainsi que le soutenait les demandeurs, le contrat de travaux a été signé et accepté par Edmond Y... en qualité d’entreprise sous-traitante ; que ce contrat n’obligeait aucunement ce dernier à exécuter personnellement les travaux qui lui étaient confiés en cette qualité ; qu’il avait toute faculté de se substituer toute autre personne pour les exécuter ;

qu’il restait libre de refuser tel ou tel chantier ; que la mission qui lui était confiée était définie avec précision dans le contrat de sous-traitance et que le mode de rémunération était fixé “ au tour “, chantier par chantier, c’est-à-dire de manière forfaitaire, tous éléments qui excluaient par eux-mêmes la notion de subordination juridique inhérente à tout contrat de travail et que, dès lors, en refusant d’examiner ces arguments et d’en déduire que la convention de travaux signée par les parties était un contrat d’entreprise, la cour d’appel a, derechef, privé sa décision de base légale ;

” alors que le respect par le sous-traitant des consignes données par l’entrepreneur principal sur les chantiers pour la bonne organisation de ceux-ci n’est pas en lui-même de nature à exclure la qualification de contrat d’entreprise “ ;

Sur le quatrième moyen présenté pour Didier X..., pris de la violation des articles 121-3 du Code pénal, L. 125-1, L. 152-3, L. 324-9, L. 324-10, L. 324-11 et L. 362-3 du Code du travail, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;

” en ce que l’arrêt attaqué a déclaré Didier X... coupable de marchandage et de travail clandestin ;

” aux motifs que Didier X..., président directeur-général de la société TBO, qui a signé les contrats du 19 décembre 1994, surveillait les conditions de travail d’Edmond Y..., signant les différents courriers adressés à ce dernier par la société TBO, est l’organe dirigeant de l’entreprise qui a voulu avoir recours aux services d’Edmond Y... dans les conditions décrites ci-dessus ;

” alors qu’il résulte des dispositions combinées des articles 121-3 du Code pénal, L. 125-1, L. 324-9 et L. 324-10 du Code du travail que les délits de marchandage et de travail clandestin ne sont constitués qu’autant que ces textes ont été violés en connaissance de cause par le prévenu, et qu’en ne constatant pas l’élément moral des infractions poursuivies dans la personne de Didier X... et en se bornant à faire état de ce que l’entreprise avait voulu avoir recours aux services d’Edmond Y..., la cour d’appel n’a pas justifié ses déclarations de culpabilité à l’encontre de Didier X... ;

” alors que dans ses conclusions régulièrement déposées, le demandeur faisait valoir qu’il avait été induit en erreur tant par l’attitude d’Edmond Y... qui s’était toujours présenté comme un travailleur indépendant, que par les conseils d’un professionnel du droit qui avait établi les contrats critiqués, et qu’en omettant de s’expliquer sur ces chefs péremptoires des conclusions du demandeur, la cour d’appel n’a pas mis la Cour de Cassation en mesure de s’assurer de la légalité de sa décision “ ;

Sur le cinquième moyen de cassation présenté par la société TBO, pris de la violation des articles 121-2 et 121-3 du Code pénal, L. 125-1, L. 152-3, L. 324-9, L. 324-10, L. 324-11 et L. 362-3 du Code du travail, 591 et 593 du Code de procédure pénale, manque de base légale ;

” aux motifs que Didier X..., président directeur-général de la société TBO, qui a signé les contrats du 19 décembre 1994, surveillait les conditions de travail d’Edmond Y..., signant les différents courriers adressés à ce dernier par la société TBO, est l’organe dirigeant de l’entreprise qui a voulu avoir recours aux services d’Edmond Y... dans les conditions décrites ci-dessus ;

” alors qu’il résulte de l’article 121-2 du Code pénal que les personnes morales ne peuvent être déclarées pénalement responsables que s’il est établi qu’une infraction a été commise, pour leur compte, par leurs organes ou représentants, et qu’en constatant l’élément moral des infractions poursuivies directement dans la personne de la société TBO, sans rechercher préalablement si cet élément moral était constitué dans la personne de Didier X... et de son président directeur-général, la cour d’appel a méconnu le principe susvisé “ ;

Les moyens étant réunis ;

Attendu que pour déclarer, tant Didier X..., président directeur 4général de la société TBO, que ladite société, personne morale, coupables des délits de marchandage et de travail clandestin par dissimulation d’un salarié, la cour d’appel prononce par les motifs partiellement reproduits aux moyens ;

Attendu qu’en l’état de ces motifs, fondés sur son appréciation souveraine des faits et circonstances de la cause et des éléments de preuve contradictoirement débattus, la cour d’appel, qui a analysé les conditions d’exercice de l’activité d’Edmond Y... et caractérisé, comme elle le devait, la véritable nature des conventions intervenues entre les parties, a justifié sa décision sans encourir les griefs allégués, dès lors qu’elle a relevé qu’en établissant et signant ces conventions, Didier X... a eu sciemment recours à une opération à but lucratif de main-d’oeuvre et s’est volontairement soustrait à l’obligation d’accomplir les formalités prévues par les articles L. 143-3, L. 143-5 et L. 620-3 du Code du travail, et qu’elle a constaté que Didier X..., organe de la société TBO, a agi pour le compte de ladite société ;

Que les moyens ne sauraient, dès lors, être admis ;

Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;

REJETTE le pourvoi ;

Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;

Etaient présents aux débats et au délibéré, dans la formation prévue à l’article L. 131-6, alinéa 4, du Code de l’organisation judiciaire : M. Gomez président, Mme Simon conseiller rapporteur, M. Milleville conseiller de la chambre ;

Avocat général : M. Launay ;

Greffier de chambre : Mme Nicolas ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;

Décision attaquée : cour d’appel de Poitiers chambre correctionnelle , du 4 juin 1998